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Une page de la guerre de classe du prolétariat : les « émeutes raciales » des Etats-Unis

Article paru dans Le Prolétaire, n° 46, septembre 1967, p. 1-4

Où est le véritable problème ?

Si même sur le moment la violence des émeutes noires effraie « le petit blanc » américain et pose quelques problèmes aux sociologues et aux politiciens qui s’interrogent sur ses causes, elle est considérés en fin de compte par l’opinion publique comme un cataclysme d’ordre naturel, qu’on taxe de racial : elle n’ébranle pas plus la société qu’un tremblement de terre et les forces de l’ordre sont suffisamment puissantes pour garantir la sécurité des citoyens bien pensants contre les éléments sporadiquement déchaînés.

Pourtant l’ « analyste intelligent », blanc ou noir comme le Dr Wright, président de la conférence du « Black Power » à Newark, décèle les causes profondes, les causes sociales sous la question « raciale » : le chômage endémique, les emplois subalternes, les salaires inférieurs des Noirs regroupés en ghettos sordides dans les villes industrielles de l’Amérique du Nord. Il peut même comprendre, comme Duverger, que l’égalité juridique n’est rien sans l’égalité économique. Mais pour le bourgeois « intelligent », blanc ou noir, le problème qui se pose est de savoir si les Noirs pourront se constituer en groupe de pression politique homogène pour imposer à l’Etat américain des réformes de la législation sociale dans le but d’atteindre à un équilibre racial : il ne sort pas de la notion de race, considère la violence comme un mal passager et demeure un réformiste utopique au profit du capital. Nous, marxistes révolutionnaires, nous enlevons à la terrible colère noire ses caractères raciaux dans lesquels les cantonnent les leaders noirs, les bourgeois et petits bourgeois et nous la saluons comme la révolte d’une partie du prolétariat.

Vanité des réformes démocratiques

La question raciale des révoltes du prolétariat noir camoufle la question sociale. Ne voir en elles, comme le font les Blancs, les démocrates en général, qu’une simple question raciale est rassurant : ils situent le conflit sur le plan de l’égalité politique entre Noirs et Blancs et non sur celui de la lutte du prolétaire contre le Capital qui l’exploite de manière affreuse ou le condamne à la faim. Pour les démocrates pleins de « bonne volonté » et qui se veulent anti-racistes, si le Noir se révolte, ce n’est pas parce qu’il est le prolétaire le plus exploité des Etats-Unis, mais parce qu’il n’est pas encore considéré entièrement, à cause des préjugés raciaux, comme un citoyen égal au Blanc. Mais lorsque les « désordres raciaux », qui durent depuis le premier juin, concernent plus d’une vingtaine de villes, entraînent la destruction totale de quartiers entiers de Détroit, dans le Michigan, dont le gouverneur est un ferme partisan de l’égalité raciale, ces mêmes démocrates ne peuvent se rassurer qu’en employant les parachutistes et les hélicoptères pour venir à bout des émeutiers. Eux qui applaudissaient aux marches et pétitions pacifistes, Luther King en tête, hurlent au crime et au vandalisme, se lamentent qu’on détruise un patient travail de réformes ou qu’on n’aille pas assez vite pour satisfaire la « légale et juste revendication de l’égalité des droits civiques » et… emploient la répression armée. L’ignoble mensonge démocratique est démontré par la violence meurtrière des Noirs qui ne peuvent se contenter des lentes victoires juridiques obtenues depuis la guerre de Sécession, quand ils étouffent sous le poids de la misère ou sont écrasés par la répression implacable, « légale et juste » au nom de l’Ordre.

De grands progrès ont été accomplis, depuis dix ans, dans le domaine de l’égalité politique entre Noirs et Blancs. Mais alors, pourquoi les Noirs se révoltent-ils ? Parce que, malgré les droits qui leur ont été accordés, les Blancs n’admettent pas cette égalité ? C’est vrai ! Est-ce alors une question de préjugés raciaux ? Si les Blancs ne considèrent pas les Noirs sur un pied d’égalité, cela provient de ce que les Noirs sont économiquement inférieurs, et donc « méprisables ». Le mépris dans lequel ils sont tenus est dû à leur condition sociale et non à la couleur de leur peau : le Noir parvenu est aussi « respectable » que le Blanc.

Eveil prolétarien des Noirs d’Amérique

Libérés de l’esclavage dans les plantations du Sud lors de la guerre de Sécession, les Noirs ont pu croire que la cause de la démocratie était aussi la leur et qu’ils pourraient enfin sortir de l’assujettissement ancestral dans lequel leur race était maintenue. En fait, la lutte pour la démocratie coïncidait avec le développement de l’industrie et de la libre-entreprise, et l’abolition de l’esclavage avec l’entassement dans les quartiers pouilleux des villes du Nord d’un sous-prolétariat noir dans lequel, remplaçant le planteur patriarcal, le patron capitaliste puisait une main-d’œuvre « libre » de se vendre à bon marché pour les besognes dont les Blancs ne voulaient plus. A la liberté illusoire que donne à tout homme la démocratie, se joignait un nouvel esclavage, plus exténuant, celui du Capital. Au lot d’être d’anciens esclaves devenus une force de travail à vil prix s’ajoutait le « péché » d’être Noirs, la « négritude », avec l’infamie d’une ségrégation sociale et politique plus ou moins franche. Si les Noirs vivent en communauté, ce n’est pas tant par esprit de solidarité entre hommes de même couleur que pour des raisons historiques et sociales : la bourgeoisie et la démocratie ne les ont-elles pas cantonnés dans la même misère ? Ils servent d’armée industrielle de réserve au Capital : il les utilise comme vils manœuvres ou comme chair à canon dans la guerre du Vietnam, puis les licencie en priorité en cas de récession, les renvoyant dans leurs ghettos sous la matraque des policiers. Ils jouent le même rôle aux Etats-Unis que les Nord-Africains en Europe : la malédiction qui pèse sur eux n’est pas celle de la race, mais des lois économiques du capitalisme qui, en période de plein emploi, recourt à une main-d’œuvre marginale désarmée et qui, en période de crise, la rejette avec insouciance parmi les parias.

Les Noirs d’Amérique ont pu s’illusionner pendant des décennies, sous la conduite de chefs vénaux, et croire que la démocratie avait une âme, qu’elle entendrait leurs implorations pour l’égalité civique et politique. Pourtant c’est au moment précis où ils y atteignent qu’ils se voient contraints à l’action directe par l’incendie et le coup de feu ; c’est précisément dans des villes comme Newark et Detroit, où la ségrégation est à peu près inexistante, la disparité des salaires entre Blancs et Noirs moindre qu’ailleurs que la lutte éclate : qu’est-ce à dire, sinon que la fameuse « égalité » juridique n’a en rien entamé la condition prolétarienne des Noirs, et pour cause : toute la société américaine ne repose-t-elle pas sur l’exploitation de la classe ouvrière, à laquelle le travailleur blanc lui-même ne saurait échapper ? La révolte noire n’est donc pas un fait « racial », mais bel et bien l’amorce d’une lutte de classe.

L’impasse raciste du « Black Power »

Face à cette réalité, comment réagissent les « leaders » noirs ? Contraints, par la situation, à prendre des allures extrémistes pour ne pas perdre leur prestige, certains, comme le Docteur Wright, déplorent cette violence et s’efforcent de la canaliser vers les habituelles « voies pacifiques » ; jouant finalement le rôle de vulgaires agents de la bourgeoisie américaine, ils se limitent à réclamer une plus large représentation politique pour une certaine élite noire et ne sont même pas capables de proposer la moindre loi pour réduire la disparité économique entre la masse noire et la masse blanche. Mais il en est d’autres, tels que Rap Brown et Stokely Carmichael, qui revendiquent fièrement le droit des Noirs à la révolte et à la violence « s’ils sont victimes de conditions intolérables ». Quelle que puisse être leur influence sur les éléments noirs les plus jeunes et les plus décidés, il est clair que ces « chefs » sont tout aussi étrangers à la cause prolétarienne que les précédents, tout aussi ignorants de ses traditions et de sa doctrine, et finalement tout aussi hostiles à ses buts révolutionnaires, si seulement ils étaient capables d’en prendre conscience. Leur origine de dirigeants du « Comité de coordination des étudiants non-violents » suffirait déjà à les situer socialement et politiquement, malgré leur surprenante conversion à une sorte de mystique de la violence — de la violence noire qui s’inscrit beaucoup plus dans la stratégie pseudo-anti-impérialiste que « Che » Guevara a assignée au « Tiers-monde » que dans une stratégie de guerre de classe pour le renversement du Capital.

Mais il y a plus : quel but politique ces pseudo-chefs assignent-ils à cette lutte désespérée dont ils reconnaissent bien les racines économiques, mais dont ils méconnaissent totalement le caractère de classe ? Le black power. Le black power qui, en tant que revendication concrète, (la fameuse « partition » entre blancs et noirs, le regroupement territorial des deux races sous l’autorité de deux Etats) est absurde, irréalisable et de toute façon réactionnaire, puisque le caractère de classe du pouvoir et de la société dans ces deux Etats n’est même pas posé ; et qui, du fait que personne n’y croit en tant que revendication concrète, se réduit à une mystique fumeuse, une exaltation de la « puissance noire » dépourvue de tout fondement historique ou social. Un anarchisme glorifiant la violence pour la violence, doublé du pire obscurantisme authentiquement raciste, telle est la physionomie politique de ces « chefs » dont l’un a été arrêté et dont l’autre fait du tourisme politique au Vietnam. Il est compréhensible, dans ces conditions, que les
prolétaires noirs d’Amérique du Nord les reconnaissent rarement pour leurs, mais la bourgeoisie se hâte trop de s’en réjouir, car ce n’est nullement une garantie de paix sociale.

Nous saluons la flambée de fureur des Noirs comme une authentique émeute du prolétariat américain : celle-ci doit être une incitation à la lutte pour tous les prolétariats du monde, blancs aussi bien que noirs, contre l’ennemi qui leur est commun, malgré les différences de degrés d’exploitation : la Propriété, le Capital, l’Etat. Alors, ce qui passe encore aujourd’hui pour des « émeutes raciales » apparaîtra au grand jour comme la guerre de classe des exploités pour leur émancipation totale.

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