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Maxime Rodinson : Islam et révolution

Entretien de Maxime Rodinson avec Robert Bonnaud et Michel Wieviorka paru dans La Quinzaine littéraire, n° 537, du 1er au 31 août 1989, p. 9-10


Spécialiste de l’islam et du monde arabe, Maxime Rodinson est également connu pour ses idées marxisantes, ainsi que pour ses prises de position en faveur des Palestiniens et de plusieurs revendications arabes dès 1948. Ses ouvrages sur Mahomet (Le Seuil, 5e éd., Coll, Points, 1979), Islam et capitalisme (Le Seuil, 1966), Marxisme et monde musulman (Le Seuil, 1972) ont eu un écho et une influence considérables. Il achève actuellement, pour les Editions de La Découverte, une nouvelle édition de la Fascination de l’Islam.


Q. L. – Il y a dix ou quinze ans, en France ou en Grande-Bretagne, l’idée que l’on puisse blasphémer du point de vue de l’islam est une idée que personne n’aurait perçue. Est-ce que le thème du blasphème s’est renouvelé ?

M. R. – On n’y pensait même pas, on blasphémait tout le temps sans y faire attention. On outrageait sans complexe croyances et rites chrétiens, juifs, musulmans. Si on parle comme si on n’y croyait pas, on blasphème. Je suis pour la liberté d’exprimer son incroyance, donc, dans ce sens, je suis pour le blasphème ! On assiste actuellement à une transformation du rôle de la religion : ce n’est plus seulement l’expression d’une foi, c’est un étendard national, une valeur nationale, c’est vrai pour l’islam et pour le judaïsme. Les musulmans protestent sans arrêt contre ce qu’ils perçoivent comme des injures à l’endroit de Mahomet. Ils y voient un mépris racial ou politique à leur égard. Mais ce n’est pas toujours le cas ! Si l’on écrit que Mahomet est un faux prophète, que ce soit dans un livre du Moyen Age ou d’aujourd’hui (c’est une chose que n’importe quel chrétien ou n’importe quel juif est forcé de dire, sinon il serait musulman !), ils disent : on nous méprise. Ce n’est pas toujours qu’on les méprise ! Des « injures » de ce genre, il y en a eu du Moyen Age au Temps modernes, contre les chrétiens qui, par exemple au IVe siècle, osaient dire que la nature divine l’emportait sur la nature humaine dans le Christ – ou l’inverse – ou que le Saint-Esprit n’était pas sur le même pied que le Père et le Fils. On a dit bien pire sur Aruis et Nestorius, plus tard sur Luther, que sur Mahomet. Mais les musulmans qui protestent ne connaissent pas l’histoire de la pensée européenne ni le caractère courant du blasphème dans notre culture.

Une chose est très difficile à faire comprendre, aussi bien aux Occidentaux qu’aux Orientaux : il y a une espèce de laïcisation interne de l’islam, sur un certain plan, que l’on voit également dans les autres religions. Un aplatissement. Vers 1830, Alfred de Vigny pouvait écrire : « Et Dieu, tel est le siècle, il n’y pensèrent pas », à propos de deux amants qui s’étaient suicidés par amour dans la forêt de Montmorency. Y en a-t-il beaucoup qui pensent à Dieu maintenant ? Pour ce qui est de l’islam, l’essentiel, pour tout musulman jusque vers 1850, qui l’est encore pour beaucoup, quand même, c’est que Mahomet est celui qui apporte le message de Dieu, d’Allah pour expliquer comment gagner le paradis et éviter l’enfer. C’était le plus important. Aujourd’hui, c’est en pratique très secondaire.

L’ayatollah Montazeri surveille le départ pour l’offensive

Q. L. – La révolution iranienne n’est-elle pas, à certains égards, une manifestation de cette évolution ?

M. R. – Khomeiny a mené les gens sur un programme politique et social, ce que n’avait jamais fait un révolutionnaire religieux d’autrefois. Il voulait rétablir la foi blessée par l’impiété des gouvernants, mais, en arrivant au pouvoir en 1979, il a fait une constitution et des élections ! Ce sont des choses qui n’existaient pas dans l’islam. On y a commencé à emprunter ces institutions aux Européens vers 1850, à la France, à l’Angleterre.

Q. L. – Vous symbolisez l’effort pour associer le monde arabe – ou le monde islamique – à une certaine conception du progrès, et autrefois au marxisme. Diriez-vous aujourd’hui que la poussée de l’islam est un peu l’échec de cet espoir ?

Vers les années 1960 je croyais, de façon très schématique – moins que d’autres, mais tout de même – que la lutte étant terminée et l’indépendance gagnée, le monde arabe allait entrer dans l’ère de la lutte des classes. Je croyais aussi que la lutte de classes irait avec la laïcisation. Que nous entrions donc dans une ère qui serait probablement difficile, mais ferait pénétrer petit à petit la lutte de classes et les idées de laïcité comme cela avait été le cas en Europe. J’ai fini par comprendre que ce n’est pas tout à fait la même chose. Ce schéma se réalisera peut-être, je n’en suis pas sûr, mais à très longue échéance, et avec des hauts et des bas. Après tout, en France, on peut dire qu’il a fallu quatre ou cinq révolutions après 1789 pour que la laïcité entre dans les institutions. Pour le monde arabe, rien ne prouve que cette évolution est inéluctable. Elle se fera peut-être dans un sens contraire. Le monde sera peut-être entièrement cléricalisé et reviendra à un nouveau Moyen Age. C’est ce qu’a prédit Berdaiev. Quant à la lutte de classes, c’est un des dynamismes perpétuels de l’histoire qu’on n’idéologise pas toujours. mais qui subsiste toujours (sans être le tout de l’histoire).

Q. L. – D’après vous, quand les choses ont-elles commencé à évoluer dans un sens différent de celui que vous prévoyiez d l’époque ?

M. R. – Des tas d’événements ont convergé, et cela dépend des pays. En Algérie, on a vu tout de suite, au bout d’un an ou deux, que cela n’allait pas dans ce sens-là.

Toutes les variétés d’attitude

Il y a toutes les variétés d’attitude vis-à-vis de la religion dans les pays musulmans, et j’ai appelé l’une d’elles la « reli­giosité respectueuse ». C’était le cas de Nasser. Il était croyant, comme de Gaulle était croyant, mais pas plus. Il était très fin et très sincère, et avait peut-être une piété très grande, mais il ne la montrait pas trop. Il n’en montrait que ce qu’il fallait pour combattre les Frères Musulmans qui l’attaquaient, et il n’allait faire son pèlerinage à La Mecque pour montrer qu’il était un bon musulman. Peut-être était-il sincère. Mais il avait beaucoup de bon sens. Il a dit un jour : « Je n’ai jamais compris comment on peut gouverner un peuple uniquement avec le Coran ». C’était du bon sens pur et simple. C’était l’époque où Bourguiba, pour promouvoir une attitude laïque, buvait en public un verre d’eau au milieu du ramadan. Toutes ces tentatives pour aller dans le sens d’une laïcisation, d’une limitation de la zone du religieux, ont finalement échoué. On a bien vu que ce sont les forces contraires qui l’ont chaque fois emporté, qui ont mobilisé les masses. La révolution iranienne a été la culmi­nation. On accuse toujours notre aveuglement. Peut-être qu’en effet, on aurait dû mieux analyser les choses, mais ce n’était pas tellement visible, et c’était dans des secteurs de la société que nous jugions négligeables du point de vue politique, du genre des théolo­giens de Qom.

Dans chaque pays, il y a des courants contraires et la tendance cléricale ne domine pas totalement. On assiste à son retour en force dans certains cas, mais elle ne domine tout à fait qu’en Iran pour le moment. Les régimes irakien et syrien sont toujours fidèles au parti Baas, dont le programme est laïque. Jusqu’à présent, ni Assad, ni Saddam Hussein n’ont capitulé purement et simplement devant l’élément religieux – ils ont fait quelques gestes pour montrer qu’ils n’étaient pas si irréligieux que ça.

Femme chercheur en Egypte

Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux…

Q. L. – Le drame, c’est que les régimes qui résistent le plus à la poussée religieuse ne sont pas forcément plus sympathiques que les autres ! Entre les régimes irakien ou syrien et le régime iranien, il est bien difficile de dire lequel l’emporte en sympathie !

M. R. – Du point de vue des droits de l’homme, ce n’est pas beaucoup mieux d’un côté que de l’autre. Je le dis par manière de paradoxe et de provocation, mais au fond est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux pour le Liban qu’il soit totalement sous la coupe syrienne ? On pourrait au moins se balader sans risque dans les rues de Beyrouth : Hafez-­el-Assad a massacré dix mille types à Hama. Résultat, on se balade tranquillement dans les rues de Damas.

Q. L. – Quel est l’état du marxisme dans le monde musulman actuel ?

M. R. Je ne crois pas qu’il y a « un » marxisme et que c’est une doctrine « totale ». Il n’y a plus nulle part beaucoup de gens qui se réclament du marxisme, mais tous sont pénètres de pensées, d’idées sociologiques, philosophiques, théoriques, d’origine marxiste. Même Khomeiny, même Khadafi. Je l’ai dit un jour à Khadafi, il a ri et a dit que Marx était musulman. Les Palestiniens mènent une lutte nationale, or ils tiennent beaucoup à ce qu’on la nomme « révolution palestinienne ». Même Khomeiny est pénétré d’idées marxistes, quand il met au premier plan l’idée de révolution ! Certes, il y a toujours eu des révolutions en Islam, pour installer un bon gouvernement à la place de celui qui est devenu mauvais, parce qu’impie. Mais l’idée que la révolution est quelque chose de louable en soi, qu’il faut faire la révolution pour la révolution, qu’il faut être révolutionnaire, est une idée complètement absurde du point de vue de l’Is­lam classique pendant treize siècles ! Les gens n’ont plus conscience de l’origine de cette idée, mais c’est le marxisme – parmi les autres tendances socialistes du XIXe – siècle qui l’a imposée en Occident.

Q. L. – Que sont devenus les intellectuels du monde arabe qui ont été identifiés au marxisme ?

M. R. – Beaucoup sont devenus islamistes. Il y en a dans l’état-major de Khomeiny, dans les opposants, dans les Moudjahidines du peuple. Une grande partie de ces gens-là se déclaraient marxistes il y a vingt ans. Certains sont sincères, d’autres pas. Pour certains, c’est le vieux principe du marxisme militant, selon lequel il faut être « avec les masses » – c’est l’entrisme – et par conséquent utiliser tous les mouvements allant dans un sens révolutionnaire, même s’ils paraissent complètement farfelus.

La crise du marxisme

Q. L. – N’est-ce pas la crise du marxisme qui a suscité, là où il a échoué, le passage à l’islam ?

M. R. – Il y a vraiment tous les cas. Regardez l’évolution des juifs : beaucoup, qui étaient parfaitement déjudaïsés – quelquefois comme moi depuis trois générations, mais même moins – ont retrouvé, à cause de l’Holocauste, une tendresse pour la tradition juive qu’ils n’avaient absolument pas. Ils ont commencé à s’intéresser à l’histoire juive, aux pratiques juives, ils se sont mis à lire des bouquins, à se plonger dans la Bible, puis à fêter quelques fêtes, certes religieuses, mais qui peuvent passer pour communautaires, etc. C’est le processus que Pascal avait très bien compris : abêtissez-vous, priez et la foi viendra. C’est la même chose dans l’islam. Il y a des trajectoires strictement parallèles : des gens sont revenus à l’islam de leur enfance, aux rites d’abords, puis ont commencé à lire, ils ont fini par se convaincre. Sur le nombre, on en voit qui sont devenus des croyants musulmans tout à fait normaux, parfois excessifs.

Q. L. – A quelles conditions l’islam peut-il, en son sein ou malgré lui, rouvrir l’espace d’une certaine modernité, d’une certaine laïcité, retrouver notre conception occidentale du progrès ?

M. R. – La laïcisation est un processus très lent, qui a des retours en arrière, et qui varie selon les pays musulmans. Il y a dix-huit pays arabes, et les Arabes sont le cinquième de l’islam (pas plus, contrairement à ce que l’on croit souvent en France). Il y a des musulmans un peu partout. Une partie d’entre eux sera peut-être de plus en plus fidéiste. Mais il y aura aussi des tendances laïques – et il y en a déjà beaucoup – d’abord dans le secret, puisque c’est mal vu. Il y en a qui resteront souterraines pendant un certain temps. Mais je crois que toutes les idées qui ont été semées pendant la période d’occidentalisation, qui a duré un siècle et demi à deux siècles, ne sont pas perdues. Elles existent. Je l’ai vu, en Algérie et ailleurs. Si vous croyez que des filles à qui on a appris que la femme est l’égale de l’homme sont toutes résignées à obéir à n’importe quel connard qui vient leur parler au nom du Prophète ! Tout cela est enfoui, secret, implicite, mais un jour ou l’autre, surgira au grand jour. Ce qui ne veut pas dire que tout aboutira à une laïcisation universelle ! L’histoire ne promet rien et surtout pas le triomphe définitif de la rationalité !

(Propos recueillis par Robert Bonnaud et Michel Wieviorka)

2 réponses sur « Maxime Rodinson : Islam et révolution »

Des réponses lucides, profondes et très réalistes sur le monde arabo-musulman.
J’ajouterai que les mouvements marxistes dans ces pays ont été décapités durant les années soixante. Alors qu’ils avaient participé aux luttes pour l’indépendance. Mais les multinationales ont eu depuis, le pouvoir de téléguider les chefs d’états…

Ces voix nous manquent. Surtout en ce moment…

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