Textes parus dans Le Prolétaire, n° 385, au 16 décembre 1985 au 26 février 1986, p. 1-3
Un rapport de 1983 de l’OCDE sur l’immigration en Europe définissait les jeunes issus de cette immigration comme « une bombe (…) peut-être prête d’exploser dans différents pays européen ». Les émeutes récentes en Angleterre ont montré que les craintes des sociologues de l’OCDE n’étaient pas infondées.
En France, la gauche, dès son arrivée ou pouvoir, s’est employée à garantir le maintien de la paix sociale en diminuant les tensions par certaines mesures (comme la confirmation de l’arrêt des expulsions des jeunes nés ou ayant grandi en France) et en s’appuyant sur un dense réseau associatif dont elle a facilité le développement et qui a pour but de canaliser et de dissiper les énergies combatives.
La marche de 1983 pour l’égalité et divers épisodes qui ont suivi ont cependant témoigné de la puissance que pouvait prendre un mouvement qui aurait unifié les poussées de lutte contre le racisme et l’exploitation de ce secteur de la jeunesse.
C’est dans ce contexte que sont nées les 2 marches de cette année, non à la suite d’un mouvement de lutte ou d’une période d’affrontements sociaux, mais avec le but avoué de défendre la paix sociale.
LES 2 MARCHES
La presse (1) a largement expliqué comment est née la « marche des droits civiques », dite aussi « marche des Beurs », grâce à des subventions du Ministère des Rapatriés et de la Présidence de l’Assemblée Nationale. L’orientation originelle est de faire inscrire le maximum de jeunes sur les listes électorales et de soutenir les « listes beurs » pour créer un « lobby électoral immigré ». Le parti socialiste voit évidemment dans cette initiative un renfort pour les futures élections ; mais plus fondamentalement ses promoteurs, comme le démocrate Jesse Jackson aux USA vis-à-vis des noirs, cherchent à intégrer une communauté socialement et politiquement peu contrôlée, au système politique bourgeois.
Nous avons déjà parlé dans ces colonnes de « SOS-racisme », promoteur de la 2ème marche. Disposant de fonds (gouvernementaux et non gouvernementaux) importants, d’une puissante couverture médiatique, toutes choses qui indiquent l’appui de larges secteurs de la bourgeoisie, SOS peut jouer à un niveau de masse sa fonction de défenseur de la démocratie et de la concorde entre les classes. Cet été il a pu récupérer à plusieurs reprises des manifestations contre les crimes racistes dans le Midi et imposer, y compris parfois contre des manifestants, ses slogans pacifistes.
Outre ses parrains officiels qui vont des organisations sionistes, à des secteurs du PS jusqu’à Stoléru, le tristement célèbre secrétaire d’Etat aux immigrés de Giscard, SOS a le privilège de compter parmi ses partisans les plus résolus la LCR et, derrière celle-ci, un certain nombre de groupes d’extrême-gauche.
Depuis leur départ, ces 2 marches n’ont pas rencontré le succès qu’elles espéraient. La « marche pour les droits civiques » a dû discrètement abandonner ses appels à l’inscription sur les registres électoraux pour se rabattre sur les thèmes justice, police, qui, eux intéressent indéniablement les jeunes.
SOS, de son côté, a constaté le faible écho, voire l’opposition qu’il rencontre chez beaucoup d’immigrés. Il paye ainsi son engagement dans des campagnes sionistes, lors de la venue de Gorbatchev par exemple, alors même qu’il refusait de prendre position sur le raid de Tunis, l’anniversaire des massacres de Sabra et Chatila et en général sur le racisme en Israël.
La marche de SOS, destinée à asseoir son implantation en province, démontre ou contraire sa difficulté à établir des liens avec l’immigration qu’elle prétend pourtant englober dans son vaste rassemblement multi-racial. Le plus souvent les maigres rassemblements qui ont accueilli la marche n’étaient composés que de militants de l’ex-extrême-gauche et des associations démocratico-humanitaires anti-racistes. Pour tenter de remonter la pente, de fortes pressions ont été exercées de divers côtés pour fusionner les 2 marches, sans succès ; mais de toutes façons la « marche pour les droits civiques » aurait bien été en peine de fournir à SOS les jeunes issus de l’immigration qu’il recherche…
AUTO-ORGANISATION ?
Un certain nombre d’associations de jeunes ont refusé de marcher dans ce qui apparaissait trop comme des opérations politiciennes douteuses. A défaut d’une ligne alternative à opposer à ces marches, le mot d’ordre d’auto-organisation a pu apparaître comme définissant le mieux une autre voie, celle de la défense des intérêts des jeunes issus de l’immigration contre l’Etat et les racistes.
Mais un mot d’ordre ne vaut que par son contenu ; et lorsque des hauts fonctionnaires de l’Etat bourgeois approuvent ce concept (2) et ce mot d’ordre il y a lieu de se méfier.
Une véritable défense contre le racisme, pour l’égalité des droits, n’est possible que sur des bases combatives, en rupture avec l’Etat et ses serviteurs, surtout lorsqu’ils se déguisent en amis des immigrés. Lorsqu’il s’agit de crier « à bas le Pen » il est certes possible, comme c’est le cas dans SOS, de se fondre dans un front qui va de la bourgeoisie libérale aux trotskystes de la LCR ; mais s’il s’agit de combattre les discriminations et l’oppression qui pèsent sur les immigrés, il faut alors se rendre compte que c’est l’Etat qui maintient ces discriminations et cette oppression, que c’est le gouvernement de gauche actuel qui les a renforcées et qui les applique sans faiblir et que c’est la division de la société en classe qui en est la cause.
Dans la situation actuelle où n’existe pas de mouvement de classe, où les luttes ont reflué, la rupture des liens avec l’Etat et les associations et partis bourgeois de gauche ou d’extrême-gauche n’est pas possible à grande échelle.
Mais il revient aux éléments d’avant-garde de construire les éléments d’organisation autonome sur des bases de classe, indépendantes de l’Etat et du réformisme, sur lesquelles puissent s’appuyer les poussées de révolte des jeunes contre les exactions racistes.
1) cf. « Libération » du 30/10/85.
2) A Lyon, lors du meeting des « Jeunes Arabes », le 26/10.
Crimes racistes qui arme le bras des tueurs ?
Les tueurs racistes sont-ils. seulement des individus détraqués, isolés, adorateurs de Hitler ou admirateurs fanatiques de Le Pen, comme le prétendent les médias?
A qui profitent les crimes racistes et qui les encourage ?
– Le Pen base ouvertement sa propagande sur la lutte contre les immigrés, sur l’apologie du racisme et du chauvinisme ; parmi ses supporters se rencontrent des tueurs racistes, comme ceux qui, il y a quelques semaines ont assassiné à Avignon un jeune marocain, après un de ses meetings.
– la droite « classique » n’hésite jamais à attiser la haine envers les immigrés, depuis Chirac pour qui 2 millions d’étrangers en moins, ce serait 2 millions de chômeurs en moins, jusqu’à Gaudin qui se plaint du nombre d’Arabes à Marseille, en passant par Léotard qui crée une police municipale dans sa ville et rêve qu’elle se lance dans des « opérations coups-de-poing ».
– mais qui, depuis 4 ans qu’ils sont à la tête de l’Etat, a non seulement
laissé foire, mais encore pratiquement encouragé la montée du climat raciste et anti-immigrés, sinon les partis dits de gauche ?
Qui s’est vanté d’avoir fermé hermétiquement les frontières et d’avoir battu les records d’expulsions et de refoulements de travailleurs immigrés ? Qui s’est vanté que 10 % des personnes en prison soient des immigrés en attente d’expulsion ? Qui a interdit le regroupement familial (mesure jugée inhumaine quand la droite avait essayé de l’appliquer) ? Qui a généralisé les quotas de familles étrangères dans les cités HLM ou les quartiers, selon les pires méthodes racistes ? Qui a inventé le slogan « la droite c’est l’immigration sauvage, la gauche, c’est l’immigration contrôlée » ? Qui a traité les grévistes de Renault de fanatiques musulmans à la solde de Khomeiny ? Qui a couvert les exactions racistes de la police (responsable de la majorité des crimes racistes) ? etc.
Depuis 4 ans les gouvernements de gauche, puis du seul PS, ont continué la politique des gouvernements précédents : maintenir l’immigration dans une situation d’infériorité sociale, maintenir et aggraver le véritable état d’exception qui pèse sur elle.
Le refus par exemple du droit de vote aux immigrés s’explique par la volonté bien arrêtée de leur refuser l’égalité des droits. La cause de ce refus n’est pas la crainte de « heurter l’opinion publique » : quand il s’est agi d’imposer l’austérité, de supprimer des dizaines de milliers d’emploi, de baisser les salaires réels, les partis de « gauche » n’ont pas hésité à heurter leurs propres électeurs.
En réalité ces partis, soi-disant socialiste ou communiste, n’ont d’autre objectif fondamental que la défense des intérêts de « l’économie nationale », c’est-à-dire les intérêts du capitalisme français. Et ils sont prêts à poursuivre ce but par tous les moyens, que ce soit en envoyant des soldats se battre en Afrique ou au Liban, en envoyant des commandos couler un bateau pacifiste, ou en laissant se développer un climat qui permet à des tueurs avec ou sans uniforme de « casser du bougnoule ».
Tout particulièrement en période de crise économique, il est très précieux pour le capitalisme d’avoir une fraction importante de la classe ouvrière rendue soumise et docile par un véritable terrorisme d’Etat, par une insécurité permanente à cause de la multiplication d’actes racistes, et désignée comme bouc-émissaire responsable du chômage, de la délinquance, etc.
Cette pression accrue contre les immigrés, jalonnée par les victimes des racistes, s’inscrit dans l’offensive anti-ouvrière qui se mène sous le signe de l’austérité, de la flexibilité, au nom de la bonne santé et de la « modernisation » de l’économie et du « rayonnement » de la France.
Cette offensive capitaliste, vécue quotidiennement dans les entreprises, est menée en grand par l’Etat bourgeois et relayée à tous les niveaux par les différents partis qui prennent tous leur place dans une campagne idéologique nationaliste et chauvine (de « produisons français » à « la France aux français »).
Il n’est pas possible de s’apposer aux effets de cette offensive en s’alliant aux partis qui la mènent ou en implorant l’Etat, instrument du capitalisme, d’aider les victimes du capitalisme. Les partis réformistes avaient, dans l’opposition, laissé les luttes des immigrés isolées; ils les ont combattues au gouvernement, ils les trahiront à nouveau demain.
On ne peut répondre aux actes racistes, dont le capitalisme est responsable, qu’en commençant à créer un rapport de forces suffisant par l’organisation autonome des énergies combatives sur des bases de lutte de classe, indépendamment des défenseurs professionnels de l’ordre établi, ou des spécialistes de l’anti-racisme publicitaire. La seule chose que craignent les bourgeois et leurs hommes de main, c’est l’apparition d’une force de classe combative et la menace de rompre la paix sociale. C’est dans ce sens qu’il faut aller !
AUTO-DÉFENSE PROLÉTARIENNE CONTRE LES CRIMES RACISTES !
NON AU CONTRÔLE DE L’IMMIGRATION ! ÉGALITÉ DES DROITS !
A BAS LE NATIONALISME ET LE CHAUVINISME ! A BAS L’IMPÉRIALISME !
C’EST LE CAPITALISME QUI CRÉE LE RACISME, C’EST LUI QU’IL FAUT COMBATTRE !
(TRACT DIFFUSE PAR NOS CAMARADES)
Immigrés : boucs émissaires
La campagne électorale de mars 1986 s’intègre pleinement dans le dispositif politique mis en place depuis 4 ans par les forces politiques bourgeoises et opportunistes (toutes tendances confondues) pour museler tout mouvement social d’envergure en France. Ce dispositif relaie la politique de « modernisation et de restructuration », c’est-à-dire d’austérité menée par la gauche pour restaurer les profits capitalistes ou moyen d’une exploitation accrue des masses travailleuses. Pour celles-ci l’oppression quotidienne devient de plus en plus pesante (sans que pour autant leur situation soit encore comparable avec celles des masses du Tiers-Monde) alors que les exigences du Capital sont loin d’être satisfaites ; comme nous l’avons à maintes reprises souligné dans les colonnes de notre journal.
Cela signifie que l’offensive anti-prolétarienne se poursuivra et s’accentuera. C’est pourquoi il importe d’abord pour tous les défenseurs de l’ordre capitaliste de mener à bien cette offensive en frappant les travailleurs non pas frontalement mais par étapes successives, pour éviter une résistance généralisée. Cela suppose donc la nécessité de s’attaquer, de manière plus intense, aux couches susceptibles d’être les plus combatives parce que les plus exploitées. Cela suppose également diviser les travailleurs pour mieux les neutraliser et les étrangler, voire même chercher à obtenir l’adhésion de certaines couches à l’offensive menée contre d’autres.
C’est dans ce cadre que doit être située l’odieuse pression, chaque jour plus forte, qui s’exerce contre les travailleurs immigrés. Ceux-ci sont depuis longtemps soumis à une véritable terreur (rafles policières, sévérité des tribunaux, tracasseries administratives, contrôles aux frontières, précarisation du travail, assassinats etc…) destinée à les transformer en véritables souffre-douleurs du Capital tout en les présentant comme les responsables de la crise, du chômage, de l’insécurité. C’est là qu’intervient le développement de toute une argumentation raciste systématiquement injectée au moyen des médias et des déclarations politiques.
Pour nous le racisme n’est pas un phénomène épisodique ou superficiel mais bien une des formes par lesquelles se manifeste l’offensive anti-prolétarienne des forces capitalistes en France. Dans la manifestation du racisme il y a deux éléments qui se rejoignent. le premier s’appuie sur un sentiment xénophobe lié à la fois à l’empreinte idéologique, politique et culturelle du colonialisme et de l’impérialisme au sein de la population française et à la profondeur des sentiments petits bourgeois largement répandus en France. Cela d’autant plus que le mouvement ouvrier, longtemps resté sous la coupe des partis sociaux-impérialistes comme le PC et le PS n’a jamais pu développer une lutte large et décidée contre la politique impérialiste de son propre Etat. Cette situation est également accentuée par le fait que, sous l’influence de l’opportunisme, et régulièrement depuis 1945, voire même 1934, les luttes ouvrières, souvent résolues et magnifiques (comme en 1968) n’ont pu se hisser de manière durable à un niveau de conscience rompant définitivement, sur le plan politique, c’est-à-dire programmatique et tactique, comme sur le plan organisatif, avec toute orientation de collaboration de classe. Cela a ouvert la porte à une permanence de l’influence bourgeoise et petite-bourgeoise dans la société française.
Le deuxième élément correspond à l’utilisation par les adversaires du prolétariat – toutes tendances confondues (de l’extrême-droite à l’opportunisme politique et syndical) mais chacun à partir de sa fonction politique, dans le cadre de la division du travail nécessaire à la défense de l’ordre capitaliste et impérialiste – de ces influences petites-bourgeoises pour accentuer la division parmi les masses ouvrières et laborieuses, et neutraliser les couches les plus remuantes.
C’est pourquoi la lutte contre le racisme, expression de la domination du capitalisme, ne peut se faire, pour être efficace, que sur la base d’orientations en rupture politique complète avec toute orientation réformiste ou petite-bourgeoise. Ce qui implique, répétons-le, la reconnaissance du racisme comme un obstacle à part entière sur la voie de la lutte des travailleurs, de tous les exploités, pour leur émancipation
Aussi la dénonciation du racisme ne peut-elle se borner à la lutte contre le Pen. A cet égard le Pen joue exclusivement le rôle de détonateur sur la scène politique ; de pion dont les interventions permettent à tous les autres de se situer, sur l’échiquier bourgeois, pour faire imposer le fait que les immigrés « posent un problème réel » tout en se démarquant de son langage excessif et avoir ainsi le « beau rôle ».
Ainsi le véritable responsable d’une recrudescence du discours raciste depuis plus de 2 ans c’est la gauche au pouvoir. C’est la gauche qui en 1983, lors des élections municipales, a levé toute hypothèque (héritée du « traumatisme » imposé par les camps de concentration de la 2ème guerre mondiale) concernant les problèmes que poseraient une trop gronde présence d’immigrés dans les quartiers. En 1983 le PC était au gouvernement et loin de protester ses candidats ont repris à leur façon les mêmes arguments que Deferre à Marseille, la gauche a ainsi contribuer puissamment à banaliser le discours raciste. Ce ne fut pas de sa part une volte-face mais l’aboutissement naturel, d’une orientation déjà largement appliquée, mais de manière plus voilée, à la tête des municipalités ; et ce depuis longtemps. la déclaration de Fabius lors de son face à face avec Chirac comme quoi le consensus était possible sur le terrain de l’immigration en dit long sur la réalité des positions du gouvernement et du PS. Et si certains amis de Fabius l’ont critiqué pour sa franchise c’est exclusivement parce qu’il a maladroitement levé le voile sur l’ignoble cynisme de cette gauche-là. Quand Mitterrand affirme lors de sa conférence de presse que les immigrés, en situation régulière, sont chez eux cela exprime le souci du pouvoir de frapper les travailleurs immigrés tout en prétendant les défendre. Il suffit de rappeler que la situation régulière d’un travailleur immigré disparaît quasi automatiquement avec la perte de son emploi, d’un domicile fixe, etc.
Aussi la lutte contre le racisme passe-t-elle non pas par le fait de privilégier la dénonciation de le Pen mais de la politique du gouvernement et de la gauche auxquels celui-ci sert uniquement d’alibi.
Nous reviendrons dans un prochain article sur la question des chiffres utilisés à propos de 1′ immigration concernant leur « coût social », ils produisent en réalité bien plus qu’ils ne coûtent, de leur pseudo responsabilité dans le développement du chômage (ils font partie des couches prioritairement frappées par le chômage) ou de leur soi-disant propension à être des délinquants, alors que ce sont les truands du Capital qui nous gouvernent, nous oppriment et nous exploitent quotidiennement.
Mais ce qu’il fallait d’abord rappeler c’est que la lutte contre le racisme ne se développe pas sur le terrain des chiffres mais bien des orientations politiques de lutte et de la solidarité active prolétarienne.