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Maxime Rodinson : Israël et le refus arabe

Extrait de Maxime Rodinson, Israël et le refus arabe. 75 ans d’histoire, Paris, Le Seuil, 1968, p. 203-229


CONCLUSION

Les pages qui précèdent ont voulu exposer au lecteur les grandes lignes du conflit israélo-arabe. Mon exposé a été essentiellement historique avec, çà et là, quelques données sociologiques fondamentales. Certaines affirmations ont pu étonner, étant contraires à des idées largement répandues. Elles sont pourtant solidement documentées. J’ai pu fournir arguments et références dans des travaux impliquant, à la différence de celui-ci, un appareil d’érudition.

Je ne veux pas dire par là que mes conclusions sont irréfutables. Je ne suis pas plus infaillible qu’un autre dans la sélection et l’appréciation des faits. Mais je veux seulement indiquer à mes contradicteurs éventuels qu’ils ne peuvent me critiquer à coup d’affirmations qu’ils croient indubitables parce que courantes dans leur milieu, voire dans leur pays. Ils devront à leur tour alléguer des faits attestés par une documentation sérieuse.

Comme tout historien, j’ai dû faire un choix dans une masse de faits innombrables. J’ai choisi ceux qui me semblaient rendre compte des aspects fondamentaux du conflit. Là aussi j’ai pu me tromper. Mais mes contradicteurs devront démontrer que les faits qu’ils invoqueront — supposés bien attestés — permettent de mettre en lumière un aspect que je n’ai pas vu et qui réfute l’une de mes conclusions.

Ces considérations peuvent paraître évidentes et le sont en effet. Un travail historique ou une analyse sociologique peuvent en général s’en dispenser. Mais le problème dont traite ce livre a soulevé un flot de passions inhabituel. Rarement l’opinion a été informée de façon aussi unilatérale, les informations qu’on lui donnait renforçant des tendances déjà très fortes à juger d’une certaine façon. Il faut admettre d’ailleurs que ces tendances prenaient en partie leur source dans des motivations très honorables et même souvent très louables. Il faut donc formuler des mises en garde, elles aussi inhabituelles.

Les faits avancés jusqu’ici, avec le minimum d’argumentation qui les accompagnait ou qu’impliquait leur sélection, ont pour but d’aider le lecteur à formuler un jugement motivé sur le caractère du conflit israélo-arabe. L’auteur va maintenant se permettre de donner son opinion sur ce point ainsi que sur les perspectives d’avenir qu’il peut discerner. Le lecteur pourra les accepter ou les repousser. Du moins saura-t-il sur quoi ces conclusions s’appuient.


On peut disserter à l’infini sur les causes immédiates de la guerre de juin 1967. L’exposé fait ci-dessus, à partir de la documentation dont disposait l’auteur au début de l’année suivante, a un caractère provisoire. Beaucoup de faits sont encore inconnus et ne se dévoileront que peu à peu, certains sans doute après un long délai. Le détail des crises de ce genre, avec l’enchevêtrement inextricable des mouvements politiques, diplomatiques et militaires, est toujours très difficile à démêler. Qui a pris telle initiative ? Pourquoi au juste ? Quelles étaient les conséquences qu’il en attendait ? On en discute encore quand il s’agit, par exemple, des origines immédiates de la guerre de 1914-1918. La discussion sur les origines de celle-ci risque d’être aussi longue et aussi difficile. Je suis arrivé, sur la base des faits connus jusqu’ici, à une opinion que j’exprimerai plus loin mais qui est, je l’admets bien volontiers, susceptible de révision à la lumière de données nouvelles.

Par contre, il est facile de formuler des jugements sur les causes profondes du conflit dont cette guerre n’a été que la manifestation spectaculaire la plus récente. Les faits pertinents sont bien connus et abondamment attestés.

La cause profonde du conflit est l’installation d’une nouvelle population sur un territoire déjà occupé, installation non acceptée par l’ancienne population. Cela est aussi incontestable qu’évident. On peut justifier cette installation, totalement ou partiellement, on ne peut la nier. De même, on peut juger le refus opposé par l’ancienne population justifiable ou non.

Il s’agissait bien d’une nouvelle population, radicalement hétérogène à l’ancienne. Il est vrai qu’elle déclarait avoir habité le territoire palestinien dans l’Antiquité et y avoir formé un État dont elle avait été dépossédée et chassée par la force. Cela est exact, comme chacun sait, quoique avec certaines réserves. On admet généralement qu’un peuple se continue en tant que collectivité quel que soit le renouvellement interne de ses éléments. Ce renouvellement a certainement été très grand pour ce qui est des Juifs depuis l’Antiquité, mais cela n’est pas, par conséquent, un facteur pertinent. D’autre part, le peuple juif avait bien vu son État détruit par la force (celle des Romains), mais n’avait été chassé que de façon très partielle de la terre palestinienne. Plus grave est le fait que les Juifs, s’ils formaient incontestablement un peuple dans l’Antiquité, ne pouvaient plus être qualifiés ainsi depuis l’âge de l’émancipation, à une date différente suivant les pays. Ils n’étaient plus une collectivité, mais des gens que liaient tantôt une religion commune, tantôt (dans certains pays) une culture commune mais localisée (de sorte qu’il y avait plusieurs « peuples juifs » distincts), tantôt simplement le souvenir d’une ascendance commune (partiellement). Cependant, pour simplifier le raisonnement, on peut admettre que la fraction des Juifs qui voulaient à nouveau former un peuple juif, une communauté de type national, continuait la communauté religieuse juive du Moyen Age (qui avait seulement certains caractères nationaux) et, au-delà, le peuple juif de l’Antiquité.

Cela ne réduit en rien son hétérogénéité. Certes les Juifs sionistes qui « revenaient » en Palestine étaient « parents » dans une certaine mesure des Arabes palestiniens du point de vue anthropologique (au sens physique du mot). Malgré de très nombreux mélanges, ils devaient, dans des proportions très inégales, avoir parmi leurs ancêtres des Juifs de l’ancienne Palestine et charrier certains de leurs gènes dans leur patrimoine héréditaire. D’autre part, malgré également de nombreux mélanges, le fond de la population arabe palestinienne, comme on l’a expliqué ci-dessus, devait descendre des mêmes Juifs ou Hébreux de l’Antiquité. Mais cela n’implique aucune homogénéité au sens sociologique. Ce qui peut compter dans les luttes ou accords entre peuples, c’est l’identification en tant que peuples ou ethnies. Les Anglais, les Français, les Espagnols, les Allemands comptent aussi beaucoup d’ancêtres communs et sont porteurs, seulement dans des proportions différentes, du même patrimoine génétique héréditaire. Ce qui n’a nullement empêché les guerres entre eux, les revendications désespérées d’indépendance les uns à l’égard des autres avec des haines souvent portées à un paroxysme qu’on peut difficilement dépasser.

Il en est de même pour la parenté linguistique qu’on définit souvent de façon fort trompeuse en affirmant que les uns et les autres sont des « sémites ». Cela ne signifie qu’une chose, c’est que les langues hébraïque et arabe sont linguistiquement parentes, dérivent d’une même langue mère, appartiennent au groupe linguistique qu’on appelle conventionnellement « sémitique ». La langue hébraïque était la langue ancienne des Juifs, devenue langue morte quelques siècles déjà avant l’ère chrétienne, conservée comme langue savante, liturgique et sacrée, parfois comme langue littéraire dans les communautés juives, ressuscitée au XXe siècle par Eliezer Ben-Yehouda pour servir de langue vivante, commune aux Juifs de diverses origines appelés à coloniser la Palestine. Notons en passant que la grande majorité des sionistes, en abordant la terre palestinienne, ne connaissaient pas cette langue sémitique, le néo-hébreu, qu’ils allaient bientôt apprendre.

Mais tout cela n’a aucune importance. La parenté linguistique des langues qu’on parle (impliquant souvent à des degrés très différents la parenté anthropologique de certains au moins de ceux qui les parlent) n’a jamais empêché les antagonismes entre peuples. Les Espagnols et les Portugais ont été parfois violemment opposés quoique le portugais ne soit qu’un dialecte ibérique. Les Français de langue d’oïl ont colonisé par la force la France de langue d’oc, quoique les dialectes du Sud soient proches des dialectes du Nord. Les Pakistanais et les Indiens parlent des langues indo-aryennes, parfois les mêmes. Faut-il évoquer les luttes farouches entre cités grecques ? Encore une fois, ce qui compte, c’est l’identification en tant qu’unité sociale, qu’ethnie ou peuple.

Il s’agissait donc bien d’un nouveau peuplement, d’une population hétérogène. Non seulement aucune identification commune, au sens sociologique, ne liait les immigrés, mais l’hétérogénéité était accentuée sur le plan culturel. Les nouveaux venus, dans leur très grande majorité, avaient un autre langage que la population indigène, d’autres valeurs, d’autres habitudes, d’autres comportements, d’autres attitudes envers la vie. Ils appartenaient globalement au monde européen. Non seulement c’étaient des étrangers, mais c’étaient des Européens, c’est-à-dire qu’ils émanaient du monde qu’on caractérisait partout comme le monde des colonisateurs, des peuples dominant par la puissance technique et militaire, par la richesse. Ce pouvaient être les plus défavorisés de cet autre monde, mais ils y appartenaient.

Les seuls avec qui l’hétérogénéité était moindre, c’étaient les Juifs orientaux ou orientalisés, tels qu’il y en avait déjà quelques-uns en Palestine. Mais justement les cadres de la colonie juive, puis de l’État d’Israël, les considéraient comme des éléments retardataires à assimiler. Il fallait les imprégner des valeurs des Juifs occidentaux, leur faire adopter les comportements et les attitudes de ceux-ci. Ces Juifs orientaux devinrent très nombreux dans les années qui suivirent 1948, par suite surtout de l’émigration en Israël des Juifs des pays arabes. Ils étaient certes beaucoup plus proches de la population arabe palestinienne et parlaient même — quand il s’agit de ces Juifs du monde arabe qui eussent pu, avec une évolution différente du problème, devenir ou rester des Arabes juifs — la même langue arabe dans des dialectes différents. Mais d’une part la rancune les séparait fortement des Arabes musulmans et chrétiens, d’autre part, ils étaient l’objet d’un effort d’assimilation vigoureux de la part des Juifs occidentaux qui craignaient plus que tout la « levantinisation » de l’État. Ils cherchaient à se modeler sur ces Européens qui offraient un modèle culturel prestigieux. On me permettra de citer un fait en lui-même très minime, mais symbolique. Les Juifs yéménites qui prononçaient l’hébreu avec ses anciennes consonnes sémitiques, notées par l’écriture et conservées par l’arabe qui était leur langue courante, s’efforcent en Israël de perdre ces « mauvaises habitudes. » Ils apprennent à prononcer l’hébreu à la manière des Juifs européens, c’est-à-dire en négligeant les consonnes que ceux-ci ne savent plus prononcer depuis vingt siècles, en en confondant d’autres, et donc en s’écartant au maximum des normes de l’hébreu anciennement parlé en Palestine, du modèle sémitique qu’ils avaient partiellement conservé.

Un peuplement hétérogène venait donc s’imposer à un peuple indigène. Indigène, le peuple arabe de Palestine l’était dans tous les sens habituels du mot. L’ignorance — parfois renforcée par une propagande de mauvaise foi — a répandu sur ce sujet beaucoup de conceptions erronées, malheureusement très diffusées. On entend dire que, puisque les Arabes ont conquis militairement le pays au VIIe siècle, ils ne sont que des occupants parmi d’autres, comme les Romains, les Croisés et les Turcs. Pourquoi dès lors seraient-ils plus indigènes que les autres et notamment que les Juifs, indigènes du pays dans l’Antiquité ou du moins occupants plus anciens? La réponse est évidente aux yeux de l’historien. Un contingent réduit d’Arabes d’Arabie a en effet conquis le pays au VIIe siècle. Mais, par suite de facteurs qu’on a sommairement indiqués au premier chapitre de ce livre, la population palestinienne sous domination arabe s’arabisa assez rapidement, comme elle s’était autrefois hébraïsée, aramaïsée, en partie hellénisée. Elle devint arabe alors qu’elle n’avait jamais été latinisée ni turquisée. Les occupés se sont fondus avec les occupants.

On ne peut traiter les Anglais d’aujourd’hui d’occupants, sous prétexte que l’Angleterre a été conquise sur des peuples de langue celte par les Angles, les Saxons et les Jutes au Ve et au vie siècle. La population a été « anglo-saxonisée » et nul ne propose de traiter les peuples qui ont plus ou moins gardé des langues celtiques, Irlandais, Gallois ou Bretons de France comme les véritables indigènes du Kent et du Suffolk, ayant sur ces territoires des droits supérieurs à ceux des Anglais qui habitent ces comtés.

Les indigènes n’ont pas accepté l’installation de ceux qu’il faut bien considérer comme des étrangers et qui, de plus, les titres qu’ils avaient donnés à leurs propres institutions en faisaient foi, se présentaient comme colonisateurs. Là encore, certains leur reprochent ce refus. Sans chercher pour le moment à donner des coefficients moraux aux diverses attitudes possibles, il faut bien voir que cette réaction était tout à fait normale. Il est bien vrai qu’à d’autres époques, un peuplement hétérogène a réussi à s’imposer sur une terre donnée et que la prescription a entériné plus ou moins rapidement le fait accompli. En général, cela s’est fait initialement par la force.

Le meilleur exemple en est, pour notre propos, les Arabes eux- mêmes. Les Arabes se sont imposés par la force et la population indigène a opposé fort peu de résistance, puis s’est laissée assimiler par les conquérants. Mais c’est que cette population indigène était déjà soumise à des étrangers et n’a fait que changer de maître. Au début de la colonisation juive aussi, les Palestiniens étaient soumis à l’Empire ottoman que dominaient les Turcs. Pourquoi ne pas accepter une nouvelle domination qu’aurait pu suivre comme jadis une assimilation ?

Cela se fût en effet passé peut-être ainsi quelques siècles ou même quelques décennies auparavant. Mais les Sionistes ont joué de malheur. La conscience mondiale a évolué et n’accepte plus ou du moins accepte plus difficilement la conquête. Les peuples peuvent s’assimiler culturellement, mais tiennent farouchement à garder leur identité. C’est un fait contre lequel personne ne peut rien. Le sionisme a commencé à s’inscrire dans les faits à l’âge des nationalismes, dont il était lui- même une manifestation et il a poursuivi sa carrière à l’âge de la décolonisation. Les peuples ne veulent plus être conquis et luttent pour conserver leur identité, pour garder ou reconquérir leur indépendance.

Les Arabes palestiniens, délivrés de la tutelle turque, ne voulaient se voir dominer ni par les Britanniques ni par les Sionistes. Ils ne voulaient devenir ni Anglais ni Israéliens, même s’ils acceptaient de grand cœur beaucoup des éléments de cette culture européenne que les uns et les autres apportaient, mais dont ils avaient déjà commencé à s’imprégner depuis longtemps. Ils voulaient garder leur identité arabe et par conséquent vivre dans un État arabe. La division du domaine arabe d’Asie en 1920 ayant été ce qu’elle a été, ils tendaient à former une communauté nationale palestinienne dans le cadre des diverses communautés nationales arabes appelées à une certaine unité selon des conceptions très répandues. Ils tendaient par conséquent à vouloir un État arabe palestinien.

C’est un fait que la conscience mondiale, actuellement, donne raison en général aux peuples qui défendent leur identité. Il apparaît aux Palestiniens d’une injustice flagrante qu’on fasse exception à leur égard pour la seule raison que leurs colonisateurs sont des Juifs. Ils voient le monde entier s’écrier : « A bas le colonialisme ! ». Très récemment, ils ont vu beaucoup de Français renoncer à la restriction : « sauf le colonialisme français ! », beaucoup d’Anglais à la formule : « sauf le colonialisme britannique ! ». Ils voudraient en finir avec l’exception : « sauf le colonialisme juif ! ».

Les indigènes n’ont pas admis les étrangers. Il faut encore préciser un point. Le monde arabe a souvent accepté l’installation d’étrangers sur son territoire. Prenons l’exemple des Arméniens ayant fui la persécution turque en 1920, immigrés dans les pays arabes. Beaucoup d’ailleurs y étaient déjà installés antérieurement. Ils ont été, en règle générale, acceptés. Pourtant, la plupart, dans cette dernière vague surtout, voulaient conserver leur identité comme peuple, leur langue, leur culture, leurs traditions particulières. Il est possible que, si ce refus partiel d’assimilation persiste, cela crée un jour des problèmes. Mais, jusqu’à présent, il n’a existé envers eux aucune hostilité comparable à celle qui s’est opposée à l’immigration sioniste. Cela vient, de toute évidence, du fait que les Arméniens n’entendaient pas bâtir un État arménien en territoire de population arabe. S’ils ont, eux aussi, une sorte de revendication de type « sioniste », elle vise un territoire actuellement turc.

De même rien ne vint s’opposer à l’installation de Juifs avant que cette immigration ne prenne son caractère sioniste. Aussitôt qu’on put déceler cette volonté sioniste d’établir un État juif, de détacher le territoire palestinien du monde arabe, l’opposition arabe se formula et devint irréconciliable, dans la mesure où le projet sioniste se formulait de façon plus précise et paraissait avoir plus de chances de se réaliser. Ce que les indigènes n’ont pas accepté, ce n’est donc pas les étrangers en tant que tels, mais l’implantation d’une collectivité étatique étrangère, qu’on veuille ou non classer ce phénomène dans le cadre du concept de colonisation.


Ainsi le conflit nous apparaît essentiellement comme la lutte d’une population indigène contre l’occupation par des étrangers d’une partie de son territoire national. Naturellement, on peut relever beaucoup d’autres caractéristiques dans ce conflit. Mais aucune n’apparaît pertinente pour le définir fondamentalement.

On m’a souvent reproché de ne pas tenir compte suffisamment de l’aspiration millénaire des Juifs au retour à Sion, de la nostalgie de la patrie perdue convoyée par la littérature et le folklore juifs, des installations individuelles ou par petits groupes de Juifs en Palestine. Il faut dire que le sionisme semble bien avoir réinterprété indûment en termes de nationalisme moderne des aspirations religieuses axées sur une vision messianique des derniers temps où l’âge d’or final se situait en Palestine. On a expliqué ci-dessus que, pendant longtemps, les sionistes n’eurent pas de pires ennemis que les rabbins. Peut-être l’aspiration religieuse contenait-elle un élément pré-nationaliste. Le sionisme apparaîtrait alors comme la laïcisation d’une tendance religieuse à contenu partiellement nationaliste. Cela devrait être étudié plus à fond.

Quoi qu’il en soit, on ne voit pas en quoi l’analyse de ces tendances — voire la sympathie ou l’admiration que certains peuvent concevoir pour elles — est pertinente pour caractériser le conflit au fond. Quand un peuple subit une conquête étrangère, la blessure morale qu’il ressent n’est en rien affectée par les tendances spirituelles qui se font jour à l’intérieur de la société conquérante non plus que par les motivations que celle-ci peut donner à la conquête en fonction de ses aspirations.

Il en est de même des qualités et des défauts que l’on peut attribuer aux Juifs. Il en est de même de leurs souffrances. Les souffrances juives peuvent justifier — peut-être — l’aspiration de certains juifs à former un État indépendant. Mais cela ne peut paraître aux Arabes une raison suffisante pour que cet État soit formé à leurs dépens.

A la rigueur, la notion de culpabilité collective des Allemands peut être invoquée pour justifier la réoccupation tchèque du territoire des Sudètes et l’amputation du territoire allemand de l’Est au profit de la Pologne. Mais aucune culpabilité de ce genre ne peut être reprochée aux Arabes dans les souffrances des Juifs d’Europe. Ils sont tout à fait justifiés à dire que, si les Européens se sentent quelque sentiment de responsabilité à l’égard des Juifs, c’est à eux-mêmes à leur donner un territoire, non à le leur faire céder par les Arabes. Beaucoup de leurs porte-parole ont dit qu’ils étaient prêts à contribuer pour une part à une aide internationale aux victimes juives des persécutions si celle-ci était décidée, mais selon un prorata raisonnable, non à se faire les réparateurs exclusifs de torts commis par d’autres. On ne voit pas ce qu’on peut objecter à cette position.

Observons ici que le sionisme n’a pas atteint pleinement ses objectifs. Certes il a créé un État juif. Mais la création de l’État juif, dans la pensée des pionniers du sionisme, était recherchée moins pour elle- même que par rapport à des buts. Les buts étaient la régénération du peuple juif prétendument « aliéné » par la dispersion, et la liquidation de l’antisémitisme. Mais, comme après le « sionisme » de Zorobabel au VIe siècle avant notre ère, les Juifs demeurés en dehors d’Israël sont bien plus nombreux que ceux qui y sont « retournés ». La création d’Israël a certainement eu une influence sur leur mentalité, mais sans doute cette influence a-t-elle été moins unilatéralement heureuse que ne le prévoyaient et que ne le prétendent les sionistes.

Quant à l’antisémitisme, s’il a diminué considérablement de virulence, rien ne prouve que l’existence d’Israël a été un facteur essentiel dans cette évolution. De plus, elle concerne surtout l’Europe occidentale et l’Amérique. En U.R.S.S. et dans les démocraties populaires à la fin de l’époque stalinienne, l’idéologie sioniste et la création d’Israël ont été un facteur puissant dans la résurgence d’un antisémitisme officiel à peine camouflé. Dans les pays arabes surtout, le sionisme a développé un antisionisme dont on a vu combien il était difficile qu’il ne débouche pas assez souvent sur l’antisémitisme. De très nombreux Juifs des pays arabes l’ont éprouvé à leur détriment. Enfin l’existence en un Israël sans cesse menacé militairement peut difficilement paraître une alternative idéale à la vie dans la dispersion sous la menace d’une résurgence éventuelle d’antisémitisme. De toutes manières, l’apport du sionisme à la solution du « problème juif » a été, au moins, des plus ambivalentes.

De même, les qualités et les défauts que certains attribuent aux Arabes, les jugements divers que l’on peut émettre sur leurs structures politiques ou sociales ne sont pas pertinentes pour une caractérisation du conflit. Bien évidemment, nul n’a qualité pour juger souverainement qu’un peuple ou un groupe de peuples a des défauts tels qu’il mérite de voir son territoire amputé. Ce pharisaïsme a été le fait de bien des conquérants dans le passé. Il répugne à la conscience morale contemporaine. Et rien de ce qu’on peut avancer sur ce plan ne change quelque chose au fait qu’il s’agit d’une lutte entre indigènes et occupants étrangers.

Il ne s’agit pas non plus, comme on le dit souvent, d’une lutte pour le développement. Certes, on ne peut douter qu’Israël apporte au Moyen-Orient l’exemple d’une société plus développée selon le terme à la mode, industrialisée ou en bonne voie de l’être, techniquement avancée, disposant d’un grand nombre de cadres d’une haute valeur. Sa supériorité de ce point de vue sur les pays environnants est indéniable et ses victoires n’en sont que la manifestation sur le plan militaire. Mais le cas est le même que celui des colonies européennes qui n’ont pas éliminé la population aux dépens de qui elles se sont installées. Partout les leçons techniques ont été acceptées, du moins en principe. Mais il y a eu révolte contre la domination ou l’amputation imposées. La valeur d’exemple d’Israël est réduite, car les Arabes peuvent prendre des leçons en bien d’autres endroits, directement en Europe ou en Amérique par exemple. Ils n’ont pas alors à les payer de l’amputation d’un territoire. D’autre part, on peut admirer son ennemi et même l’imiter. Il en a été ainsi par exemple, entre 1871 et 1914, de la France à l’égard de l’Allemagne qui l’avait vaincue. Cela ne diminua en rien l’hostilité et le désir de revanche qu’on éprouvait vis-à-vis d’un conquérant victorieux.

De même il ne s’agit pas d’une lutte pour la démocratie. Il est bien vrai qu’Israël a des institutions parlementaires qui peuvent servir de modèle à ses voisins. Cela ne signifie pas plus qu’ailleurs que la volonté de la majorité de la population et ses intérêts soient assurés de l’emporter toujours contré la volonté et les intérêts de groupes de pression réduits, mais puissants de par leur position économique ou politique. En tous cas, les institutions politiques d’Israël sont liées à son haut développement sur le plan économique. Là encore, les Arabes peuvent trouver ailleurs d’autres exemples et la valeur qu’ils peuvent accorder à ces institutions ne réduit en rien leur hostilité. Il faut ajouter d’ailleurs que, dans les conditions sociales, économiques et culturelles où sont placés les Arabes, le parlementarisme le plus parfait ne peut servir qu’à assurer le pouvoir chez eux des couches sociales les plus réactionnaires.

Les institutions parlementaires ne sont pas la panacée qu’imaginent les Américains. On l’a bien vu par exemple en Égypte entre 1923 et 1952. L’analphabétisme des masses et surtout la puissance sociale des grands propriétaires terriens ont fait du suffrage universel la base du pouvoir de ceux-ci. De plus, quand l’État doit faire des choix infligeant des limitations drastiques aux aspirations populaires en faveur d’investissements nécessaires au développement, on peut dire que les institutions parlementaires sont les ennemis du développement.

Le conflit ne réside pas non plus, comme on le proclame dans certains milieux d’extrême gauche, en une lutte du socialisme israélien contre des sociétés arabes réactionnaires ou fascistes. Les Sionistes se sont implantés en Palestine en tant que pionniers d’un État juif, non en tant qu’apôtres du socialisme. J’ai dit plus haut comment, à mon avis, devaient être interprétés les courants idéologiques socialistes en Israël et le secteur socialiste de l’économie israélienne. Au minimum, on peut affirmer que la société israélienne n’est pas globalement une société socialiste et que l’État israélien ne poursuit pas, comme but de politique extérieure, l’extension du système socialiste. Les Arabes ne s’opposent pas à une propagation du socialisme, mais à un empiétement, à tendance expansive, aux dépens de leur territoire national. S’il s’agit de modèle, là encore, les Arabes peuvent en trouver ailleurs et même imiter en certains cas des réalisations israéliennes sans que, pour cela, s’affaiblisse leur hostilité.

La thèse inverse, selon laquelle il s’agirait d’une lutte du socialisme arabe contre le colonialisme israélien, peut s’appuyer sur plus d’arguments, mais ne peut non plus être acceptée telle quelle. Il est bien vrai qu’Israël se présente comme un phénomène colonial. Mais seuls certains États arabes ont une structure en partie « socialiste » ou sont orientés idéologiquement vers le socialisme. Les autres se fondent sur l’entreprise privée ou se réclament d’idéologies plus anciennes. Leur structure présente un mélange de traits archaïques et de caractéristiques capitalistes. Mais vis-à-vis d’Israël tous, de gré ou de force, se retrouvent unis, tout au moins quand le problème devient aigu comme l’a montré la dernière crise. Il s’agit bien d’une revendication nationale à laquelle adhère tout peuple arabe et à laquelle aucun État arabe n’ose s’opposer, quel que soit son régime social. Il est vrai qu’à un autre niveau cette lutte peut trouver son cadre dans la lutte anti impérialiste du Tiers Monde. On va y revenir.

Disons encore que le conflit ne peut se réduire à une manifestation d’antisémitisme. La confusion des idées sur ce dernier concept est énorme. L’attribution aux Juifs, à travers les âges et dans tous les pays, d’une « essence » néfaste et diabolique (c’est ainsi qu’on peut définir la thèse de base de l’antisémitisme) est une thèse des plus condamnables moralement et scientifiquement. Il faut la rejeter avec vigueur. On ne peut pour autant rendre tabou tout Juif et tout groupe de Juifs. Chacun doit être jugé selon ses mérites et ses torts, les actions doivent être pesées chacune à sa valeur propre. Si elles lèsent des individus ou des groupes, ceux-ci doivent pouvoir défendre leur position, leurs droits, etc, sans se faire accuser pour cela d’adhérer à une doctrine répugnante en principe. En juger autrement équivaudrait, ou bien à supposer que tout Juif ou groupe de Juifs ne peut par essence que vouloir et faire le bien, ou bien à admettre qu’aucune de leurs idées ou actions ne doit être critiquée. Ce sont là, bien évidemment, deux attitudes tout à fait inacceptables en raison et en éthique.

Inversement, tout acte ou toute parole proférée contre des Juifs, même justement, peut conduire à des généralisations qui entreront dans la catégorie de l’antisémitisme. Tout conflit où des groupes juifs sont [pris à] partie risque de dégénérer de cette façon. De même, dans le passé, toute guerre, parfois déclenchée pour des raisons très limitées, a conduit à des généralisations abusives contre l’essence même des gens à qui on en avait. C’est ce que j’ai appelé le racisme de guerre. On en a eu de beaux exemples dans la guerre de 1914-1918 entre autres. Chez les Alliés, les Allemands étaient couramment considérés comme une race maudite. On ne pouvait, sans risques graves, soutenir par exemple que de purs Allemands avaient fait de la bonne musique ou apporté une contribution géniale à la philosophie occidentale. C’est là un phénomène déplorable, mais qui paraît inhérent à l’espèce humaine sous la forme que nous lui connaissons.

Le phénomène est particulièrement grave quand il s’agit des Juifs. Il est pénible et dangereux de voir s’exprimer des thèses qui, poussées à l’extrême, ont causé dans un passé récent des millions de victimes. Il faut lutter vigoureusement contre les généralisations abusives. Il faut demander aux Arabes, même s’ils considèrent que les Sionistes leur ont infligé un tort considérable, d’abord de comprendre qu’il s’agit là aussi d’une manifestation normale et non exceptionnellement démoniaque dans les rapports entre groupes humains, qu’eux-mêmes ont infligé des torts semblables à d’autres peuples (et leur en infligent encore maintenant dans certaines régions), ensuite d’admettre que ce tort est le fait des juifs sionistes et non de tous les Juifs du passé, du présent et de l’avenir. On ne peut espérer que des succès limités dans cette voie, tant que dure le problème créé par le sionisme. Ils sont rendus encore plus difficiles par le fait que les sionistes proclament volontiers que le sionisme est l’aboutissement normal de toute l’histoire juive, un phénomène appartenant à l’essence même du judaïsme et qu’ils réclament la solidarité de tous les Juifs du monde. Ils l’obtiennent même dans une large mesure. Si compréhensif qu’on soit pour ces manifestations de solidarité, il faut constater qu’elles contribuent à faire déboucher l’antisionisme arabe sur de l’antisémitisme.

En tous cas, il est juste de distinguer nettement entre l’antisémitisme européen, fondé sur des griefs mythiques et l’antisionisme arabe qui, à l’occasion, débouche sur des flambées d’antisémitisme. Même si certains griefs formulés par les antisémites européens contre les Juifs pouvaient paraître receler quelques parcelles de validité — comme leur attachement trop exclusif à tel type de professions, et les traits de caractère qui en dérivaient — la responsabilité en revenait à la société chrétienne qui avait imposé ces professions aux Juifs. Au contraire, dans le cas du conflit israélo-arabe, il y a, au départ, un acte de libre volonté d’un groupe de Juifs, à savoir le projet sioniste. Si justifié que certains puissent trouver celui-ci, ils doivent admettre que ce n’est pas la société arabe qui l’a imposé ! Le conflit n’est donc nullement une manifestation nouvelle d’un antisémitisme arabe congénital ou de l’hostilité de l’Islam à la religion juive. Les Européens qui, frappés de la concordance entre certaines expressions de la lutte arabe antisioniste et celles de l’antisémitisme de type hitlérien, adoptent cette thèse font une grossière erreur. Ils réduisent le problème du conflit aux catégories auxquelles ils ont été habitués.

La religion musulmane est évidemment hostile au judaïsme, mais plutôt moins que la religion chrétienne. Elle concède au judaïsme une part de validité et, sauf exceptions, n’a pas poussé à convertir les Juifs par la force. Beaucoup de Juifs persécutés dans le monde chrétien ont trouvé refuge en terre d’Islam. Les rapports entre communautés religieuses dans le monde musulman étaient, comme les rapports entre nations, caractérisés par un mélange infiniment variable d’hostilité et de coexistence paisible. Les Juifs étaient une communauté vaincue, minoritaire et soumise à une majorité musulmane détenant le pouvoir. Comme les Chrétiens qui partageaient ce statut, ils étaient donc tenus en une position d’humilité et méprisés en conséquence.

Mais ces données du monde musulman classique étaient en train de changer au cours du XIXe siècle. L’évolution se faisait dans le sens d’une société laïque sur le modèle européen. Cette évolution a été en partie bloquée par la réaction au mouvement sioniste d’abord, à la création de l’État d’Israël ensuite. L’hostilité envers le sionisme a, comme tout mouvement analogue, fait flèche de tout bois. Elle a utilisé les séquelles de l’hostilité religieuse au judaïsme et des sentiments de mépris envers les Juifs, reliquat de la situation médiévale. Mais on ne peut douter que l’hostilité envers toute installation étrangère eût été la même, se fût-il agi de Chinois ou de Katangais, de Chrétiens ou de Bouddhistes.

Enfin une thèse sioniste courante tient le conflit comme une manifestation de « panarabisme ». Si l’on comprend bien le raisonnement sous-jacent à cette thèse, il serait jugé normal que chaque pays arabe défende ses propres intérêts, les Tunisiens ceux de la Tunisie, les Syriens ceux de la Syrie etc. Mais il n’y aurait d’autre raison qu’« impérialiste » à ce que les uns et les autres viennent combattre pour la cause des Arabes de Palestine. On ajoute souvent que, si ceux-ci étaient seuls, une entente pourrait aisément être conclue entre eux et les Israéliens. On peut mettre légitimement en doute cette dernière assertion, surtout quand on constate que les Palestiniens sont les plus fervents et les plus actifs dans la lutte contre Israël.

Il est assez curieux de voir contester la légitimité d’un sentiment de solidarité entre Arabes par ceux qui proclament le devoir pour tous les Juifs de se solidariser avec Israël. Or il existe entre Arabes des divers pays des liens d’histoire et de culture communes, vécues par des collectivités cohérentes de type national depuis de longs siècles. Au contraire, entre Juifs, on l’a vu, les liens étaient fort réduits au point que manquait la communauté de langue, support minimum d’une communauté de culture. Les Arabes peuvent s’unir plus ou moins ou rester séparés. On ne peut rien reprocher à leur union, resserrée ou lâche, tant qu’ils ne l’utilisent pas pour la conquête de territoires étrangers, pas plus que, dans les luttes pour l’unité italienne, on n’a reproché aux Piémontais de venir au secours des Lombards et des Vénitiens occupés par l’Autriche-Hongrie.

On peut reprocher aux Arabes d’Irak leur politique à l’égard des Kurdes, aux Arabes du Soudan du Nord celle qu’ils pratiquent à l’égard des Noirs du Soudan méridional. Mais il ne s’agit pas là d’impérialisme pan-arabe puisqu’il ne s’agit pas d’un projet commun d’asservissement de pays non-arabes par l’ensemble des pays arabes.

Il est vrai que la lutte contre Israël peut être considérée sous cet angle d’agression d’un pays étranger. C’est ainsi que la considèrent la grande majorité des non-Arabes, qu’il s’agisse des États ou des peuples. On reviendra sur ce problème. Mais il est certain que les Arabes refusent ce point de vue et considèrent qu’il s’agit de la récupération d’une terre arabe, aliénée à la suite d’un processus de colonisation. C’est sur cette base que se noue leur solidarité « pan-arabe ». Aucune solidarité de ce genre ne s’est manifestée quand certains États arabes ont émis des revendications sur des terres non arabes depuis toujours ou depuis longtemps, quand certains ont voulu arabiser ou soumettre à l’arabisme divers peuples non-arabes. Ainsi l’arabisation du Soudan du Sud par les Soudanais du Nord n’a soulevé aucune vague de solidarité, la guerre irakienne contre les Kurdes a été désapprouvée par Nasser lui-même, les revendications syriennes sur le sandjak d’Alexandrette à population en grande partie turque ont laissé indifférents les autres États arabes. Ce qui explique la solidarité arabe exceptionnelle contre Israël, c’est qu’aucun Arabe ne peut nier le caractère colonial de l’occupation de la Palestine.


Seule cette caractérisation du conflit comme lutte contre une occupation étrangère non acceptée peut nous permettre d’expliquer le mécanisme de son déroulement.

A chaque phase, les Arabes ont refusé d’accepter le fait accompli à leur détriment, sans leur accord, par l’action de la force israélienne et de l’appui du monde européo-américain à Israël. A chaque victoire israélienne, les plus conciliants d’entre eux se sont résignés à admettre la victoire précédente, mais ont essayé de refuser toutes les conséquences de la dernière. Ils ont toujours été en retard d’une guerre parce que leur protestation a été constante contre les empiétements successifs sur ce qu’ils considéraient comme leurs droits.

Jusqu’à 1948, ils ont refusé de voir la terre palestinienne leur être arrachée pour former un État juif. Ils s’élevaient par conséquent contre la déclaration Balfour qui pouvait aboutir à ce résultat, acte britannique unilatéral remarquons-le encore une fois. Au minimum, ils s’élevaient contre l’interprétation de la déclaration Balfour en ce sens. Ils s’efforçaient au moins d’obtenir des Britanniques ou des Sionistes eux-mêmes, dans les pourparlers qui furent parfois engagés avec ceux-ci, la limitation de l’immigration juive afin d’éviter la formation d’une majorité juive en Palestine ou même d’une base de population suffisante pour la création d’un État juif. Leur échec fut consacré par le plan de partage de l’O.N.U. en novembre 1947.

La communauté des nations, dominée par les puissances américaine et soviétique, voulait leur imposer l’amputation du territoire arabe. Ils refusèrent d’accepter ce Diktat. D’où la guérilla de 1947- 1948 et la guerre de 1948. Ils furent vaincus militairement et durent signer des armistices (sauf l’Irak). Les États arabes limitrophes reconnaissaient dès lors l’existence de fait d’Israël. Mais ils maintenaient au moins leurs revendications sur les frontières et refusaient d’accepter comme acquises les conquêtes israéliennes dépassant le territoire octroyé à Israël par l’O.N.U. Ils refusaient aussi l’expulsion des Palestiniens hors du territoire israélien. L’O.N.U. leur donna raison sur ces deux points, mais Israël refusa d’accepter ses décisions et de les mettre en pratique. D’autre part, la revendication arabe générale persistait, s’exprimait par les surenchères de divers États et mouvements. Cela empêchait les gouvernements arabes, disposés à le faire, d’exprimer clairement leur reconnaissance de fait d’Israël dans les frontières du plan de l’O.N.U. pour ne pas parler de l’établissement de relations diplomatiques. Pour ce dernier refus, Israël leur fournissait d’ailleurs de bons arguments en refusant, de son côté, d’accepter le principe du retour au plan de l’O.N.U. et d’appliquer les décisions de cet organisme sur les réfugiés et sur Jérusalem.

Après les conquêtes de juin 1967, le même processus se répète. Des États arabes sont prêts alors à reconnaître de fait l’État juif dans ses frontières de 1948-1967, mais ne sont disposés à le faire que sous une forme (déclaration de non-belligérance) acceptable pour leur opinion publique dans une première étape et maintiennent au moins le refus d’entériner les dernières conquêtes. La revendication arabe générale les empêche d’aller plus loin.

La politique constante d’Israël est de faire reconnaître par les Arabes, non seulement son existence, qui est déjà une conquête, mais aussi son extension de 1948, qui paraît aux plus modérés des Israéliens leur garantir un territoire minimum pour la vie de leur État. De même, le départ des réfugiés, quelles qu’en soient les causes, leur paraît essentiel pour garantir le caractère juif de cet État, objectif de base et postulat de l’idéologie sioniste. Seul un retour très partiel serait admissible. Le refus arabe entraîne à un sentiment d’insécurité qui rend très difficile toute concession. Le refus signifie que la guerre dure et, dans toute guerre, aucun partenaire ne cède une parcelle des avantages qu’il a acquis.

La politique activiste de Ben Gourion et de son école a visé à obtenir la reconnaissance arabe par la terreur, par des coups de force. Elle a échoué, sauf peut-être (l’avenir le dira) en juin 1967. Mais en Israël aucune politique cohérente n’a pu être élaborée contre cet activisme. Ni Sharett ni Eshkol et Eban ne pouvaient, étant donné l’opinion publique israélienne, céder quelque chose de substantiel en ce qui concerne les frontières et les réfugiés. Celui qui alla le plus loin dans ce sens, Moshé Sharett en 1950, se heurta à une violente opposition intérieure. La gauche israélienne est tout aussi irréductible que la droite sur ce refus.

Certains sont disposés tout au plus à envisager le retour conditionnel d’une partie des réfugiés, ce qui est loin de satisfaire les Arabes. D’autre part, aucun Israélien ne peut invoquer de concession arabe clairement formulée sur la reconnaissance formelle de l’État, sur la renonciation à une partie au moins de la revendication. Ils en sont réduits à des manœuvres obliques qui pourraient peut-être avec le temps, dans la meilleure des hypothèses, créer un climat plus favorable à des concessions mutuelles. Mais le temps ne leur est pas accordé.

Les causes de la crise de 1967 paraissent être, d’une part cette faiblesse du secteur souple de l’opinion et du gouvernement israéliens devant l’activisme, d’autre part les contradictions internes qui empêchent les Arabes de présenter un front uni, capable de choisir une politique cohérente et de s’y tenir, d’offrir en particulier aux Israéliens de bonne volonté un programme autre que leur destruction. Les bonnes dispositions réelles de certains gouvernants arabes n’ont eu aucun effet sur les Israéliens du fait qu’ils n’osaient pas leur donner une expression claire et publique. Cela a permis aux activistes israéliens de persuader les masses qu’on ne pouvait leur accorder aucune valeur. Enfin, du fait de la division du monde arabe, il s’est trouvé des États pour se livrer contre Israël à des actes de guerre alors que d’autres en supportaient les conséquences. Mais des situations semblables s’étaient déjà présentées plusieurs fois. C’est un enchaînement particulier de circonstances qui, cette fois-ci, a déclenché la guerre avec ses conséquences multiples.


On passe aisément en Europe de la constatation des faits et de la caractérisation du conflit aux jugements moraux. Chez beaucoup d’ailleurs le jugement moral précède la simple connaissance des faits pertinents. Le jugement doit être éclairé et les plans bien distingués. Mais une appréciation morale est légitime.

Dans cette affaire, chacun a des droits. Mais il n’existe nulle part de tribunal suprême, de corps de doctrine déontologique des rapports entre peuples bien établi qui permette de hiérarchiser ces droits et de distribuer souverainement le blâme et la louange.

Les Israéliens ont des droits, certes. Un jugement abstrait peut leur reconnaître le droit de vivre dans le cadre des institutions qu’ils se sont données. On peut ajouter au crédit de ce droit la somme des travaux qu’ils ont accomplis et des souffrances qu’ils ont endurées. Mais, d’une part, on ne peut leur accorder un droit historique sur un territoire parce qu’une partie de leurs ancêtres y a habité il y a deux mille ans. D’autre part, il faudrait qu’ils reconnaissent qu’ils ont fait subir un tort considérable à un autre peuple, qu’ils l’ont privé de ses droits au moins équivalents aux leurs.

La rancune de ce peuple auquel ils ont porté tort persiste. Tant qu’elle persiste, les droits des Israéliens resteront dans l’abstrait. Ils peuvent seulement espérer les faire reconnaître, se faire accepter par les Arabes. A ce moment, seulement, leurs droits deviendront réels.

Comment se faire accepter ? Il y a une méthode morale qui est la discussion et la persuasion. Politiquement, elle a d’autant plus de chances qu’elle s’accompagne de concessions. Il y a aussi une méthode immorale qui est celle de la force. Quant à l’efficacité, elle n’a jamais grand rapport avec l’éthique. Pourtant il faut signaler, dans le cas d’Israël et de ses voisins arabes, un grand risque à l’usage de la force. Une acceptation contrainte peut plus facilement être remise en question par un nouveau gouvernement qu’une acceptation négociée. Et au surplus, si on doit indéfiniment, de façon récurrente, avoir recours à la force, celle-ci risque de ne pas être toujours du même côté.

En tout état de cause, Israël a tort de faire de ses droits un absolu. Il y a une certaine naïveté dans la bonne conscience israélienne. Combien d’Israéliens, de sionistes et de pro-Israéliens sont convaincus que le Droit est entièrement de leur côté? Si les Arabes refusent de le reconnaître, c’est qu’ils sont moralement tarés, manœuvrés par des puissances démoniaques ou victimes de louches complots. Les Israéliens, pour la plupart, se refusent à admettre que leur droit viole d’autres droits non moins respectables. On ne peut s’empêcher parfois, sur un certain plan, de préférer à cet aveuglement obstiné le cynisme des activistes, portant le problème sur le simple terrain des rapports de force.

Les Arabes ont aussi des droits. A bien des points de vue on est justifié à les trouver supérieurs à ceux des Israéliens. Les Arabes de Palestine avaient des droits sur la terre palestinienne de même nature que ceux qu’on reconnaît aux Français sur la terre française, aux Anglais sur la terre d’Angleterre. Ils ont été lésés sans qu’il y ait de provocation de leur part. Ce fait simple, mais incontestable ne peut être éludé. Les multiples torts particuliers qu’ils ont pu avoir, l’enchevêtrement des circonstances et des responsabilités de détail ne peut prévaloir contre lui.

Mais on ne peut non plus en faire un absolu. Lorsque la revendication d’un droit peut causer trop de catastrophes et d’injustices, trop d’inconvénients pratiques aussi, on peut être fondé à demander qu’il y soit renoncé. Le tort infligé par les Israéliens aux Arabes est bien réel. Mais il n’est que trop fréquent dans l’histoire. De multiples violations de droits de ce genre se sont produites depuis l’origine de la société humaine. Les bénéficiaires en ont été tantôt les uns et tantôt les autres. Les Arabes ont fait des conquêtes sur une échelle singulièrement plus vaste et porté tort à bien d’autres peuples. Certains d’entre eux ont encore un comportement tout à fait condamnable, à l’égard des Kurdes d’Irak et des Noirs du Soudan du Sud. Les conquêtes du passé ont été couvertes par cette prescription morale qu’est l’oubli. Les colonisateurs ne sont pas des monstres à visages humains, mais des gens qui obéissent à des réflexes malheureusement normaux de l’homme social. Nul ne peut, sans pharisaïsme, se juger lui-même ou juger sa communauté indemne de tels réflexes.

On peut donc plaider auprès des Arabes pour l’acceptation du fait accompli. Il n’y a nulle part d’étalon d’or qui dise après combien de temps une telle acceptation devient normale ou recommandable. J’ai cité ailleurs le cas en partie comparable de l’Ulster, conquis par la force comme le reste de l’Irlande sous Cromwell, peuplé d’Anglais et d’Écossais protestants, arraché ainsi par rétablissement d’une nouvelle population à l’Irlande catholique. On sait les exactions dont s’est accompagnée la conquête de l’Irlande, le régime colonial qui a suivi. Lors de l’octroi de l’indépendance à l’Irlande, on sait que l’Ulster en fut excepté. C’était une violation du droit en tant que reconnaissant un fait accompli, nul n’en doute, par la force. Mais c’était aussi une reconnaissance du droit acquis par les Ulsteriens de vivre au sein d’une nouvelle communauté nationale. Le fait date de 1920. On sait que l’Irlande protesta et refusa solennellement de reconnaître cet empiétement injuste sur son territoire national, pendant quarante-cinq ans. Et puis, en 1965, vint la reconnaissance et le président irlandais fit une visite officielle à Belfast.

On peut donc plaider auprès des Arabes pour une acceptation du fait accompli. Il est clair que cette requête aurait d’autant plus de chances d’être favorablement accueillie qu’elle serait accompagnée de concessions et d’avantages. Le monde extérieur serait heureux de voir ainsi triompher la paix. Mais il est sûr aussi que nul n’est assez pur pour avoir le droit d’exiger cette acceptation, pour condamner les Arabes au nom de la morale universelle s’ils s’obstinent à la refuser.


Un argument est avancé pour donner à la cause arabe une valeur presque absolue. C’est l’argument courant dans une fraction de la gauche mondiale selon lequel Israël est un bastion de l’impérialisme. Dès lors, sa seule existence serait un attentat au progrès et à la liberté du monde en général, du monde arabe en particulier.

Il est bien vrai qu’Israël, du fait de son origine coloniale, du fait de l’hostilité arabe que celle-ci a entraînée, est poussé à s’appuyer sur les puissances européo-américaines qui l’ont déjà protégé. Financièrement il dépend dans une large mesure de la communauté juive américaine, bien intégrée aux États-Unis. Il se classe par son niveau de vie et la technicité qui s’y déploie dans le monde des pays développés. Il est bien, comme le voulait Herzl, une tête de pont du monde industrialisé capitaliste au milieu d’un monde sous-développé.

Pourtant il ne semble pas qu’il participe de façon importante à un système d’exploitation du Tiers Monde par le monde industriel. Les possibilités que lui donne dans ce sens sa supériorité technique sont réduites de beaucoup par la petitesse de son territoire, par ses difficultés avec son entourage immédiat, par sa propre dépendance économique à l’égard des puissances capitalistes européo-américaines.

L’appartenance d’Israël au monde occidental vient plus d’un choix politique que des structures économiques. Ce choix dérive des facteurs qu’on a mentionnés. Il rend très difficile aux pays socialistes et du Tiers Monde, aux éléments progressistes de partout de prendre parti pour Israël dans le conflit qui l’oppose à ses voisins arabes. En effet, les masses arabes partagent vigoureusement les aspirations du Tiers Monde : l’indépendance et la modernisation. Pour des raisons assez claires, ces aspirations poussent ces masses vers une opposition résolue aux tendances des Occidentaux à l’hégémonie économique et politique. Leur passion pour ces objectifs est si forte qu’elle oblige les gouvernements réticents à simuler au moins les mêmes aspirations et à faire quelques gestes concrets dans ce sens. Parfois elle pousse au pouvoir un gouvernement sincèrement voué à la réalisation de ces aspirations. Il est normal que les masses arabes voient dans Israël, colonie de l’Occident, lié politiquement à l’Occident, d’abord et avant tout un bastion de cet Occident détesté, un bastion à faire crouler. Il est très difficile pour ceux qui partagent les aspirations de ces masses arabes de s’opposer à elles sur ce point.

Pourtant il faut rejeter une conception fausse et schématique de cette appartenance et de cette dépendance d’Israël au monde occidental. Cette conception est répandue chez les Arabes et ailleurs et elle est souvent rattachée au marxisme. Il s’agit en effet de notions d’un type qui était à la mode dans le marxisme idéologique le plus vulgaire de l’époque stalinienne.

Il me paraît certain que la supériorité économique, technique et militaire du monde occidental, tout particulièrement des États-Unis, engendre des tendances à préserver et à exploiter cette hégémonie par tous les moyens. On peut donc parler d’un système économique impérialiste d’exploitation fonctionnant surtout au bénéfice des États-Unis et d’un impérialisme politique américain qui en découle selon un processus complexe qui n’a rien d’automatique. Un impérialisme politique des pays socialistes développés est d’ailleurs possible lui aussi, mais réalisé seulement sur une petite échelle par suite de la conjoncture internationale. En tout cas il ne pourrait être que contrôlé par l’État alors que, dans l’Ouest, des puissances économiques insoucieuses d’autre chose que de leur propre profit immédiat contribuent beaucoup (pour le moins) à le déchaîner. Ceci admis, on ne peut adhérer à la représentation vulgaire et pseudo-marxiste de ces tendances.

L’ennemi impérialiste et capitaliste des aspirations des peuples vers la liberté et l’égalité est représenté comme une espèce de monstre à tête et à cerveau uniques avec de multiples tentacules obéissant sans hésitation aux ordres qui en émanent. Ce cerveau est situé quelque part entre le Pentagone et Wall Street et aucun des tentacules n’a la moindre volonté propre. Israël serait l’un d’eux et serait chargé de mater la révolution prolétarienne et antiimpérialiste dans les pays arabes. Ce grossier schéma mythologique et pseudomarxiste est évidemment faux.

Israël, avec toutes les entraves que représente sa dépendance, a sa volonté propre et ses buts propres. Il n’obéit pas automatiquement à toutes les injonctions des États-Unis non plus que de ce monstre indéfinissable que ce marxisme ultra-schématique appelle « l’impérialisme ». Il s’intéresse d’abord à sa survie que certains seulement de ses hommes politiques veulent assurer par l’expansion. La révolution dans les pays arabes ne l’inquiète pas en tant que telle si elle n’est pas de nature à mettre en danger sa survie. Il ne se fait gendarme de la réaction que dans des circonstances données, s’il y trouve son propre intérêt.

Par ailleurs, les nations n’ont pas d’essence perdurable et éternelle. Elles ont une existence en processus de modification constante. Des facteurs puissants, ai-je dit, poussent Israël vers le rôle qu’il a joué jusqu’ici. Mais d’autres facteurs peuvent pousser en sens contraire. Un autre Israël n’est pas inconcevable. Si la menace extérieure cessait de façon durable, le processus que l’on a vu à l’oeuvre ci-dessus pendant les périodes de répit pourrait se poursuivre avec beaucoup plus de force. Les partis réactionnaires et expansionnistes perdraient beaucoup de leurs atouts. La lutte sociale interne pourrait se dérouler sur des bases plus saines. Les partis de gauche, n’étant plus soupçonnés d’affaiblir la forteresse assiégée, auraient plus de chances dans la lutte politique. Le déclin de l’antisémitisme en Europe et en Amérique aidant, l’immigration juive en Israël pourrait être ramenée à des proportions modestes. L’émigration juive à partir d’Israël reprendrait. Il y aurait ainsi par la force des choses une évolution vers la désionisation.

On aurait dès lors affaire à un État levantin comme un autre et non plus à une tête de pont de l’Occident, poussé par sa situation à recueillir l’hostilité générale du monde arabe, à rechercher l’appui impérialiste, à être tenté de façon permanente par l’agression préventive. Son idéologie tendrait à s’adapter peu à peu aux nouvelles conditions. Les privilèges accordés aux Juifs en tant que tels tendraient à disparaître. Les lois à relent raciste et clérical entreraient en désuétude et finiraient par être abolies. Une grande partie des réfugiés pourrait revenir et être autre chose qu’une cinquième colonne. On aboutirait à un État bi-national (avec garanties prévues pour chacune des ethnies le constituant) comme celui dont rêvaient les esprits les plus libres et les plus avancés dans la Palestine mandataire.

Un tel État serait accueilli sans difficultés par le Moyen-Orient et pourrait entrer en relations harmonieuses avec les pays arabes voisins auxquels il pourrait fournir quelque assistance technique. C’était là le rêve du roi Fayçal et aussi d’un certain nombre de Juifs courageux du Yishouv palestinien. On est tenté de le préférer au rêve orgueilleux de Herzl et de Ben Gourion. Et de crier aux hommes concernés, Israéliens et Arabes, comme le journaliste viennois, mais à meilleur escient : « Et si vous le voulez, ce ne sera pas un rêve ! »


Ces perspectives optimistes ont-elles beaucoup de chances de se réaliser, fût-ce à longue échéance ? Nous en sommes loin, hélas !

Pour le moment, Israël est Israël. On ne peut espérer le voir changer dans le sens qu’on a dit s’il n’est pas accepté par les Arabes. Les Arabes peuvent-ils l’accepter ?

Les États qui ont le plus souffert de la guerre, Jordanie et Égypte, sont tentés par l’acceptation. Encore faut-il que leurs gouvernants puissent la présenter à leurs peuples sous des couleurs qui ne soient pas celles d’une capitulation : sans quoi ils ne tarderaient pas à être renversés par l’indignation populaire et on n’aurait rien gagné. A plusieurs reprises, les Israéliens n’ont pas pu ou voulu comprendre cette nécessité de concessions de leur part permettant aux chefs arabes de recueillir l’acquiescement de leurs peuples. La cause en était en général leur méfiance invétérée à l’égard de tout et de tous, méfiance que l’intransigeance de la propagande arabe (si fictive ait-elle pu être) ne pouvait qu’encourager. Actuellement on a affaire à des vainqueurs et la victoire porte peu aux concessions. Mais d’autre part, la digestion des territoires conquis est difficile.

Israël est vraiment confronté au dilemme de la victoire que certains (dont l’auteur de ces lignes, en date du 4 juin 1967) lui prédisaient. Comment tenir sous la domination les terres arabes conquises ? Ou bien l’État est démocratique ou même reste seulement parlementaire libéral. Dès lors, les Arabes seront bientôt la majorité et c’en sera fini du rêve de l’État juif pour lequel tant de sacrifices ont été faits. Ou bien on traitera les Arabes en citoyens de seconde zone, on institutionnalisera la discrimination, on pratiquera la politique de l’Afrique du Sud. Ceci, joint à la répression, forcément de plus en plus dure, d’actes de sabotage et de guérilla de plus en plus audacieux, aliénera à Israël cette opinion publique mondiale qui, pesant sur les gouvernements, a été son meilleur appui.

Il est donc possible que les Israéliens fassent des concessions auxquelles les pousseront aussi des gouvernements amis. Seront-elles suffisantes pour permettre aux gouvernements arabes d’en faire de leur côté ? Celles des uns paraîtront-elles aux autres équilibrer suffisamment les leurs ? Toute la question est là.

Et si les Arabes refusent encore une fois de s’engager sur cette voie, que leur refus soit justifié ou non par des refus israéliens ? Ils peuvent adopter la stratégie que leur conseille Mao Tsé-toung, celle de la guerre révolutionnaire. C’est aussi celle qui tente le gouvernement syrien et que pratiquent déjà sur une échelle croissante les groupements palestiniens plus ou moins clandestins. C’est un choix stratégique possible et je pense, comme il a été dit, qu’on n’est guère qualifié moralement à le condamner, si terribles qu’en puissent être les effets. Par contre je pense qu’on peut condamner moralement ceux qui, n’étant pas engagés dans le conflit, n’étant ni Palestiniens ni Arabes, y poussent les autres.

Il faut souligner que, contrairement à une idée courante dans une partie de la gauche arabe, la révolution ne signifie pas forcément la guerre révolutionnaire. Certains pays arabes ont été amenés par la lutte pour l’indépendance à des mesures de nationalisation étendue des entreprises, c’est-à-dire à l’adoption partielle d’un type d’économie socialiste, selon l’acceptation habituelle des mots. En l’absence d’une bourgeoisie dynamique à l’esprit indépendant ou de circonstances lui permettant d’agir, c’était la seule manière d’édifier une base économique autonome puisque l’entreprise libre avait tendance à se spécialiser dans des activités défavorables à cette autonomie, à placer ainsi le pays sous la dépendance du capitalisme occidental.

Mais il n’y a eu nulle part, semble-t-il, de révolution profonde rompant avec les traditions du passé, mettant les leviers de commande aux mains de couches tout à fait écartées jusqu’ici du pouvoir, du prestige, de la culture et de l’aisance. Les déficiences des classes moyennes à qui revenait pratiquement le pouvoir dans les Etats dits « révolutionnaires », déficiences que la récente guerre a cruellement révélées, renforcent l’opinion de ceux qui pensaient que seules des révolutions plus radicales pourraient tirer le monde arabe du sous-développement et libérer vraiment les couches défavorisées du carcan de l’ordre hiérarchique traditionnel.

Or certains révolutionnaires du monde arabe veulent lier une révolution de ce type à la guerre populaire et révolutionnaire contre Israël. Cela n’est fondé qu’en un sens. Une révolution interne profonde peut s’accomplir sans forcément être liée à une guerre contre Israël. Il est bien vrai que les masses de certains pays arabes comprennent mal qu’on les entraîne à la lutte contre les impérialistes sans qu’Israël, pour elles symbole du monde impérialiste et élément de ce monde qui les a atteintes le plus directement, soit compris dans ses objectifs primordiaux. Mais, après tout, elles comprennent fort bien que la Syrie, par exemple, se garde de provoquer militairement la Turquie ou les États-Unis. Pourquoi pas la même attitude envers Israël ? Une politique comme celle de Lénine à Brest-Litovsk est certainement possible, même si elle demande beaucoup de courage de la part des dirigeants qui l’appliqueraient.

A l’inverse, la guerre révolutionnaire pourrait entraîner la révolution. Mais les conditions de cette évolution sont assez effrayantes et il n’est pas sûr que les dirigeants qui choisissent cette voie en aient pleinement conscience. Une guerre révolutionnaire menée contre Israël par des commandos palestiniens avec le soutien plus ou moins déclaré de certains États arabes est fort possible. Elle est même commencée sur une petite échelle. Si Israël garde les territoires conquis en juin 1967, il est probable qu’elle se développera. Mais il est invraisemblable que les États intéressés puissent en même temps soutenir la guerre et conserver, tant aux yeux de leurs propres peuples qu’à ceux d’Israël, la fiction de constituer un État neutre. La situation ressemblera à celle du Viêt-Nam et par conséquent les pays directement impliqués dans le soutien aux guérilleros palestiniens risqueront de connaître le sort actuel de la République démocratique du Viêt-Nam du Nord. Les sociétés arabes intéressées seront- elles capables d’y faire face ?

Les destructions et les pertes, selon l’avertissement compétent de Mao Tsé-toung, risquent d’atteindre des proportions très élevées pendant très longtemps. Dès lors, deux perspectives sont possibles. Ou bien une révolution profonde qui seule pourrait — encore n’est-ce pas sûr — soutenir une telle guerre ou bien la venue au pouvoir d’éléments moins révolutionnaires, peut-être même très réactionnaires, non moins ennemis d’Israël dans le fond de leur cœur, mais qui, eux, pratiqueraient — à leur profit — la politique de Brest-Litovsk. On se gardera de prédire ici laquelle de ces issues est la plus vraisemblable.

Les pays arabes sont divers, les mouvements en leur sein le sont encore plus. Les voies choisies seront sans doute différentes. Les conséquences en seront des composantes complexes des diverses issues simples schématiquement prévues ci-dessus. Dans l’évolution du Moyen-Orient, l’installation d’Israël a apporté une cause de difficultés et de troubles qui est venue s’ajouter à toutes les autres déjà existantes.

L’observateur du dehors ne peut que souhaiter l’évolution vers des sociétés plus libres, moins injustes, disposant de plus d’aisance, moins défavorisées dans les affrontements mondiaux. Il ne peut que souhaiter que cette évolution se poursuive avec le minimum de catastrophes possibles pour les individus et pour les collectivités. Il comprendra les combattants sans. partager toutes leurs passions et leurs illusions, en déplorant, comme l’ont souvent et bien vainement fait ses semblables dans le passé, que s’entr’égorgent des hommes et des femmes également sincères que meuvent des idéologies opposées.

L’histoire est cruelle et rien n’annonce que sa soif de sang humain s’apaisera bientôt. Encore heureux si ces misères et cruautés payent au moins un certain progrès global. Cela même n’est pas sûr. Mais on n’est pas dispensé de lutter contre l’injustice d’aujourd’hui par les perspectives des injustices de demain.

Puisse au moins l’avenir voir les problématiques descendants des anciens Hébreux délivrés de ceux de leurs rêves qui ne peuvent se réaliser qu’au détriment de leurs cousins de Palestine. Puisse-t-il voir le Moyen-Orient se libérer des plus pesantes de ses chaînes. Puisse ainsi s’apaiser un conflit qui ne sert en rien la cause de l’humanité et s’éliminer une cause de haine inutile entre tant d’autres.

Tant que le moindre espoir subsistera d’arriver à ce résultat, on ne pourra excuser ceux qui, le pouvant, ne s’efforceraient pas d’y contribuer.

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