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Dossier : Féminisme et islamisme

Dossier paru dans Inprecor, n° 284, 20 mars 1989, p. 12-19


FEMMES-TURQUIE

AVANT LE COUP D’ÉTAT de septembre 1980, des milliers de femmes militaient dans les rangs de groupes de gauche et d’extrême-gauche, aussi bien que dans les groupes intégristes et fascistes. Mais la question de l’oppression des femmes n’avait jamais été réellement discutée, étant soit simplement ignorée, soit reléguée au second plan au nom d’autres « priorités ». Ce n’est qu’avec l’apparition d’un mouvement autonome des femmes, au milieu des années 80, que cette question a pu s’imposer à l’ordre du jour, grâce, notamment, à des publications féministes comme Kaktüs ou Feminist .

La question de l’oppression des femmes est même venue à l’ordre du jour du mouvement islamiste, qui s’en est emparé… « à sa manière ». Des militantes islamistes ont, par exemple, organisé une série d’actions spectaculaires dans tout le pays, pour protester contre l’interdiction du port du foulard, symbole d’appartenance islamique, dans les universités ; ou pour exiger des autobus « non-mixtes », afin de lutter contre le harcèlement sexuel dans les transports en commun. Une partie de ces militantes islamistes ont, par ailleurs, commencé à revendiquer, au sein de leur mouvement, une plus grande égalité entre l’homme et la femme.

Cette année, le 8 mars a été l’occasion d’une confrontation symbolique indirecte entre le mouvement féministe et les femmes islamistes. Alors que les féministes célébraient le 8 mars en manifestant contre les discriminations salariales et la violence contre les femmes, des milliers de femmes islamistes défilaient en tchador, pour protester contre l’interdiction du port du foulard (dénommé pudiquement « turban ») … mais aussi aux cris de « à mort Rushdie ! »

Nous publions, ci-contre, des extraits d’un article paru en Turquie, dans la revue féministe socialiste Kaktüs, qui se penche sur ce problème et qui a suscité un vif débat avec les femmes islamistes. Nous reproduisons également de larges extraits de ce débat, publié dans la même revue.

Sedef ÖZTÜRK


DANS LES ARTICLES traitant de « la femme et l’islam », la tendance générale est d’étudier les versets du Coran sur la femme, en défendant ou infirmant certaines thèses pré-établies. Même si l’étude des textes sacrés n’est pas inutile, je ne pense pas qu’il soit indispensable de faire référence au Coran pour s’exprimer sur l’impact de la religion sur la vie quotidienne et sur l’oppression des femmes.

Cela pour deux raisons :

Premièrement, toutes les religions, (…) qu’elles soient monothéistes ou polythéistes, ont toujours considéré la femme comme une créature inférieure à l’homme, ou du moins, ont essayé de la réduire à son rôle de « femelle reproductrice ». De ce point de vue-là, dans son discours idéologique et ses formes d’intervention dans notre vie quotidienne, l’islam est tout à fait semblable aux autres religions.

Deuxièmement, même si la rhétorique idéologique du mouvement islamiste qui s’organise, s’inspire du Coran, elle est, aujourd’hui, beaucoup plus influente que le Coran lui-même ; on ne peut pas parler d’une influence du Coran « en tant que tel » dans les traditions et coutumes.

Audelà du Coran

En fait, l’islam ne se présente qu’imprégné de tout un système social et mélangé à d’autres idéologies. Par conséquent, nos interlocuteurs dans cette discussion, ceux dont nous devons analyser les thèses sur les femmes et que nous devons critiquer, sont les épigones de l’islam, plutôt que les textes sacrés.

J’ai dit, ci-dessus, que l’islam n’était pas différent des autres religions. Il est clair que les islamistes vont immédiatement s’opposer à cette assertion. Le quotidien islamiste Zaman (« Le Temps », plus de 200 000 lecteurs, ndlr) publie régulièrement une rubrique sur la « question femme ». Dans presque tous ces articles, on prétend que Dieu a, en fait, créé l’homme et la femme sur un pied d’égalité en tant que sujets et que le Coran protège les femmes. Toutes les inégalités qui existent, l’oppression et l’exploitation, sont des injustices dont sont responsables le patriarcat, le capitalisme et les autres religions, soit, en un mot : l’Occident.

Dès que notre société sera débarrassée de ce carcan et sera réorganisée sur le modèle islamiste, l’oppression des femmes disparaîtra automatiquement. Car, d’après eux, la femme est opprimée à cause de la prostitution, de l’exploitation au travail et parce qu’elle ne peut pas se voiler comme elle le veut. (…)

Prenons par exemple la double confrontation, entre nous, les féministes et les islamistes radicaux, d’une part ; et entre ces mêmes islamistes radicaux et l’Etat turc, d’autre part. Notre Etat, laïc mais musulman, en pleine oscillation entre sa tradition kémaliste et l’idéologie is­lamiste (voir encadré ci-contre), a tout d’un coup décidé d’interdire le port du foulard dans les universités. Les groupes islamistes radicaux ont commencé à organiser des actions de protestation contre cette interdiction et pour défendre leurs droits démocratiques : « L’Etat ne doit pas se mêler de la liberté de l’habillement des citoyens ! »

Avant d’analyser ce cas concret où les islamistes et l’Etat se sont « confrontés », il serait peut-être utile de vérifier le degré réel de l’antagonisme entre l’Etat et les islamistes.

L’Etat et l’Islam

Depuis près d’un millénaire, nous vivons avec l’idéologie islamique. L’islam était la référence dominante dans la société féodale. Dans le capitalisme et sous l’Etat républicain laïc, il a été emprisonné dans la sphère culturelle et a été tenu à l’écart des sphères économique et politique. A partir des années 50, et de l’éviction des kémalistes du gouvernement par le Parti démocrate (DP), l’idéologie islamiste a repris sa place sur le devant de la scène à différents niveaux, à travers les sectes, dans les partis politiques et au gouvernement.

Il est clair, par ailleurs, que depuis le coup d’Etat militaire du 12 septembre 1980, nous vivons un processus accéléré d’islamisation. Le Premier ministre Özal n’oublie pas de faire référence à Allah dans chacun de ses discours. Dans les déclarations gouvernementales, on va jusqu’à sous-entendre que même les hausses de prix sont de volonté divine !

Mais en même temps, nous vivons une époque où les relations avec le capitalisme mondial sont les plus intenses et où le capital étranger pénètre même jusqu’au cœur de nos foyers. La presse et les « démocrates » s’interrogent sur les quelques contradictions qui existent entre le Parti de la mère-patrie (ANAP), au pouvoir, musulman, nationaliste, conservateur et à fond partisan du « capitalisme profiteur », et les tenants d’un islam « plus orthodoxe ». Les musulmans se plaignent des tortures qu’ont subies les jeunes islamistes, après le coup d’Etat, et de l’interdiction du port du foulard à l’Université. Il est vrai, après tout, que même eux ont été effleurés par la répression militaire…

Même si l’on essaye de nous faire croire, dans le cadre d’un discours général sur la démocratie, que les islamistes ont de grandes divergences avec le pouvoir, à mon avis, le seul point où ils s’opposent réellement au gouvernement de l’ANAP, c’est leur malaise du fait que la tradition kémaliste de l’Etat ne soit pas encore totalement détruite. Que l’on renonce au laïcisme et que l’on applique la Shari’a (1), et nos islamistes n’auront plus aucune raison de s’opposer à l’ordre existant.

Quant à la question du port du foulard : je suis opposée à ce que l’Etat se mêle de l’habillement des citoyens. Et je défends le droit de chacun de s’organiser librement dans tous les domaines. Ainsi, si les islamistes veulent s’organiser, qu’elles le fassent, qu’elles luttent pour porter le foulard. Mais c’est uniquement ce droit que je défendrai, pas le fait qu’elles portent le foulard. Ne pas voir la nuance entre ces deux positions serait une grave erreur d’analyse. Ceux qui ont ainsi défendu la présence des islamistes enturbannées dans les écoles, « au nom de la démocratie », se sont placés sur le terrain des islamistes.

Ce que je pourrais dire à des femmes qui veulent porter un foulard serait : « Vous devez certes vous aussi, mais pas seulement vous, avoir le droit de vous organiser au sujet du port du foulard ou dans d’autres domaines. C’est tout. Mais c’est d’autre chose que j’aimerais que nous discutions. Vous êtes vous déjà demandées dans quelle mesure le fait de se voiler contribuait à l’oppression de la femme et à réduire la sexualité au simple rôle de reproduction ? »

Pour moi, le dialogue avec les femmes islamistes n’a de sens que dans la mesure où cela nous permet de leur expliquer les concepts du féminisme, les perspectives de la lutte, et dans quelle mesure l’islam ne permet pas de résoudre les problèmes des femmes ; de discuter avec elles de notre oppression commune ; et de nous expliquer mutuellement comment nous vivons notre situation de femme. Mais il ne s’agit nullement de faire l’unité d’action avec elles, « au nom de la démocratie », concept plus ou moins confus.

Les réformes kémalistes

Mustafa Kemal Atatürk (1881-1938), le « Père de tous les Turcs », général de l’armée ottomane, a été le principal dirigeant du mouvement national turc et le fondateur de la République de Turquie, proclamée en 1923 sur les ruines de l’ancien Empire. Devenu président de la République, il se débarrasse de ses alliés islamistes qui l’avaient aidé à combattre l’occupant grec, réprime le mouvement ouvrier embryonnaire et massacre les Kurdes. Il a créé un régime nationaliste-populiste, quasi-totalitaire, avec un parti unique, à la base du développement d’un capitalisme d’Etat. Le pouvoir kémaliste a réalisé une série de réformes « modernistes » et occidentalistes, comme l’adoption des poids et mesures et du calendrier occidental, l’abandon de l’alphabet arabe en faveur de l’alphabet latin, l’interdiction du fez (le couvre-chef traditionnel) et l’adoption de la casquette et du chapeau. Mais les réformes les plus sérieuses et radicales ont été réalisées dans le domaine de la laïcisation de l’Etat, avec l’abolition du califat, l’unification de l’enseignement, l’adoption d’un nouveau code civile, basé désormais sur le modèle suisse. Dans ce cadre, le nouveau régime a également pris quelques mesures, quoique superficielles, pour promouvoir l’égalité des sexes, en supprimant notamment la polygamie ainsi que le port du voile et du tchador. Les femmes ont par ailleurs obtenu le droit de vote et d’éligibilité, au niveau municipal dès 1930, et aux élections législatives, en 1934. L’Etat turc, et surtout l’armée sont réputés être garants des réformes kémalistes contre les « velléités réactionnaires de l’islam ». Mais à partir des années 40, les cadres politiques se sont de plus en plus appuyés sur les sectes religieuses pour asseoir leur pouvoir, le projet d’éradiquer l’islam par la force ayant échoué. Et c’est d’ailleurs dans les années 80, sous le régime des militaires, « les kémalistes authentiques », que l’islam a connu son plus grand essor. En effet, tout en s’opposant à certaines revendications, jugées trop « excessives », des islamistes radicaux, le régime du général Evren s’est appuyé sur l’idéologie religieuse et les cadres islamistes « modérés », pour tenter d’effacer toute influence de la gauche et du nationalisme kurde (voir Inprecor numéro 238 du 16 mars 1987).

Autobus non-mixtes

Un autre exemple concret a été la campagne pour des « autobus spéciaux réservés exclusivement aux femmes ». Regroupées autour de la revue La femme et la famille, les islamistes ont pris comme point de départ le harcèlement sexuel dont sont victimes les femmes dans les transports en commun (surtout les autobus municipaux bondés), et ont lancé une campagne pour réclamer des autobus réservés exclusivement aux femmes.

L’objectif était très clair : à la lumière de l’idéologie islamique qui cherche par tous les moyens à tenir les femmes éloignées des hommes et à les voiler, on veut tout simplement séparer les « sphères d’existence » de la femme et de l’homme. Dans un pays qui a connu la tradition du harem et où les femmes n’ont pu participer à la vie sociale qu’à partir des années 20, après la proclamation de la République, c’est une revendication sérieusement « rétrograde ».

Certaines féministes ont fait une analyse erronée à ce sujet (…) et ont soutenu cette campagne en disant « qu’il y a certainement des raisons valables qui poussent les femmes à revendiquer des autobus non-mixtes ». Je suis d’accord pour dire que sur beaucoup de points, il est très difficile pour les femmes de vivre en compagnie des hommes. Mais revendiquer la séparation dans les transports en commun, en partant de cette constatation, me semble, en tout cas pour des féministes, relever d’une erreur de conception.

C’est précisément parce que nous sommes contre la place qu’occupent actuellement respectivement la femme et l’homme dans la société, parce que nous ne voulons plus être ni opprimées, ni humiliées, ni agressées, ni violées, que nous devons empêcher les hommes de nous faire cela. Mais pour y arriver, nous ne devons pas séparer notre sphère de vie de celle des hommes, mais lutter dans le même espace, pour créer un monde où les hommes ne pourraient plus avoir de tels comportements.

Certes, il est vrai « qu’il y a certainement des raisons valables qui poussent les femmes à revendiquer des autobus non-mixtes », mais je pense aussi que les femmes islamistes qui mettent en avant cette revendication ne sont pas réellement préoccupées par ces considérations, mais agissent plutôt avec une stratégie de mise sur pied, par étapes, d’un mode de vie islamique. D’aucuns peuvent dire qu’il s’agit là d’une vision conspiratrice de l’histoire, mais les islamistes défendent eux-même cette stratégie de conquête par étape d’une façon si explicite, que si conspiration il y a, ce n’est pas moi qui l’aurait inventée.

Réfléchir aux conséquences…

Une autre leçon à en tirer c’est qu’en étudiant chaque revendication, il faut prendre en considération ses conséquences pratiques. Admettons que la revendication d’autobus séparés ait été acceptée par la mairie (certains maires proches des islamistes ont d’ailleurs réagi favorablement, ndlr) et qu’elle mette en service des bus séparés pour hommes et femmes. Quelle serait la situation des femmes qui voudraient monter dans les mêmes bus que les hommes ? Il est déjà difficile pour une femme d’avoir une vie publique ; quel que soit votre métier, les regards se portent d’abord sur vos jambes ou sur votre décolleté. Sachant qu’il en est déjà ainsi, nul besoin d’être devin pour imaginer de quel nom seront traitées les femmes qui voudront, malgré tout, vivre en compagnie des hommes, dans un monde où les sphères de vie seraient séparées. (…)

Quant à ce que disent les femmes islamistes (certains les qualifient même de « féministes ») qui sont issues du mouvement islamiste et qui veulent une réforme de l’islam… voici comment on pourrait résumer leur point de vue :

L’histoire doit être révisée et l’on doit restituer à la femme, qui a été exclue de la scène historique à cause des commentaires partiaux des hommes islamistes, sa place dans la vie sociale. La mission historique des femmes serait alors d’utiliser toutes leurs forces en faveur de leur propre affirmation et créativité, c’est-à-dire, en même temps, avoir des enfants, écrire des poèmes et faire des discours. La femme doit à la fois être un soutien pour l’homme (en tant que mère, épouse ou sœur) et accomplir sa mission de se réaliser elle-même.

L’islam au féminin ?

La principale revendication qui est exprimée dans les colonnes du journal Zaman, sous diverses plumes féminines, avec des nuances et des degrés de militantisme différents, est la suivante : « Participer à la vie sociale, afin de pouvoir défendre un islam plus orthodoxe et égalitaire pour les femmes ».

Certains de ces auteurs attirent plus particulièrement l’attention sur l’oppression des femmes qui vivent cloîtrées à la maison, au service de l’homme. Plusieurs de leurs propositions vont dans le même sens que celui des féministes. Mais ces femmes islamistes sont très pointilleuses sur le fait de ne pas être confondues avec les féministes, car elles les considèrent (dans le meilleur des cas) comme des femmes qui revendiquent la liberté sexuelle, parce qu’elles réagissent d’une façon erronée face à l’exploitation des femmes par l’Occident.

Pour ma part, je considère que la lutte des femmes islamistes pour participer à la vie sociale, ne serait-ce que dans des domaines limités, et pour réécrire l’histoire, est une chose très positive. Même si cela n’apporte que peu de choses au mouvement de libération des femmes en général, en termes de propositions d’analyses ou de moyens de lutte, c’est un combat très important pour les femmes islamistes elles-mêmes. En tant que féministe, qui est parfaitement consciente que notre libération dépend d’une lutte quotidienne dans tous les domaines de la vie, je pense qu’il est positif que parmi les islamistes, se trouvent également des femmes qui remettent en question la domination masculine. Elles se sont attelées à une tâche difficile et pleine de contradictions, mais je pense que ces contradictions auront un effet positif. Au moment où leur révolte contre l’oppression en tant que femme, se heurtera à la résignation islamique, certaines d’entre elles, même en petit nombre, pourront se radicaliser encore davantage et peut-être, un jour, verrons-nous des femmes islamistes soutenir, par exemple, notre campagne sur les « femmes battues ».

Ce jour là serait certainement un jour de joie pour nous toutes.

Kaktüs, numéro 2
Juillet 1988.


1) La Shari’a est la loi religieuse comprenant l’ensemble des obligations procédant du Coran et de la Sunna (tradition des enseignements du prophète). Elle embrasse tous les aspects de la vie individuelle et collective des musulmans.


Réécrire l’islam au féminin

AU NOM DE DIEU, le clément, le miséricordieux,

NOUS VOULONS vous répondre au sujet des articles publiés dans les revues Feminist et Kaktüs. Nous sommes un groupe de femmes musulmanes, en désaccord avec le statut des femmes dans notre société et ses structures, et qui luttons pour les abolir. Nous avons déjà exprimé nos idées sur la question des femmes dans certaines pages du journal Zaman.

Il s’agissait d’articles qui se penchaient sur l’acquis théorique du féminisme, tel qu’il s’est manifesté en Turquie et dans le monde, et qui utilisaient cet acquis d’une façon productive. Ils exprimaient certaines critiques, à la fois contre le féminisme et la façon dont les musulmans, en Turquie, conçoivent la question des femmes.

Les acquis du féminisme

Il était, il est encore, naturel qu’en remettant en cause notre situation, notre condition de musulmanes et de femmes, nous nous servions des acquis du féminisme ou que nous ayons des points communs avec les féministes. Car où que vous alliez, quelle que soit la période historique que vous étudiez, il est possible de trouver des phénomènes communs comme l’idéologie dominante mâle, le sexisme et l’oppression de la femme. Et il est triste de constater que les musulmans, en commençant par ceux de notre espace géographique, n’en soient pas exempts. Nous sommes peut-être même, obligées de souligner qu’en comparaison avec les femmes qui se trouvent dans d’autres conditions de vie, pour nous, les musulmanes, s’y ajoutent des conditions défavorables supplémentaires, dues à d’importants facteurs traditionnels et religieux.

Mais pour que vous compreniez mieux, il nous faut tout de suite préciser, qu’en parlant de facteurs religieux, nous faisons référence à des facteurs qui ont été créés à travers une exégèse particulière de la religion. Ils ne proviennent donc pas de la religion en elle-même. Mais le résultat reste identique : en tant que femmes, nous avons toutes vécu le même processus, sous des formes différentes, et nous continuons à le vivre. Plus particulièrement, les femmes qui militaient dans des groupes de droite et de gauche ont vécu et vivent encore des situations semblables.

Ainsi, nous sommes donc favorables à une meilleure compréhension et analyse de ce processus et à sa transformation. Etre socialiste, laïque ou musulmane n’offre aucune garantie qui mette à l’abri de l’oppression en tant que femme. Nous n’avons aucune gêne à parler le même langage que d’autres femmes ou des féministes, puisque nous sommes toutes des créatures opprimées.

Cela ne nous a pas gênées, car nous savions et savons ce que nous étions et ce que nous sommes. Nous sommes seulement des musulmanes. La maxime du musulman est la ilahe illallah (il n’y a de dieu que Dieu). Ayant cette foi comme point de départ, nous n’attendons pas de vous que vous puissiez comprendre la façon dont tout musulman, homme et femme, conçoit la liberté individuelle, ce qu’il comprend de la liberté en général.

Jugements à l’emporte-pièce

De ce point de vue, défendre la revendication de liberté telle que la conçoivent les féministes, serait avant tout, en ce qui nous concerne, nous renier, et personne ne doit s’attendre à cela de notre part. Il n’est donc pas concevable que nous puissions nous reconnaître dans des étiquettes comme « féministes », « féministes en foulard », ou « féministes islamistes », dont on nous affuble. Nous nous intéressons aux femmes dans leur globalité, et à toute la complexité des problèmes qu’elles rencontrent en tant que femmes. Nous n’avons pas de temps à perdre avec les épithètes artificiels et les jugements à l’emporte-pièce.

Ce que nous voulons vous rappeler, c’est qu’en vous adressant à un mode de vie et de pensée que vous n’avez jamais voulu, ni même cherché à comprendre, et lorsque vous lui tenez un discours axé sur le thème : « vous ne pouvez pas sauver les femmes, la libération de la femme est notre monopole à nous », cela ne vous permettra malheureusement pas de sauver les femmes. Nous estimons que l’attitude qui consiste à vouloir « sauver les lemmes, contre leur gré » est non seulement anti-démocratique, mais aussi nuisible aux femmes.

« Les féministes représentent l’ordre établi »

Vous autres qui remettez en cause la représentation actuelle de la femme, la condition de la femme telle que fabriquée par l’idéologie dominante mâle, articulée au capitalisme, vous voulez la remplacer par une autre image de la femme, modèle unique, fabriquée par vos soins et qui sera en fait, une nouvelle représentation créée de toutes pièces.

En faisant cela, en tant que mouvement féministe, vous profitez allègrement de l’avantage d’être des représentantes du type de discours qui assoit de plus en plus son pouvoir en Turquie. N’avez-vous pas, en effet, le discours de personnes qui veulent accéder à un pouvoir, qui veulent se multiplier, être reconnues et approuvées ? Votre objectif en dialoguant avec les femmes n’est-il pas, au delà de la volonté d’échange et de discussion sur l’oppression commune, d’apprendre et d’enseigner à vos disciples féminins, les concepts du féminisme et les perspectives de lutte, et surtout, que seules les féministes pourront leur apporter le salut et qu’aucune idéologie ni religion n’est apte à le faire !

Il est clair qu’avec un tel point de départ, il est impossible d’être solidaires et d’agir ensemble. Lorsque vous parlez de « solidarité avec les femmes », nous comprenons qu’il s’agit là, pour vous, d’une série d’actions qui pourront vous servir à organiser votre pouvoir. Vous êtes pour la libération des femmes, mais uniquement avec les méthodes et les formes que vous avez choisies. Dans ce contexte, il n’est pas difficile pour nous de comprendre l’attitude négative que vous avez développée au sujet de la « campagne pour des autobus réservés aux femmes ». Votre prise de position, au lieu d’être l’attitude politique d’un mouvement de femmes, reflète plutôt la place que vous occupez dans l’ordre établi. (…)

Ceci dit, si vous voulez réellement faire « une analyse concrète de la situation concrète », il vous faudra tenir compte du simple fait qu’une composante importante, et d’une importance non négligeable, de la « situation concrète » que vous devez analyser, est constituée de femmes musulmanes. Nous aimerions vous signaler qu’il serait souhaitable pour le bien des femmes, que vous ne l’oubliez pas. Par conséquent, le mouvement féministe, tout comme le mouvement socialiste, d’ailleurs, devrait se différencier de l’idéologie jacobine, moniste et républicaine laïque, c’est-à-dire du kémalisme. (…)

Maintenant, s’il faut parler avec vos mots à vous, et en admettant même qu’il y ait une contradiction entre notre foi musulmane et notre rejet de l’oppression en tant que femmes — et quitte à vous faire de la peine, nous devons préciser que nous n’en voyons, heureusement, aucune ! — c’est là un problème qui nous appartient entièrement. Dans la même mesure où votre profond attachement à un phénomène comme la mode, créé par les normes vestimentaires de la consommation capitaliste, ainsi que votre habillement et vos costumes qui vous maintiennent dans le rôle traditionnel de femelles, sont votre problème, en revanche, le fait de savoir si notre foulard nous enferme ou pas dans notre rôle de reproductrices et dans notre sexualité, est notre problème à nous.

Que disons-nous ?

Ajoutons ceci pour les féministes socialistes : nous n’avons, à aucun moment, pensé utiliser, dans le but de calomnier le mouvement féministe, les contradictions qui existent, et qui ne disparaîtront jamais, entre le féminisme et le socialisme. Et nous n’interprétons nullement ce que nous disent les féministes socialistes en le réduisant à ces contradictions. La façon dont l’islam conçoit la question des femmes ou le féminisme est notre problème. Donc, de grâce, cessez ce monologue, ras-le-bol. Que disons-nous, c’est vrai, au juste, y avez-vous jamais réfléchi et essayé de le comprendre ? Si oui, s’il vous plaît, dites-le nous, mesdames…

Un groupe de femmes musulmanes d’Ankara
Kaktüs, numéro 4
Novembre 1988

Manifestation des femmes islamistes pour le port du foulard, le 8 mars 1989, à Istanbul (DR)

L’impasse des islamistes

LA CRITIQUE qu’un groupe de femmes islamistes d’Ankara nous a envoyée, a été très utile, car elle a permis de clarifier certains points qui en avaient besoin.

Sedef ÖZTÜRK

D’ABORD, il est devenu clair que la référence idéologique de base des femmes islamistes (j’évite volontairement de les appeler musulmanes, car il y a là une nuance importante dont je parlerai plus loin) était bien, avant tout, la religion islamique. Par conséquent, les remises en question, en tant que femmes, des interprétations et pratiques religieuses, ont une limite qui est celle tracée par l’islam lui-même. En revanche, nous partageons totalement leur affirmation selon laquelle « être socialiste, laïque ou musulmane n’offre aucune garantie qui vous mette à l’abri de l’oppression en tant que femme », et il s’agit peut-être là, de la seule base possible d’éventuelles actions communes avec les femmes islamistes. Mais au-delà de ce point, nos chemins se séparent sérieusement.

Clarification

J’estime qu’il n’est pas nécessaire de répondre en long et en large aux accusations selon lesquelles nous voudrions monopoliser la libération des femmes, nous nous arrêterions à des « épithètes artificiels » ou nous représenterions « un type de discours qui assoit de plus en plus son pouvoir en Turquie ». Il s’agit d’assertions dues à des mouvements d’humeur qui peuvent facilement être démenties par une étude attentive de nos écrits et par une analyse de la structure politique et sociologique du pouvoir en Turquie.

A mon avis, les points qui doivent être éclaircis sont autres :

Le subjectivisme : une conception basée sur l’idée que chaque musulman va avoir une interprétation différente de la religion, et que nous devons faire une analyse séparée des idées de chaque individu croyant (et c’est cela que les femmes islamistes revendiquent en nous posant la question « Vous êtes-vous demandées ce que nous voulions exprimer ? » ), révèle un subjectivisme sans intérêt que nous rejetons. Pour pouvoir analyser la religion en tant qu’idéologie, les relations de pouvoir qu’elle intègre et alimente, son sexisme, ainsi que le rôle mystificateur qu’elle a endossé au long de l’histoire des sociétés humaines, nous sommes obligées d’avoir recours à des critères objectifs. C’est le seul moyen de comprendre l’idéologie et les références sociales qui se cachent derrière les mots des textes sacrés.

En résumé, nous avons une analyse de la religion et nous n’allons pas la changer parce qu’un groupe de femmes, même s’il s’agit de musulmanes, se sont mises à remettre en cause leur condition de femmes. D’ailleurs, leur profession de foi : « nous sommes avant tout des musulmanes », montre qu’une telle modification n’est pas nécessaire. Le problème des femmes musulmanes n’est pas la religion islamique, ce sont les interprétations partiales des hommes musulmans.

Quant à nous, nous pensons que, bien au-delà de l’interprétation partiale de la religion par les hommes, ce sont les concepts-mêmes de la religion qui sont sexistes, et qu’historiquement, l’idéologie religieuse a largement contribué au processus d’institutionnalisation du sexisme, en s’articulant aux relations de production qui se basent sur l’exploitation et l’oppression.

Musulmans et islamistes : On nous rappelle que si nous voulons faire une « analyse concrète de la situation concrète, 90% de notre situation concrète est faite de femmes musulmanes ». L’identité de musulman est une identité que, mis à part les individus appartenant aux minorités religieuses, toute personne vivant au sein des frontières de la République de Turquie « acquiert » dès la naissance. Pour une grande partie de la population et surtout sa moitié urbaine, le fait d’être musulman ne transparaît que lors des fêtes religieuses, le vendredi (jour saint pour les musulmans, ndlr), lors des cérémonies nuptiales ou funéraires.

La religion en question

La grande majorité ne souhaite pas envoyer ses enfants aux cours coraniques, porter le tchador, voir les hommes se promener avec des calottes sur la têtes et de larges pantalons orientaux, les femmes marcher trois pas derrière les hommes, ni que soient appliquées les lois de la Shari’a, etc. Seule une petite minorité qui constitue la forme nouvelle, politisée, de l’islam, c’est-à-dire les groupes politiques islamistes radicaux, font de telles propositions. Par conséquent, celles qui nous rappellent ce qu’est notre « situation concrète », ne doivent pas oublier ce qu’est la leur. Oui, la grande masse est musulmane, mais pas islamiste. Si les femmes islamistes me permettent de les taquiner : dans ce contexte, « votre situation ne vaut pas mieux que la nôtre ! »

Le laïcisme : On nous demande de nous différencier de l’idéologie laïcis­te du kémalisme. Or, s’il y a une chose que nous pouvons reprendre du kémalis­me, sans réticence aucune, c’est bien le laïcisme. Car c’est le seul outil légal dont nous disposons pour empêcher que la religion n’étende son emprise sur tous les domaines de la vie, y compris à travers les lois. Nous sommes obligées de nous opposer à cette emprise, dans la mesure où elle menace surtout la vie des femmes et consolide leur situation sociale de seconde zone. Nous devons défendre le concept du laïcisme tel qu’il existe, en y ajoutant une critique de la religion, en tant qu’idéologie.

L’exemple iranien

L’exemple effrayant de l’Iran est toujours devant nos yeux, avec toute sa virulence. L’opposition qui s’est appuyée sur la religion dans sa lutte contre le Chah, et avant tout les milliers de femmes qui ont manifesté dans la rue pour le tchador, ont payé très cher le prix de cette grave erreur, et se sont retrouvées dans les geôles de Khomeyni ou au front, lors de la guerre contre l’Irak. La faiblesse de l’analyse sur le potentiel d’expansion de l’idéologie religieuse et sa capacité à se saisir du pouvoir, a permis la création d’une société où les femmes sont cloîtrées chez elles, enfouies sous des tchadors ; où elles doivent envoyer leurs enfants au front pour la « guerre sainte », dès l’âge de 13 ans ; où sans aucune autre forme de procès, les Gardiens de la révolution violent les domiciles et assassinent les gens sous prétexte qu’ils boivent de l’alcool. Beaucoup d’acquis sociaux et culturels ont ainsi été anéantis. Le prix à payer pour une ferveur religieuse déchaînée est, en effet, très élevé.

Les libertés : Lorsque je parlais, dans mon précédent article, de la question du port du foulard, j’avais précisé que je ne pouvais défendre le fait que les femmes mettent un foulard, mais seulement, si elles le souhaitent, leur droit de défendre ce droit, et que c’était l’attitude « démocratique » qui me semblait la plus adéquate. Si une femme veut se voiler, on ne doit pas la déshabiller de force. Cependant, le concept de « choix individuel » a certaines limites. On ne peut invoquer ce « libre choix individuel » lorsque des fillettes de 6 ans sont envoyées aux cours coraniques, la tête enturbannée. Elles ne sont pas en mesure de choisir quoi que ce soit, elles y sont forcées. Dans les écoles, les cours de religion ne sont plus des cours à option, mais des cours obligatoires. Les écoliers n’ont donc plus la liberté de choisir ces cours, ils sont contraints d’apprendre par cœur les sourates du Coran. La religion est un réel problème pour nous, dans la mesure où elle intervient dans l’éducation d’enfants qui ne sont pas en mesure d’exercer un libre choix, où elle se mêle des comportements individuels des gens qui vivent dans notre société (dans ce pays, il arrive encore qu’on jette de l’acide sur les femmes qui mettent des manches courtes et qu’on assassine des hommes qui ne jeûnent pas pendant le ramadan). Elle possède le pouvoir potentiel d’abolir le libre choix individuel, de limiter les libertés. Et en effet, notre conception des libertés est très différente de celle des islamistes.

Dans leur article, les femmes islamistes précisent qu’elles n’attendent pas de nous que nous puissions « comprendre la façon dont tout musulman, homme ou femme, conçoit la liberté individuelle, ce qu’il comprend de la liberté en général ». Elles se trompent. Il ne s’agit pas d’incompréhension : nous ne le comprenons que trop bien, et ce que nous voyons ne nous plaît pas du tout, pour ne pas utiliser un terme plus violent.

Nous sauver, malgré nous, pour nous ! : En tant que femmes vivant dans des groupes, classes, nations, races, religions, etc., différents et ayant adopté des idéologies différentes, nous sommes toutes prises dans une lutte malgré nous, pour nous. Les valeurs, comportements et conceptions sexistes sont enracinés dans tous les domaines de la vie et nous-mêmes les avons intégrés. Nous sommes toutes amenées à y faire face et à les remettre en question, à condition d’avoir un minimum de conscience.

Un combat difficile

Il y a donc bel et bien un système sexiste que nous, en tant que féministes socialistes, et les femmes qui nous critiquent, en tant que musulmanes, devons remettre en cause, au prix de certaines contradictions, et parfois, en entrant en conflit avec les frontières des idéologies qui forment notre cadre de réflexion. Et nous devons faire cela malgré les structures politiques dans lesquelles nous militons, et parfois même, malgré les convictions dont nous nous sommes imprégnées. C’est notre deuxième point commun avec les femmes islamistes.

Les femmes islamistes vont poursuivre une lutte dans un domaine où nous ne pouvons pas les suivre, dans le domaine de la transformation de la religion de l’intérieur. Et en plus, elles doivent poursuivre cette lutte en ayant la foi et en adoptant l’islam, dont l’un des piliers est précisément l’oppression de la femme. C’est un combat très difficile, car de toutes les idéologies dominantes, la religion est celle qui est la plus rigide, la plus inflexible et la moins tolérante à toute opposition.

Kaktüs, numéro 4
Novembre 1988


FEMMES-PAYS ARABES

Le poids des traditions

LA SITUATION DES FEMMES musulmanes varie selon les pays et les milieux. Mais en général, l’univers des femmes est limité aux murs de la maison. Elles ne sortent qu’accompagnées par l’un des membres de la famille, ou bien encore, elles revêtent le tchador ou dissimulent leur visage sous le voile.

Leur vie est faite de mariages forcés, de « crimes d’honneur » et d’autres pratiques courantes, conservées par les familles, codifiées juridiquement par les pouvoirs, reproduites par les institutions sociales, et… revendiquées, soit au nom de la religion, soit au nom de l’honneur de la famille, en tout cas, toujours pour préserver les traditions.

Lina ASMARA

LA PERPÉTUATION, à travers les siècles, de conceptions éculées, provient de l’arriération et du développement « déformé » de nos sociétés, qui condamnent à la coexistence les formes les plus sophistiquées du progrès et les structures sociales les plus arriérées.

Il est évident que le facteur religieux est un obstacle de taille à la libération des femmes arabes. Mais se contenter de pointer le doigt sur la position de l’islam, comme seule susceptible d’expliquer la situation des femmes arabes aujourd’hui, serait en fait, partielle et dangereuse. Si les femmes de nos sociétés n’ont pu quitter le cadre de la tribu pour un autre, plus adapté aux besoins du marché capitaliste, comme cela c’est passé en Occident, c’est justement parce que ces nouveaux rapports de production ont été introduits de l’extérieur et n’ont pas, de fait, entraîné de bouleversement d’ensemble des rapports sociaux existants. Le développement du capitalisme dans la région est déformé et a eu des conséquences contradictoires sur la structure socio-économique.

Un adjuvant de taille

L’intérêt de la bourgeoisie locale était de conserver les structures pré-capitalistes et en particulier, la superstructure religieuse. L’islam est en effet un adjuvant de taille pour cette bourgeoisie dépendante, qui a besoin d’un régulateur social en prévision d’explosions potentielles, dues à la pauvreté et la misère des classes laborieuses.

Les bouleversements qui ont affecté la société arabe lors de l’entrée du capitalisme n’ont pas eu d’effet unique et homogène sur toutes ses composantes, car ils sont liés aux besoins du marché local et à ceux de l’impérialisme.

Une évolution contradictoire

D’une part, la situation des femmes s’est améliorée grâce à l’accès aux études, à l’emploi, à une relative indépendance économique et à la rupture de l’isolement, mais elles se sont trouvées en contradiction avec la vision traditionnelle du rôle de la femme dans la société. D’autre part, les besoins du marché leur ont imposé une nouvelle exploitation en tant que travailleuse, ce qui vient s’ajouter aux tâches du travail domestique.

Ainsi, tandis que la révolution bourgeoise en Occident changeait radicalement la structure sociale, donnait un coup d’arrêt aux valeurs et aux traditions éculées, contribuait à décomposer la famille comme instance de pouvoir et amoindrissait son rôle idéologique, ouvrant ainsi la porte à la libération des femmes, la domination du capital et de l’impérialisme sur la région arabe a conduit à intégrer des éléments socio-éco­nomiques pré-capitalistes et capitalistes.

La famille occupe donc une place irremplaçable dans la structure de nos sociétés arabes. D’autant plus que la campagne continue de procurer du travail, que les rapports salariaux n’y sont pas généralisés et que la famille n’y a donc pas disparu en tant qu’unité de production. Le rôle économique de la famille n’a toujours pas été entamé et celle-ci peut continuer à exercer son pouvoir sur les femmes. Même si elles ont acquis un minimum d’indépendance économique, les femmes hésitent à rompre avec le cadre familial, sous la pression des conditions sociales, historiques et religieuses qui pèsent sur elles.

Bagages différents

En réalité, il faut différencier le statut des femmes en fonction de leur classe, car les femmes bourgeoises sont privilégiées : elles sont instruites, jouissent de plus grandes libertés et évoluent dans un réseau de relations plus étendu. Ceci est dû au faible poids de la religion et des valeurs traditionnelles dans ces milieux, et à l’influence du schéma occidental. En revanche, dans les classes « inférieures », où l’analphabétisme et la misère sont le lot quotidien, la religion et les valeurs traditionnelles constituent un refuge pour affronter la dureté, voire l’hostilité, de la vie quotidienne.

Les femmes partent par conséquent avec des bagages différents pour affronter leur oppression (droit à instruction ou au travail, choix de l’époux, possibilité ou non de divorcer, etc.).

La femme est privée aussi de ses droits politiques : jusqu’à nos jours, certains pays ne lui reconnaissent toujours pas le droit de vote et elle est quasiment absente de la direction des mouvements politiques, même de ceux qui sont progressistes ou nationalistes.

La virginité de la femme constitue un patrimoine pour la famille et les « crimes d’honneur » sont encore fréquents aujourd’hui. La loi qui ne les considère pas comme des crimes à part entière, ne sévit que par des sentences légères. En effet l’homme qui tue sa sœur ou sa fille parce qu’elle a perdu sa virginité, ou parce qu’elle s’est mariée sans l’accord de la famille, est condamné tout au plus à trois mois de prison, dans le meilleur des cas. Au point que certains pays ignorent même ce crime et ne considèrent pas qu’il mérite un châtiment.

La polygamie est une tradition solidement avancée et son déclin relatif est plutôt dû aux difficultés matérielles qu’occasionne l’entretien de deux femmes ou plus. A l’exception des codes du statut personnel tunisien et somalien, les autres législations arabes l’admettent et considèrent même qu’elle émane de l’Islam.

« Tu es répudiée »

Sur le plan du mariage et du divorce, la femme — pourtant concernée ! —n’a aucun mot à dire. Le mariage, tel que le définissent la Shari’a islamique et les codes du statut personnel dans certains pays arabes, est contracté en présence des deux partenaires, mais en réalité l’acquiescement de l’homme et du tuteur de la femme suffit, la présence de cette dernière n’étant que formelle. La femme est toujours considérée comme une mineure, sous tutelle d’un des membres de la famille : père, frère, oncle paternel, etc. En cas d’absence de tuteur dans la famille, on en appelle au « cadi » ou au « cheikh » (1).

La prix de la mariée est une condition expresse du mariage, car la famille est une unité économique complète et la perte d’un de ses membres la prive d’un revenu. Le maintien de ce prix jusqu’à aujourd’hui, malgré le déclin des valeurs anciennes dans certaines régions, révèle la persistance des pires formes tribales dans ces sociétés et sa mention dans le contrat de mariage en révèle le caractère marchand, la femme n’étant qu’une simple marchandise.

Quant au divorce, les femmes sont très désavantagées, d’abord parce qu’elles n’y ont pas droit comme les hommes, ensuite parce que le divorce n’est lié qu’au bon plaisir de ceux-ci. Selon la législation sunnite, il suffit que l’homme répète trois fois « tu es répudiée », pour que la femme le soit effectivement et que s’ouvre à elle un monde nouveau et inconnu, où elle sera méprisée pour avoir été répudiée et en portera en permanence « la « culpabilité ». Alors qu’elle a passé des années, isolée à la maison, elle se voit obligée d’exercer un métier, elle qui n’est, en général, titulaire d’aucun diplôme et n’a aucune expérience pouvant lui ouvrir la porte d’un emploi digne de ce nom et d’un revenu correct. Les difficultés s’amoncelleront si elle a des enfants.

La religion fait la loi

Il est notoire que la majorité des pays arabes ont laissé aux institutions religieuses, la charge de légiférer. A d’infimes exceptions près, il n’y a donc pas de loi civile concernant le statut personnel ! La séparation de l’Etat et de la religion est un sujet tabou pour les pouvoirs politiques en place. Il ne peut en être autrement, étant donné que la religion garantit la stabilité de ces régimes. L’introduction présentée par le gouvernement algérien au Code du statut personnel est éloquente : « Cette loi est basée sur le Co­ran et l’opinion publique, (…) son texte répond aux exigences du développement et de la tradition arabo-islamique ».

Les pays qui, comme la Syrie, l’lrak, le Maroc et la Tunisie, ont promulgué un code de statut personnel, ont des traits communs. Leurs textes ne s’opposent pas à la Shari’a islamique. La femme ne peut décider de son mariage, un tuteur est requis, le droit au divorce est l’apanage des hommes et dans les rares cas où la femme peut le demander, elle doit trouver des justifications et présenter des témoins.

La Tunisie occupe cependant une place à part. Son Code du statut personnel à teneur réformiste, promulgué en 1956, proclame en théorie l’égalité entre l’homme et la femme et donne, de fait, des droits aux femmes qui transgressent la Shari’a : l’avortement est permis pour toutes les femmes, sans obligation de décliner son identité et, les contraceptifs étant disponibles en pharmacie, les femmes peuvent se les procurer sans autorisation du mari.

Le code est favorable aux femmes, dans la mesure où la polygamie est abolie et où le mariage et le divorce peuvent être contractés par les femmes elles-mêmes. Mais la femme n’en reste pas moins une mineure : célibataire, elle est à la charge de son père qui pourvoit à ses besoins jusqu’au mariage (article 46), contrairement au garçon qui compte sur lui-même, dès 16 ans révolus. De plus, ce code maintient l’obligation du prix de la mariée, et par conséquent le caractère commercial du mariage. Il interdit le mariage de la fille avec un non-musulman et considère que seul l’homme est responsable : il est le chef de famille et doit subvenir aux besoins de tous. La femme ne peut travailler sans son accord. Il doit lui verser une pension si elle divorce et ce, jusqu’à son décès ou son remariage. La femme divorcée ne peut obtenir de passeport pour ses enfants qu’avec l’accord de son mari, et elle ne pourra se remarier que si le juge estime que ce n’est pas contraire à l’intérêt des enfants.

L’imbroglio libanais

Le Liban est le seul pays arabe à ne pas avoir un code de statut unique. On y dénombre dix-sept appartenances religieuses reconnues sur le mariage, le divorce et l’héritage. Au-delà des particularités propres à chaque communauté, les différents codes se ressemblent, puisqu’ils n’offrent aux femmes, qu’une oppression et une ségrégation exacerbées, état de fait validé par le Département du statut personnel de l’Etat. Par exemple, en cas de conversion du père à un autre rite, il faut modifier auprès de l’Etat, l’appartenance confessionnelle des enfants mineurs, même si le mariage a été dissous et que la mère en a la charge. La femme est également tenue de suivre son mari, quel que soit son lieu de résidence ; sa liberté de déplacement est également entravée par l’obligation de présenter une signature de son mari afin obtenir son passeport. D’après l’article 11 du code du commerce, les femmes ne sont autorisées à faire du commerce qu’à condition d’avoir obtenu le consentement exprès ou tacite de leur mari.

Quant au mariage, le code de la famille corrobore les lois confessionnelles chrétiennes et musulmanes, puisqu’il précise que la femme doit obéissance à son mari et qu’elle ne peut sortir qu’avec sa permission. Le divorce n’est autorisé que par la Shari’a islamique et uniquement sur demande de l’homme, môme si la femme n’est pas consentante. Chez les sunnites, l’homme peut répudier sa femme sans passer par la justice, tandis que chez les chiites, la femme est autorisée à demander le divorce… si cela a été prévu par le contrat de mariage. Mais il est rare que les femmes s’aventurent à exiger cette mention au moment de leur mariage.

Chez les chrétiens, le divorce est autorisé à la demande de l’un des époux (à l’exception des catholiques, qui considèrent que le mariage est un lien sacré, indissoluble de la part d’une autorité terrestre), mais son application reste très limitée.

En matière d’héritage, si la loi de 1959 décrète l’égalité des sexes, elle n’en laisse pas moins aux communautés musulmanes, le droit de répartir l’héritage selon la Shari’a, qui se réclame du verset : « l’homme est égal à deux fem­mes ».

La revendication de la laïcité de l’Etat est vitale pour les femmes arabes. Les mouvements de femmes bourgeois qui ont vu le jour dans la région, ne se sont pas saisis du problème de façon directe et radicale. Le ton de leurs revendications est resté timide et peu dérangeant pour les religieux et les pouvoirs en place. Mais l’attitude des partis communistes arabes, implantés dans toute la région et qui jouissent parfois d’une audience de masse, est pire encore : ils n’ont manifesté aucun intérêt pour la question, ne serait-ce que sommairement. Leur réformisme et leur opportunisme en matière de religion les ont empêchés de défendre le moindre programme démocratique, ce qui suppose, dans des pays arriérés comme les nôtres, l’exigence de la laïcité. Comment auraient-ils pu, dès lors, se hasarder à revendiquer la liberté de l’avortement, de la contraception ou la lutte contre les crimes « d’honneur », c’est-à-dire le minimum, si l’on considère la femme comme un être humain.

Construire un mouvement autonome des femmes

Il est certes impossible de proposer un programme détaillé unique pour tous les pays arabes. Mais la similitude de la situation des femmes, codifiée par des législations religieuses, permet de fixer des tâches communes à l’ensemble des mouvements révolutionnaires de la région, avec comme priorité, la participation à la construction d’un mouvement autonome des femmes, d’œuvrer à sa radicalisation, d’y gagner les éléments conscients de la nécessité d’un programme de changement social, sur une base de classe.

La perpétuation de structures et de rapports sociaux pré-capitalistes, et la déformation de la structure socio-éco­nomique capitaliste, constituent, en dernière analyse, le support de l’infériorité des femmes arabes. Partant de là, leur émancipation est liée dans une large mesure à la lutte de libération nationale, à la nécessité de briser la domination impérialiste et d’abolir la dépendance.

Tout au long de l’histoire arabe moderne, l’absence d’un mouvement révolutionnaire liant le programme démocratique à la mise en marche vers le socialisme, a arrêté les luttes nationales anti-impérialistes aux !imites imposées par leurs directions bourgeoises, dépendantes de l’impérialisme. Ceci a eu de graves répercussions sur les femmes. A cet égard, le cas algérien est édifiant.

Le drame des Algériennes

Les femmes algériennes ont participé massivement à la lutte pour l’indépendance, beaucoup y ont trouvé la mort dans des circonstances héroïques, d’autres ont participé à des taches de direction, et pourtant, à peine la guerre terminée, les femmes furent sommées de réintégrer leurs rôles traditionnels et jusqu’à aujourd’hui, il n’existe aucune tradition de lutte autonome des femmes au sein d’une structure qui les rassemble autour de leurs propres revendications.

Tout programme démocratique minimum doit obligatoirement inclure la laïcité de l’Etat ; interdire aux instances religieuses de s’immiscer dans le statut personnel des femmes ; défendre la nécessité d’une législation civique unique en matière de mariage, de divorce, de filiation et de travail, qui prévoit le droit des femmes à choisir leur époux sans tutelle, le droit au divorce, l’abolition du prix de la mariée et de la polygamie sous toutes ses formes, le droit au travail pour toutes les femmes, célibataires ou mariées, l’égalité de salaire avec les hommes, pour un travail égal et la création de crèches ; défendre le droit des femmes à disposer de leur corps, à avoir des rapports sexuels hors mariage ; exiger la punition des crimes « d’honneur », au mê­me titre que les autres crimes ; revendiquer le libre choix de la maternité et le droit à l’avortement ; et enfin exiger une politique gouvernementale pour une prise de conscience et une éducation en matière de contraception et de limitation des naissances.

L’aboutissement de la lutte pour ces revendications impliquera nécessairement l’affrontement avec les forces conservatrices, y compris les femmes bourgeoises. Car la dynamique de ce programme dépasse le strict cadre démocratique, implique de s’affronter avec l’ennemi de classe, et de disposer d’un instrument : un mouvement de masse de libération des femmes.

Février 1989


1) Cadi : magistral musulman qui remplit des fonctions civiles, judiciaires et religieuses.

Cheikh, chef de tribu arabe.

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