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Saïd Akli : Algérie. Le président Chadli veut un pouvoir fort pour briser le mouvement de masse

Article de Saïd Akli paru dans Inprecor, n° 110, 12 octobre 1981, p. 28-32


LA crise économique internationale a exacerbé les contradictions sociales développées par le projet économique de Boumediene et accéléré l’apparition de ses premiers signes d’essoufflement. Déjà, en 1975, le Fonds monétaire international (FMI) préconisait comme moyens de sortir de la crise une rentabilisation de l’industrie étatique, une révision de la politique agricole, une baisse des salaires réels et un retour à la « vérité des prix« .

Ces conseils du capital financier international venaient renforcer les partisans d’une politique d’Infitah (1) au sein de la bourgeoisie et de la bureaucratie d’Etat. Boumediene n’aura pas eu le temps d’appliquer ouvertement cette politique. Mais dès 1978, avec l’adoption du « Statut général du travailleur », il met en oeuvre la couverture juridique de l’offensive anti-ou­vrière à venir.

Le spectre de l’Inbtah a plané en permanence sur les luttes autour de la succession de Boumediene avec, en particulier, les mises en garde répétées de la direction syndicale de l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA). Conscient de la fragilité du consensus sur lequel il reposait, le président Chadli Benjedid se fera alors, pour un temps au moins, le chantre de la « continuité ».

Certes, près de trois ans après la mort de Boumediene, les pressions du mouvement de masse, les contradictions entre les secteurs de la bourgeoisie sur les rythmes et formes de l’Infitah, le répit donné par l’augmentation de la rente pétrolière et deux récoltes relativement bonnes, ont fait qu’aucune mesure décisive n’a été prise pour le moment.

Le processus de « libéralisation » économique s’est révélé beaucoup plus lent que prévu. Mais la volonté de le faire aboutir demeure et les tentatives en ce sens n’ont pas changé. Ainsi, en mai 1980, plusieurs propositions de politique agricole sont faites au Comité central du Front de libération nationale (FLN), dont celle du ministère de l’Agriculture inspirée par la Banque interrégionale pour le développement (BIRD) et celle de la Commission économique du FLN, préconisant une dynamique de privatisation de la terre et une remise en question des coopératives agricoles et des domaines « autogérés ». Les mobilisations populaires de Kabylie vont relativiser ce débat et amènent le pouvoir à maintenir le statu quo sur cette question. Mais, moins de deux mois plus tard, le ministre de l’Agriculture ne se gène pas pour officialiser le retour des mandataires (gros intermédiaires) privés, éliminés en 1974, sur le marché des fruits et légumes. De la même façon, les débats sur la crise du système de santé n’ont pu aboutir à une remise en question formelle de la « médecine gratuite ». Mais les ambiguïtés introduites par les décisions du FLN ont été vite saisies par les patrons des hôpitaux d’Alger pour affirmer par une grève, en avril 1981, leur droit à ouvrir des cabinets privés. Le ministère de la Santé, pour sa part, n’avait pas attendu cette grève pour autoriser l’ouverture ou la réouverture de centaines de cabinets privés.

Si sur ces deux questions, le statu quo est formellement maintenu, le pouvoir a été plus audacieux dans les secteurs du tourisme et du logement. Le feu vert a été donné aux entrepreneurs privés pour investir librement dans les infrastructures touristiques. Les complexes touristiques étatiques seraient sur le point d’être vendus ou donnés en gérance à des personnes privées, et le Club Méditerranée ne tarderait pas à prendre pied en Algérie. Quant à la crise du logement, elle a atteint un niveau tel — 9 personnes par pièce en moyenne — que l’Etat ne cache plus son incapacité à la résoudre tout seul. Il fait tout pour encourager l’initiative privée dans ce domaine et a engagé la mise en vente des « biens vacants » (2).

UNE INVERSION DES PRIORITES ECONOMIQUES

Consacrée au secteur privé et à la place qu’il doit occuper dans l’économie nationale, la prochaine session du Comité central du FLN éclaircira probablement les débats existant au sein du pouvoir sur la question de l’Infitah. Mais, malgré cette absence de mesure formelle qui aurait donné une accélération décisive au processus de « libéralisation » une réorientation économique est déjà nettement amorcée.

Le niveau atteint par la dette extérieure — 110 milliards de dinars à la fin de 1979, soit l’équivalent du produit intérieur brut (PIB) — auxquels viendraient s’ajouter, d’après les prévisions officielles, 25 milliards de dinars par an durant la période 1980-1984, et le recours de plus en plus important à la rente pétrolière pour couvrir le déficit de l’appareil industriel et le déficit alimentaire croissant, poussent le pouvoir dans le sens d’une inversion de ses priorités économiques. Les ambitions du régime Boumediene, qui mettait en avant le développement de l’industrie lourde comme base de l’indépendance économique, sont abandonnées.

Avec l’achèvement, après révision en baisse, des projets des deux plans quadriennaux 1970-1973 et 1974-1977 et la réorientation des investissements vers les secteurs délaissés du temps de Boumediene (agriculture, logement, biens de consommation durables), la rentabilisation de l’appareil de production existant constitue l’objectif principal du Plan quinquennal 1980-1984. Cette politique de rentabilisation capitaliste combine à la fois une offensive anti-ouvrière à tous les niveaux et une restructuration des entreprises étatiques qui, sous une apparence purement technique (éclatement en entreprises aux dimensions plus maîtrisables), implique en fait un affaiblissement du secteur d’Etat face au capital privé et aux entreprises impérialistes.

S’appuyant sur le « Statut général du travailleur », la plupart des entreprises ont déjà étudié des plans de compression d’effectifs (SMS, ONP) qu’elles n’osent pas encore mettre en application. La « bataille de la production et de la productivité » demeure un thème central de la bu­reaucratie syndicale et, depuis un an et demi, l’Etat-patron essaie de mettre en pratique ses décrets liant les salaires à la production. Les salaires sont officiellement bloqués et la hausse régulière du coût de la vie (transport, électricité, gaz, viande, alimentation générale) sert pour le moment de palliatif à un retour brutal à la « vérité des prix ».

Mais cette politique de rentabilisation capitaliste ne peut être menée à bien sans une remise au pas préalable de la classe ouvrière. Il en est de même pour la mise en oeuvre ouverte d’une politique d’Infitah. Le régime, affaibli par le retour à la collégialité depuis la mort de Boumediene, n’a pas eu les moyens d’engager cette épreuve de force, seul un pouvoir fort pouvant permettre à la bourgeoisie de réaliser ses projets économiques.

Une nouvelle période politique s’est ouverte en Algérie avec la tournure prise par les débats populaires autour de la « Charte nationale » en 1976, puis la vague de grèves ouvrières du printemps et de l’été 1977. La mort de Boumediene est intervenue dans cette période. Elle a fait disparaître un frein important à l’expression des contradictions de classes et accéléré l’ouverture du clamp politique et social. La centralisation étouffante du bonapartisme a fait place à la collégialité du Bureau politique du FLN, offrant à la fois plus d’espace à chacune des cliques au pouvoir et l’illusion plus largement répandue d’une démocratisation du régime.

LA MARCHE VERS UN POUVOIR FORT

Mais, si cette collégialité a permis d’éviter l’éclatement du pouvoir, elle l’a considérablement affaibli tout en favorisant le développement du mouvement des masses. Point culminant de ce développement,l’explosion populaire de Kabylie a constitué le choc décisif qui a poussé le pouvoir dans la voie de sa recentralisation politique (3). Quelques jours aptes la répression de Tizi Ouzou, sous la pression de sa fraction militaire, le Comité central du FLN suspendait le Bureau politique et votait les pleins pouvoirs à Chadli Benjedid. C’en était fini de la collégialité tant vantée. Encore une fois, la bourgeoisie démontrait sa capacité à sacrifier la démocratie, même en son sein, sur l’autel de ses intérêts fondamentaux. Réuni pour légitimer cette réorientation politique et plébisciter le nouvel homme providentiel, le congrès extraordinaire du FLN réclamera la remise au pas du mouvement de masse.

Manifestation officielle du 1er novembre 1979 à Alger. (DR)

Dès lors, la tendance au démantèlement des institutions centralisées du bonapartisme s’est inversée. La marche vers un nouveau pouvoir fort s’est ouverte. Conscient de sa faiblesse, le régime Chadli ne passe pas immédiatement à l’offensive. Au moment même où cette volonté de fermeté est affirmée, le « programme anti-pénurie » inonde le marché national en biens de consommation importés. L’affrontement direct avec le mouvement de masse est évité et la mire en place des jalons de l’offensive anti-populaire progresse. Ainsi, malgré le recul du mouvement étudiant après la libération des 24 militants emprisonnés et l’attentisme des masses kabyles suscité par l’ouverture d’un débat national sur la culture, le pouvoir fait preuve d’une relative tolérance à l’égard des prolongements du printemps 1980. C’est feulement après les événements du 19 mai 1981 qu’il commence à réprimer. Pour éviter une riposte aux affrontements provoqués par les étudiants FLN le 19 mal (4), il décide d’arrêter les principaux animateurs du mouvement étudiant algérois et installe ses flics à l’université. Cette présence policière permanente et l’ouverture de la période des examens rendront le mouvement étudiant incapable de riposter au niveau nécessaire.

De la même façon, la répression des manifestations populaires de Béjaia le 19 mai (près de 200 arrestations) ne se heurte pas à une mobilisation générale de toute la Kabylie comme l’année précédente. L’attentisme des masses kabyles et les efforts modérateurs du FFS (Front des forces socialiste de Hocine Aït Ahmed, principale force organisée à la tète des mobilisations du printemps 1980) constituent dès lors un encouragement pour le pouvoir qui ne se gène plus pour interdire l’université d’été (préalablement autorisée) et installer ses flics sur le campus de Tizi-Ouzou également.

Même si la répression anti-ouvrière a également atteint sa vitesse de croisière en mai-juin, la fermeté du pouvoir face aux luttes des travailleurs s’est par contre af­firmée beaucoup plus tôt. Les grèves ou­vrières, en nombre important, se sont heurtées à l’intransigeance du pouvoir dans sa politique de blocage des salaires et d’interdiction des assemblées générales durant les heures de travail. Mais l’opération de normalisation de l’UGTA, décidée lors du Congrès extraordinaire du FLN, a été mise en oeuvre progressivement. C’est seulement en décembre 1980 que le Co­mité central a décidé des modalités d’application de l’article 120 des statuts du FLN, imposant à tous les responsables syndicaux l’appartenance au parti unique. Et, après une première offensive, en particulier contre la direction de la FTEC (Fédération des travailleurs de l’enseignement et de la culture), les échéances d’application de l’article 120 sont reportées au mois de mai 1981.

La bataille se déroule néanmoins autour du renouvellement des conseils syndicaux, et la politique capitularde de la direction syndicale va encourager le pouvoir à passer à la vitesse supérieure. Dès l’expiration du délai fixé, les secrétaires fédéraux non-membres du FLN sont suspendus de leurs fonctions, malgré le soutien de leur base. La menace de Congrès extraordinaire plane en permanence sur les fédérations qui échappent le plus au contrôle du pouvoir (Fédérations de la métallurgie, de la santé, des transports, FTEC, etc.). Et le contrôle total du Congrès de l’UTAC (Union territoriale d’Alger-Centre), bastion traditionnel du PAGS (Parti de l’avant-garde socialiste — le PC algérien), par les hommes de main du FLN au mois de juin, donne une idée des méthodes à l’ordre du jour.

Porté par ce succès, le régime Chadli s’est nettement renforcé. Certes, on est encore loin d’un régime à la Boumediene. Mais l’apparition de plus en plus évidente de Chadli Benjedid comme l’unique centre de pouvoir, et l’élimination des principaux « barons » du régime et de leurs cliques, accentuent les tendances bona­partistes du pouvoir. L’apprenti-bonaparte Chadli se présente dès lors comme l’homme de l’assainissement politique, celui qui va guérir l’Etat de la corruption, et il essaie de se forger une popularité de masse sur le dos de ses adversaires déchus.

VERS LA NORMALISATION DE L’UGTA

Même si ce sont les mobilisations de Tizi-Ouzou qui ont ouvert la marche vers un pouvoir fort, le régime perçoit très clairement les luttes ouvrières et le nouveau cours syndical comme les principaux dangers politiques. Certes, les mobilisations populaires de Tizi-Ouzou ont atteint un niveau d’auto-organisation et d’affrontement avec le pouvoir jamais vu depuis 1965. Mais, après la répression du 20 avril 1980, le pouvoir a fait un certain nombre de concessions qui se sont révélées payantes (libération des prisonniers, ouverture d’un débat national sur la culture, inondation de la willaya de Tizi-Ouzou en biens de consommation).

Avec l’aide des efforts modérateurs du FFS et des illusions qu’il sème sur les intentions du pouvoir, cette politique de concessions mineures a réussi à susciter une attitude attentiste des masses kabyles tout au long de l’année. Bien sûr, la dou­che froide que constitue pour elles le contenu de la « Charte culturelle » adoptée par le Comité central du FLN en juillet 1981, centrée sur la référence à l’ara­bo-islamisme et ne faisant pas la moindre concession aux revendications culturelles berbères, et les provocations policières de cet été, alimenteront certainement de nouvelles explosions en Kabylie. Mais, dans son intransigeance, le pouvoir dispose d’un atout considérable : le chauvinisme anti-kabyle du reste de l’Algérie. Il est conscient qu’en agitant l’épouvantail de la division nationale pour attiser ce chauvinisme, il peut isoler la Kabylie et contenir ses mobilisations par la répression.

Par contre, le processus dans lequel s’est engagée la classe ouvrière et son organisation syndicale depuis 1977, malgré ses expressions contradictoires et moins spectaculaires, est porteur d’une dynamique beaucoup plus dangereuse. Au lendemain des grèves ouvrières de 1977, Bou­mediene a tiré la conclusion qu’une direction syndicale ne lui était utile que dans la mesure où elle avait suffisamment de crédibilité auprès des travailleurs pour être à même de canaliser leur combativité dans les impasses de la collaboration de classes.

Faisant preuve d’une plus grande souplesse vis-à-vis des aspirations et des luttes ouvrières, la direction Debbih de l’UGTA a relativement bien rempli cette mission. Au moment où le niveau d’organisation syndicale progresse, où les aspirations démocratiques des travailleurs s’affirment, elle a réussi à gagner une certaine crédibilité au sein de la classe ouvrière. Forte de ce capital de confiance, elle a profité de la mort de Boumediene pour s’affirmer sur la scène politique et s’engager dans un processus d’autonomisation marqué par ses mises en gardes répétées contre l’Infitah. Tout en restant dans le cadre de la collaboration de classes et de l’intégration à l’Etat bourgeois, sa démarche systématique, depuis la mort de Boumediene, est de faire pression sur les débats internes du pouvoir par des campagnes politiques. Parallèlement, elle n’hésite pas à reprendre, même de façon déformée, certaines revendications des travailleurs, en particulier la défense du pouvoir d’achat et, dans ses luttes inter-bureaucratiques, elle n’hésite pas à s’appuyer sur les aspirations démocratiques des travailleurs, favorisant ainsi une relative démocratisation de la vie syndicale qui facilite l’affirmation des secteurs radicaux nourris par la renaissance de la combativité ouvrière.

De ce fait, elle apparaît de plus en plus comme la principale force politique en face du pouvoir. Et, même si elle continue à s’affirmer partie intégrante du pouvoir, ce dernier n’est pas convaincu de ses capacités à contrôler totalement le processus dans lequel elle s’est engagée. L’exemple tunisien d’une direction syndicale intégrée au plus haut niveau du pouvoir bourgeois (Habib Achour était membre du Bureau politique du Parti socialiste destourien) qui s’est trouvée portée par le mécontentement populaire à la tête d’une grève générale, est encore frais dans toutes les mémoires. Au moment où les antagonismes de classes sont de plus en plus évidents, le pouvoir craint que ce développement de l’organisation syndicale — avec ses velléités d’autonomie politique — n’accélère le processus de formation du prolétariat algérien en une force politique organisée et consciente de ses intérêts propres. Ce n’est pas un hasard si les normalisateurs de l’UGTA font explicitement référence à la Pologne comme l’exemple à ne pas suivre.

La stabilité du pouvoir bourgeois s’est assise durant des années sur l’atomisation de la classe ouvrière et les illusions engendrées en son sein par le nationalisme populiste et les grands projets économiques de Boumediene. Ce type de régime, qui se présente comme l’expression de la volonté populaire, ne peut tolérer le développement d’une légitimité alternative, surtout pas celle de la classe ouvrière organisée. Certes, il n’est pas question que la direction Debbih se transforme en direction ouvrière révolutionnaire, mais la crise sociale alimente un mécontentement populaire tellement profond, un mécontentement en quête d’alternative globale à la faillite du régime, que le pouvoir ne peut pas tolérer de bon gré une direction ouvrière réformiste disposant d’une base de masse.

C’est pourquoi, malgré les gages donnés par la direction syndicale, et particulièrement par les éléments staliniens en son sein, malgré le caractère encore très limité, contradictoire et inégal du processus en cours, le pouvoir s’est fixé comme priorité politique son écrasement dans l’œuf.

Produit des grèves ouvrières de 1977 et nourri en permanence par l’élévation du niveau de conscience de la classe ouvrière, le processus dans lequel s’est engagée l’UGTA s’est néanmoins déroulé sur une période marquée par l’absence de luttes ouvrières de grande ampleur. De plus, même dans le cadre de ce processus, le rôle du FLN dans la vie syndicale n’a jamais été remis en question de façon explicite. La direction syndicale et le PAGS n’ont jamais osé aborder la question de l’indépendance de l’UGTA. Dès lors, habitués à voir le FLN désigner les responsables syndicaux, les masses ouvrières ne pouvaient percevoir dans toute sa portée politique l’attaque contre l’UGTA que constituait la mise en application de l’article 120.

Malgré cela, les aspirations démocratiques de la classe ouvrière l’ont amenée à s’affronter dans les faits à l’application de cet article 120. Ainsi, lors des renouvellements de conseils syndicaux ou des préparations de congrès, l’aspiration des travailleurs à désigner librement leurs représentants s’est heurtée à la nouvelle politique du pouvoir. Au complexe sidérurgique d’El Hadjar, 9 000 travailleurs se sont mobilisés pour imposer le représentant de leur choix à la tête du conseil syndical. Lors de la préparation du congrès de l’UTAC, des milliers de travailleurs se sont également mobilisés aux PTT, au port, à la SNTF (cheminots), à la RSTA (traminots), à la RTA, à l’hôpital Musta­pha, pour choisir librement leurs délégués. Il y avait là largement les forces nécessaires pour battre en brèche le projet de normalisation de l’UGTA. Mais ce potentiel de combativité extraordinaire, qui s’est exprimé malgré l’absence d’éducation sur l’indépendance de classe, a été dilapidé par les capitulations de la direction stalinienne.

Déclaration du Groupe communiste révolutionnaire d’Algérie :

« Unité ouvrière pour la défense de l’indépendance de l’UGTA… »
Dans une déclaration datée de juin 1981, le Groupe communiste révolutionnaire (GCR) d’Algérie, analysant la situation politique et sociale, constatait l’enjeu central que représentait pour le pouvoir actuel la centrale syndicale UGTA. Car, comme le notait ce document, « ce qui est arrivé en Tunisie le 26 janvier 1978 avec une UGTT dirigée par un membre du Bureau politique du parti au pouvoir n’est pas impossible en Algérie ».

Nous publions ci-dessous la dernière partie de cette déclaration concernant la triche des marxistes révolutionnaires dans la bataille pour promouvoir « l’unité ouvrière en défense de l’UGTA ».

La principale faiblesse du processus dans lequel s’est engagée l’UGTA réside dans le fait que, tout en étant le produit des grandes grèves de 1977, il se soit déroulé en l’absence de luttes ouvrières de grande ampleur. Cela l’a objectivement empêché de brasser les larges masses ouvrières. Dès lors, l’attaque frontale que subit l’UGTA avec l’application de l’article 120 n’est pas forcément saisie dans toutes ses implications politiques par les masses ouvrières.

Cela rend la tâche du pouvoir plus aisée. Et ce d’autant plus que la direction Debbih-Boudira présente l’application de l’article 120 comme une promotion pour les cadres syndicaux. Alors que la direction stalinienne du PAGS, prisonnière de sa politique de collaboration de classes, centrée aujourd’hui sur l’union autour du président Chadli, ne peut dénoncer ouvertement ce projet de démantèlement de l’UGTA mis en oeuvre par ce même régime Chadli. Principale force organisée au sein de l’appareil syndical, le PAGS constitue pourtant la cible centrale de l’article 120.

Au lendemain du congrès du FLN, la direction stalinienne en a tiré un bilan « globalement positif » et s’est efforcée de minimiser la portée politique de ses décisions. En particulier pour l’article 120, elle s’est déclarée confiante dans la responsabilité du Comité central du FLN qui devait en définir les modalités d’application. Il a fallu attendre l’offensive brutale contre les fédérations pour que les militants du PAGS réalisent l’importance du danger. Mais cela n’a pas empêché l’incorrigible direction stalinienne de découvrir une partie « progressiste » dans les modalités d’application votées par le Comité central du FLN. Pour préserver son implantation syndicale, elle a décidé de faire adhérer au FLN tous ses cadres syndicaux. Mais le pouvoir, qui a déjà perdu en partie le contrôle politique de l’UGTA, ne veut pas d’un FLN noyauté par le PAGS. Il rejette sans discussion toute demande d’adhésion jugée douteuse.

Ne disposant plus de cette issue de secours, la direction stalinienne s’est réfugiée dans une dénonciation platonique de… « cette application négative » de l’article 120. Et, au moment où le FLN n’hésite plus à suspendre de leurs fonctions les représentants des travailleurs, elle n’a rien d’autre A proposer que des illusions sur l’issue de la prochaine session du Comité central du FLN.

A l’heure où l’objectif du pouvoir ne fait plus de doute, le maintien de cette politique mène au suicide. Il est encore temps de changer de cap, d’éviter une défaite sans combat.

Durant la dernière période, la direction syndicale a centré sa politique sur la défense du pouvoir d’achat. Certes, au moment où le retour officiel des mandataires favorise une flambée des prix des fruits et légumes, où la plupart des biens et services ont connu une augmentation de prix (transports, gaz, électricité…) et que le gouvernement bloque les salaires, la défense du pouvoir d’achat constitue un axe de lutte fondamental. Nous nous félicitons du fait que la dernière réunion de la Commission exécutive de l’UGTA ait inscrit à son programme la nécessité d’un relèvement général des salaires et leur indexation sur les prix. Effectivement, le salaire minimum à 2 000 dinars et l’échelle mobile des salaires (c’est-à-dire leur indexation automatique sur les prix) constituent aujourd’hui des revendications fondamentales qui sont les nôtres. Et ce d’autant plus que la mobilisation des travailleurs en défense de leur pouvoir d’achat constitue le meilleur tremplin pour leur engagement dans la lutte contre le démantèlement de l’UGTA.

Mais la tâche politique centrale aujourd’hui est la défense de l’UGTA contre l’offensive du pouvoir fort. Cela peut prendre les formes de lutte pour des élections syndicales démocratiques comme à Sonacome-Cimotra ou à TNF-El Hadjar, pour le droit de réunion là où le FLN l’interdit pour entraver notre organisation, contre la suspension des représentants des travailleurs et contre la présence du FLN dans les commissions de candidatures, contre la répression anti-ouvrière sous toutes ses formes. Mais il doit être clair pour les travailleurs que l’article 120 n’a rien d’une « promotion », rien de « progressiste ».

L’aspiration des travailleurs à la démocratie syndicale existe. Elle s’exprime quotidiennement sous des formes diverses. Elle inquiète le pouvoir parce qu’un syndicat contrôlé par les travailleurs est un syn­dicat qui va vers la conquête de son indépendance de classe. Toutes les luttes en défense des libertés ouvrières et de la démocratie syndicale prennent d’autant plus d’importance aujourd’hui qu’elles entrent en contradiction avec la politique du pouvoir fort, dont l’objectif est la caporalisation totale de l’UGTA et la remise au pas de la classe ouvrière.

Face à cette offensive qui constitue l’attaque la plus violente depuis la dissolution des unions locales en 1969, l’unité ouvrière la plus large est nécessaire. L’issue de cette bataille autour de l’UGTA dépend de notre capacité à édifier, en particulier avec les militants du PAGS, un front uni de la classe ouvrière. Au moment où les luttes ouvrières en défense du pouvoir d’achat et de la démocratie syndicale se multiplient, nous devons tout faire pour établir le lien entre ces revendications et la lutte contre le démantèlement de l’UGTA. Plus que jamais aujourd’hui, la satisfaction des aspirations ouvrières les plus élémentaires est liée à l’existence d’une UGTA démocratique et représentative, une UGTA indépendante du FLN et de l’Etat­-patron.

Le pouvoir a fait de l’UGTA l’enjeu principal de son offensive contre le mouvement de masse. L’issue de cette bataille autour de l’UGTA sera déterminante pour le rapport de forces entre pouvoir fort et mouvement de masse. Il est encore temps de réaliser l’unité ouvrière la plus large pour remporter cette bataille et briser le projet du pouvoir fort.

« EL-TALIAA », bulletin du Groupe communiste révolutionnaire (GCR)
Alger, juin 1981

Principale force organisée au sein de la classe ouvrière, le PAGS a été le premier bénéficiaire du renouvellement de l’appareil syndical. Profitant du besoin de cadres syndicaux capables de s’adapter aux pressions ouvrières tout en restant fidèles à la collaboration de classes, le PAGS a réalisé une véritable percée dans l’appareil de l’UGTA en très peu de temps. Boumediene en personne était intervenu en sa faveur dans les conflits inter-bureaucratiques. Mais, depuis que l’UGTA est perçue comme un danger politique, et malgré les gages quotidiens qu’il donne au régime, il est tenu pour principal responsable de l’agitation sociale et du nouveau cours syndical. C’est la raison pour laquelle l’application de l’article 120 vise principalement les militants ou sympathisants du PAGS. Ainsi, dans la plupart des exemples cités plus haut, les syndicalistes soutenus par les travailleurs contre les candidats du FLN étaient des militants du PAGS. Cela n’a pas empêché la direction stalinienne de capituler honteusement dans chacun des cas.

A l’issue du Congrès extraordinaire du FLN, la direction stalinienne a enregistré avec satisfaction la recentralisation politique autour de Chadli. Elle-même mobilisait alors ses militants sur le thème : « Renforçons le pouvoir par l’union autour de Chadli ! » Elle n’approuvait pas l’application de l’article 120 des statuts du FLN, mais elle en minimisait la portée en plaçant ses espoirs dans le Comité central chargé d’en définir les modalités d’application.

A la rentrée, lorsque le FLN a lancé plusieurs opérations-tests contre les militants du PAGS au sein de l’UNFA (cas Chérifati) ou de l’UNJA (cas de deux secrétaires nationaux), la direction stalinienne a fait le dos rond. Quelque temps plus tard, attaquée par des militants du FLN réclamant un Congrès extraordinaire, la direction de la FTEC, dominée par les staliniens, ne trouvait rien de mieux à faire que de se défendre d’avoir soutenu les enseignants arrêtés à Tizi-Ouzou en mai 1980. Après l’adoption des modalités d’application de l’article 120, alors qu’il était devenu évident que l’objectif du pouvoir était la normalisation de l’UGTA et que les syndicalistes liés au PAGS commençaient à percevoir l’ampleur du danger, la direction stalinienne a même trouvé le moyen de découvrir un paragraphe « progressiste » dans la résolution du FLN. Et, au lieu de se saisir du report des échéances au mois de mai pour préparer les travailleurs à la défense de leurs représentants et de leur syndicat, elle a adopté une attitude attentiste. tout en se disposant à faire adhérer ses militants au FLN pour préserver son implantation syndicale. Mais, contrairement aux illusions staliniennes, le FLN n’avait pas engagé cette offensive pour gagner à son organisation les meilleurs militants ouvriers du PAGS. Il n’allait pas se laisser noyauter par le PAGS alors que son objectif était d’éliminer les communistes du syndicat. En toute logique, il a refusé toute demande d’adhésion jugée douteuse…

A la fin du mois de mai, lorsque le pouvoir n’a plus hésité à suspendre sans discussion tous les secrétaires fédéraux non-membres du FLN, la direction stalinienne, le dos au mur, a encore trouvé le moyen de placer ses illusions dans la session du Comité central du FLN du mois de juin, en se contentant de dénoncer « l’application négative de l’article 120 ». Ses espoirs furent largement déçus puisque cette session a porté au Bureau politique Messaadia, le fer de lance de l’offensive anti-ouvrière, et a consacré l’élimination de Yahyaoui du poste honorifique qu’il occupait dans ce même BP depuis un an.

Ainsi, la politique de collaboration de classes de la direction stalinienne lui a lié les mains et l’a amenée à se faire harakiri dans un secteur d’implantation stratégique. Axant sa politique sur l’union autour de Chadli, elle n’a pas pu mener campagne ouvertement contre l’application de l’article 120 sans prendre le risque de s’affronter au régime. Elle a tout fait pour éviter l’affrontement et ne pas rompre ses liens avec Chadli qui, venant tout juste d’effectuer un voyage en URSS, présentait son offensive contre les cliques rivales comme une opération d’« assainissement politique » (5).

Parce qu’ils ont compris que, même si l’offensive du pouvoir avait pour principale cible le PAGS, ce qui était visé en réalité, c’était le développement organisé de la classe ouvrière, les marxistes révolutionnaires algériens n’ont pas cessé d’appeler à une politique de front uni des travailleurs en défense de leur syndicat. Ils ont proposé l’unité d’action à tous les courants représentés dans le mouvement syndical, en particulier au PAGS. Mais cette fidélité à une politique d’unité ouvrière face à l’offensive du pouvoir ne doit pas perdre de vue les responsabilités de chaque courant politique, en particulier la ligne suicidaire et criminelle de la direction stalinienne. C’est cette politique qui peut mener le mouvement syndical à la défaite. Une défaite sans combat alors que des potentialités extraordinaires existent dans des secteurs clés de la classe ouvrière. Car même si l’on n’est pas certain de sortir victorieux d’une épreuve de force avec le pouvoir (ce qui est loin d’être évident), une mobilisation de la classe ouvrière, en défense de son syndicat contre le FLN, va dans le sens de l’éducation à l’indépendance de classe. Au moment où la nécessité de cette indépendance est concrètement perceptible par des dizaines de milliers de travailleurs, la direction sta­linienne a choisi de poursuivre sa politique de collaboration de classes.

LA CLASSE OUVRIERE N’EST PAS ENCORE DÉFAITE

Malgré des succès importants, la marche vers le pouvoir fort et la remise au pas du mouvement de masses n’est pas encore achevée. Son aboutissement signifierait un tournant dans la situation politique en Algérie. Le rapport de forces entre les classes, établi en 1976-1977 et développé par la suite, s’inverserait alors et offrirait à la bourgeoisie des conditions propices à la mise en oeuvre de ses projets économiques. Certes, la bataille pour la normalisation de l’UGTA est largement avancée. Cette bataille pouvait être gagnée par la classe ouvrière. Elle est largement compromise par les capitulations staliniennes.

Mais, si la normalisation de l’UGTA constitue une défaite politique pour l’ensemble des travailleurs, le pouvoir n’a pas encore infligé de défaite décisive à la classe ouvrière. Bien sûr, la démoralisation des cadres syndicaux finira par se répercuter sur l’ensemble de la classe ouvrière. Mais, de façon immédiate, la combativité ouvrière demeure intacte. Elle n’a pas encore subi de défaite directe. C’est ce que vise le pouvoir avec la répression sauvage qu’il a testée à la Sonatrach de Béni Mered (charge meurtrière de la gendarmerie contre un sit in organisé par les ouvriers). Les grèves qui se sont développées au mois de juin, à la veille de la période du Ramadan, au moment même où l’offensive contre l’UGTA battait son plein (à la raffinerie Sonatrach d’Alger, à la cockerie d’El Hadjar, au port d’Alger, à la Sona­come-Rouiba, à la RSTA), constituent la démonstration concrète de cette combativité ouvrière intacte. Tant que cette combativité ne sera pas brisée par la répression, seule solution dans la mesure où le régime n’a pas les moyens de résoudre la crise sociale qui l’alimente, la stabilité du pouvoir fort ne sera pas garantie.

Par ailleurs, un autre secteur du mouvement de masses n’a pas encore dit son dernier mot. Les masses kabyles sont restées dans l’expectative tout au long de l’année, mais elles n’ont pas été défaites non plus. Le contenu de la « Charte culturelle » du FLN et les provocations policières de cet été coupent l’herbe sous les pieds à tous ceux qui ont joué la carte de la modération tout au long de l’année. Le pouvoir n’est toujours pas décidé à reconnaître la langue berbère et les libertés démocratiques ; il faudra les lui arracher. Les masses kabyles tireront certainement cette conclusion après la douche froide qu’elles ont reçue. Même limitée à la Kabylie, une nouvelle explosion populaire en défense de la culture berbère déstabiliserait le régime Chadli et entraverait l’affirmation de son pouvoir fort.

Enfin, un troisième facteur, certes de moindre importance et de tout autre na­ture, peut jouer dans le même sens que le maintien de la combativité ouvrière et du mouvement culturel : il s’agit des luttes de cliques au sein du pouvoir. Chadli Ben­jedd est sorti très renforcé de la dernière session du Comité central. Il est en passe d’éliminer tous les adversaires dangereux pour l’affirmation de son pouvoir absolu. Mais la crise du régime n’est pas pour autant résolue, les conflits ne sont pas totalement étouffés, ils peuvent resurgir au grand jour et contrarier la marche triomphale de Chadli vers son pouvoir fort.

C’est dans ce cadre que s’inscrit l’orientation de la politique des marxistes révolutionnaires algériens, centrée d’abord sur la lutte pour l’indépendance politique de la classe ouvrière et la défense de son syndicat, mais aussi sur le combat résolu en faveur des revendications culturelles berbères et des libertés démocratiques.

Saïd AKLI
1er septembre 1981.


(1) A l’exemple de l’Egypte post-nassérienne, l’Infitah désigne une politique de reformes et d’ouverture dans le domaine économique.

(2) Des logements abandonnés à l’Indépendance par les colons français ont été occupés par la population algérienne. En proclamant la propriété d’Etat sur les « biens vacants », l’Etat a légalise cette situation.

(3) C’est au printemps 1980 qu’ont eu lieu, à partir d’une mobilisation autour de revendications culturelles sur la langue berbère, de véritables émeutes dans toute la région berbérophone de Kabylie (cf. « Déclaration du Groupe communiste révolutionnaire (GCR), section sympathisante de la IVe Internationale en Algérie », dans Inprecor numéro 80, du 26 Juin 1980).

(4) A l’occasion du 19 mai 1981 (commémoration de la Journée de l’étudiant), de nombreux meetings se sont tenus dans les facultés algériennes. Sous couvert d’une action des Frères musulmans, des étudiants du FLN en ont profité pour attaquer les étudiants à Alger et à Annaba. Cette provocation fournira un prétexte pour une nouvelle vague de répression.

(5) A la mi-septembre, les militants du PAGS diffusaient à la Fête de l’Humanité, organisée par le Parti communiste français, un tract dénonçant le « glissement vers une déviation opportuniste et réformiste » du gouvernement Chadli. Comme pour y répondre, Révolution Africaine, organe du FLN, réaffirmait une semaine plus tard : « Il n’y a et n’y aura pas de place pour d’autres mouvements ou d’autres courants » en Algérie. S’en prenant à ceux « qui ont réussi à s’infiltrer dans nos institutions et nos appareils », l’organe du FLN menaçait que « lorsqu’il s’agit de l’intérêt suprême du pays et du peuple, le FLN a le devoir d’user, s’il le faut, de la rigueur révolutionnaire » (cf. le Monde des 27 et 28 septembre 1981).

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