Article paru dans Travailleurs immigrés en lutte, n° 31, 15 avril – 15 mai 1979, p. 10-12
A la suite de nos différentes prises de position dans de précédents numéros de TIL sur la question de l’oppression des femmes, il semble qu’un certain nombre de points ont été mal compris par ceux qui nous lisent. C’est à différents arguments les plus fréquemment entendus, notamment dans la brochure des « Femmes Algériennes en Lutte » et dans la réponse qu’elles nous font, que nous voudrions répondre ici : la question du travail à l’extérieur comme moyen de libération des femmes, et celle des droits élémentaires à conquérir. Par ailleurs, nous aborderons dans un prochain numéro le problème de l’organisation des femmes et de son autonomie.
Un préalable
Nous n’avons jamais nié qu’il existe bel et bien une oppression spécifique des femmes : qu’elle soit fille de ministre ou fille d’ouvrier, la femme connaît toujours les humiliations de la rue, du mariage forcé, de la tutelle du père ou du mari, et souffre tout aussi unanimement des traditions étouffantes qui font d’elle une mineure. Il est certain sans doute par ailleurs, que si elle a de nombreux points communs, cette oppression spécifique est radicalement différente selon les classes : une bourgeoise aura toujours plus de moyens de s’en sortir qu’une femme de la classe ouvrière, sur laquelle pèse bien davantage la misère matérielle de la famille et les traditions rétrogrades.
Cette oppression, et les traits caricaturaux qu’elle peut prendre dans certains pays comme l’Algérie (voile, dot, claustration, répudiation, polygamie, etc…), fait partie de la barbarie du capitalisme, et ne pourra disparaître qu’avec lui.
Ceci dit, un autre problème tout à fait différent est celui de savoir quelle classe porte en elle la possibilité de faire disparaître cette oppression. Quand nous disons que seules les femmes de la classe ouvrière ont un intérêt objectif à leur libération, c’est-à-dire au renversement du capitalisme, cela ne veut pas dire bien sûr que nous rejetons les femmes des autres classes qui rompraient avec leur milieu et ses privilèges. Cependant, il est clair que les femmes bourgeoises et petites-bourgeoises ne peuvent à la fois se prévaloir de leur appartenance à la classe dominante, exploiteuse, et à la fois lutter contre ce qui est un des fondements de cette domination : la division des travailleurs entre les sexes, la famille bourgeoise, la religion, la mise en tutelle des femmes, etc… En d’autres termes, il faut choisir.
Or, il n’y a pas trente-six moyens de lutter contre son oppression :
ou bien tenter d’aménager son sort à l’intérieur du capitalisme, ou bien détruire celui-ci.
Travailler à l’extérieur suffit-il à la femme pour se libérer ?
« Femmes Algériennes en Lutte » n’ont pas compris ou déforment nos positions quand elles écrivent : (p 45 de leur brochure) « Il faudrait raisonner à partir de cette réalité, plutôt que d’ affirmer comme T.I.L. que la libération des femmes de la classe ouvrière réside dans la possibilité de trouver un emploi » (!).
Est-il besoin de souligner que nous n’avons jamais fait de telles affirmations… Nous avons toujours dit que même la femme au travail, à l’usine ou au bureau, connaissait une exploitation propre à sa condition de femme : les bas salaires, l’insécurité de l’emploi, les difficultés de syndicalisation, la double journée de travail, les humiliations des petits chefs, etc.. Il serait donc tout à fait absurde de présenter l’accession au monde économique pour les femmes comme la panacée universelle susceptible de les faire sortir de leur misère actuelle, d’autant plus d’ailleurs que tout le monde sait que plus de 70 % des femmes en Algérie n’ont pas la possibilité actuellement d’obtenir un travail !
Cela ne nous empêche pas pour autant de penser que lutter pour le droit au travail est une revendication primordiale dans le combat des femmes. Outre le fait qu’une femme qui travaille a la possibilité de devenir financièrement indépendante (même si cette indépendance a ses limites), de sortir des limites débilitantes de son foyer, de prendre conscience de sa solidarité de classe avec les autres travailleuses qu’elle côtoie, elle acquiert une arme décisive : celle de pouvoir s’attaquer au cœur du capitalisme, à ses usines, à ses moteurs, à sa production, à tout ce qui en un mot fait marcher le capital et prospérer la bourgeoisie.
Sans le travail et la soumission des classes laborieuses, il n’y a pas de bourgeoisie. Le prolétariat a un instrument décisif entre les mains : c’est lui qui fait tourner les machines, et peut les arrêter s’il le veut, c’est lui qui produit les richesses nationales. C’est pourquoi les femmes qui accèdent à la production accèdent du même coup au moyen de leur libération : mais ce n’est là bien sûr qu’un premier pas, et la lutte des femmes de la classe ouvrière est particulièrement dure et semée d’embûches.
Elles doivent en effet lutter sur plusieurs fronts : d’une part aux côtés des travailleurs pour le renversement du capitalisme, et d’autre part bien souvent pour la prise en compte par les organisations ouvrières et par les travailleurs de leurs revendications spécifiques en tant que femmes opprimées. Il s’agit donc d’un double combat, et nous n’en avons jamais nié la nécessité profonde, bien au contraire.
Droits élémentaires ou révolution, une alternative radicale !
Maintenant cela ne veut pas dire, loin de là, que nous reléguons à un plan secondaire les femmes des classes laborieuses qui sont enfermées chez elles entre la cuisine, le ménage et la lessive, ni les étudiantes révoltées contre leur condition, etc. Il existe de multiples formes de luttes et de structures susceptibles d’organiser ces femmes et de leur permettre de prendre conscience de leur oppression : comités de quartiers, d’usines, de chômeuses, groupes larges non-mixtes, etc…
La seule importance décisive réside dans les objectifs qu’ils se fixeront. Il ne suffit pas, en effet, comme le font « Algériennes en Lutte », d’affirmer que « se battre pour les droits élémentaires, c’est déjà assurer la destruction de la famille, et en ce sens, ce ne peut pas être une lutte de réformes » ; ou ailleurs : que les femmes petites-bourgeoises « expriment dans leur lutte un processus inconscient (sic) où la dynamique anticapitaliste détruira la famille » ; ou encore que la revendication du droit au travail pour la femme n’est, pas satisfaite en Algérie, parce que la bourgeoisie algérienne sait, « elle, que cette revendication bouleverserait tous les rapports traditionnels en vigueur au sein de la famille ».
Rappelons que plus de 40% des femmes travaillent dans les pays européens, et que c’est là d’ailleurs une tendance historique du capitalisme que d’intégrer toujours plus les femmes au monde du travail ; qu’en outre ces femmes ne portent pas de voile, ne subissent pas les mêmes traditions écrasantes : or, dans ces pays, la famille bourgeoise n’en est pas pour autant encore détruite, que nous sachions, ni le capitalisme renversé ou mis à mal !
Ensuite, même si la bourgeoisie algérienne pouvait accorder un certain nombre de droits démocratiques, tels que la femme ne soit plus considérée comme mineure sur le plan juridique, qu’elle ne porte plus le voile, qu’elle ait un accès plus facile au travail, un salaire égal à ceux des hommes, que la dot n’existe plus, qu’elle puisse accéder aux postes dirigeants ou à certaines responsabilités politiques et sociales, que les crèches et certains services soient multipliés, comme cela existe déjà dans certains pays occidentaux : tout cela, disons-nous, si tant est que ces droits soient même envisageables, ne remettrait pas en cause le capitalisme, ni l’oppression fondamentale des femmes. Il faut bien voir que de tels combats, s’ils peuvent servir ponctuellement à un grand nombre de femmes de prendre conscience de leur oppression, n’ont rien en eux-mêmes d’anti-capitalistes ! Il faut voir également que la bourgeoisie, aussi démagogue soit-elle, ne fera jamais disparaître, pressée par les luttes féministes que les traits les plus grossiers de cette oppression : c’est par la division entre les sexes, entre autres bien sûr, qu’elle réussit à maintenir sa domination…
C’est pourquoi il est gratuit de dire que le combat pour les droits
élémentaires rejoint celui de la classe ouvrière : rejoindre le combat
des classes laborieuses, c’est lutter pour la prise du pouvoir par les
travailleurs, pour la construction d’un parti révolutionnaire assez fort
pour pouvoir résister aux assauts de la bourgeoisie, etc… La lutte des
femmes, en dehors de ces objectifs, ne peut qu’arriver à remettre en cause les aspects les plus caricaturaux de leur écrasement… sans toucher à ses raisons fondamentales.