Article paru dans Le Bolchévik, n° 145, printemps 1998, p. 20 et 16-19
Depuis que les massacres macabres se suivent en Algérie, la région au sud d’Alger, la capitale, est maintenant surnommée le « triangle de la mort ». Des centaines de villageois sans défense ont été tués et mutilés et un grand nombre de femmes ont été kidnappées dans les dernières semaines, portant le nombre de victimes à plus de 100 000 morts dans la guerre civile qui oppose depuis cinq ans le régime nationaliste appuyé sur l’armée aux intégristes musulmans.
L’insurrection islamiste a commencé quand l’armée, craignant une victoire électorale du Front islamique du salut (FIS) au début de 1992, a annulé le deuxième tour des élections et a interdit le FIS. Le régime a répondu à la révolte par un état de siège meurtrier. Des unités de commando, connues sous le nom de « ninjas », terrorisent les quartiers populaires des villes et les villages sont soumis à des bombardements au napalm, aux attaques d’hélicoptères et aux feux de l’artillerie. De leur côté, les intégristes islamiques ciblent particulièrement les femmes non voilées, les syndicalistes, les enseignants et les journalistes.
L’Algérie est aujourd’hui un enfer invivable pour la masse de la population. Au milieu de ce tourbillon d’atrocités des deux côtés, les travailleurs des villes et les paysans pauvres ploient sous les mesures d’austérité dictées par le Fonds monétaire international (FMI) et imposées par le régime soutenu par l’armée. Les salaires ont baissé de plus du tiers dans les trois dernières années, alors que les produits de première nécessité qui étaient subventionnés auparavant par l’Etat sont devenus pratiquement inaccessibles. Une foule de jeunes sans aucun espoir de trouver du travail traîne dans les rues des villes, constituant un auditoire prêt à suivre les appels démagogiques des islamistes. Même le taux de chômage officiel s’élève à 30 pour cent, et 150 000 ouvriers de plus sont menacés de licenciement alors que le gouvernement s’apprête à privatiser des centaines d’entreprises publiques en 1998. Pour assurer un « climat d’affaires » stable pour l’exploitation des vastes ressources en pétrole et en gaz naturel de l’Algérie, les puissances impérialistes font pression sur le président Liamine Zeroual et les militaires pour former un gouvernement de coalition avec le FIS.
Le 24 septembre, l’Armée islamique du salut (AIS), le bras armé du FIS a, pour la première fois dans la guerre civile, appelé ses partisans à « arrêter les opérations de combat ». La trêve unilatérale a été déclarée deux mois après que Zeroual a ordonné la libération d’Abassi Madani, dirigeant du FIS emprisonné, et il est allégué qu’elle fait partie d’un accord pour intégrer les moudjahidin (combattants de la guerre sainte) dans les forces armées de Zeroual. Cependant, le carnage n’en a été qu’intensifié.
Et les islamistes rivaux du Groupe islamique armé (GIA) et les « éradicateurs », purs et durs dans l’armée et la police, sont décidés à saborder tout accord entre, Zeroual et le FIS. La dernière vague de massacres, visant principalement les villages situés dans le fief du FIS au sud d’Alger, a été lancée par le GIA après la libération de Madani. En jurant qu’il n’y aura « ni trêve, ni réconciliation », le GIA a déclaré qu’il va « traquer tous les partisans des tyrans dans les villages », « les éradiquer» et « capturer leurs femmes » (le Monde, 28 septembre).
Le bruit a largement couru d’une complicité de l’armée dans les massacres du GIA. Les policiers et les soldats ont refusé d’intervenir dans un certain nombre d’attaques, alors qu’ils pouvaient, de leurs casernes, entendre les cris des victimes. Quand des roquettes ont été lancées sur Blida, un chef-lieu de province et un bastion du FIS, l’armée est restée coite pendant des heures alors que la source de l’attaque était entièrement visible sur les collines alentours. Et dans au moins un massacre, les villageois ont accusé les militaires de complicité directe. Des survivants ont raconté aux journalistes que des chars encerclaient le village au moment où 300 personnes étaient égorgées durant plusieurs heures et que des soldats en uniforme ont tiré sur des villageois qui essayaient de fuir.
Au cours des derniers mois, il y a eu plusieurs récits dans la presse occidentale accusant l’armée d’être elle-même derrière plusieurs de ces massacres. Le 10 novembre, des milliers de personnes ont manifesté à Paris derrière l’appel pour une « commission d’enquête » pour enquêter sur ces accusations. Endossé par le gouvernement français, ce « jour pour l’Algérie » était destiné en fait à faire pression pour une « paix » imposée par les impérialistes en accord avec la politique actuelle de la France qui cherche à mettre le FIS au gouvernement d’Alger.
Dans les conditions de terreur et de répression omniprésentes, où les journalistes et autres observateurs sont tenus à l’écart des lieux des massacres sauf sous escorte militaire, il y a peu de possibilités de connaître la vérité derrière ces atrocités odieuses. Quels que soient les auteurs de ces crimes, il est remarquable qu’ils ont évité toute attaque contre les pipelines sensibles du pétrole et du gaz considérés comme sacro-saints pour les intérêts impérialistes. Une chose est absolument claire : les marxistes n’ont aucun camp à choisir dans ce carnage entre forces réactionnaires, qui sont toutes deux des ennemies mortelles du prolétariat algérien, des femmes, des minorités ethniques comme les Berbères et de tous les opprimés.
Pourtant les partis de la gauche algérienne, caractérisés historiquement par un suivisme servile derrière le Front de libération national (FLN) nationaliste-bourgeois, ont accroché leurs wagons à l’un ou l’autre camp dans cette guerre civile sanglante. Les vestiges du stalinisme algérien – Ettahaddi (défi) et le PADS (Parti algérien pour la démocratie et le socialisme) – marchent au pas derrière les éradicateurs purs et durs. Le Parti socialiste des travailleurs (PST), lié aux pseudo-trotskystes du Secrétariat unifié (SU) d’Alain Krivine et de feu Ernest Mandel, de la même façon regardent du côté du régime nationaliste, tandis que le Parti des travailleurs (PT), partisan du réformiste français Pierre Lambert, est allé jusqu’à soutenir le FIS. Au bout du compte, ces tendances politiques mettent leur confiance dans les bons offices de la bourgeoisie française et particulièrement son gouvernement actuel dirigé par les socialistes, qui impose l’exploitation néo-coloniale de l’Algérie tout en dirigeant la terreur raciste pernicieuse contre les minorités maghrébines et africaines en France.
La Ligue communiste internationale lutte pour construire des partis trotskystes des deux côtés de la Méditerranée pour balayer l’impérialisme français et ses laquais despotiques d’Alger. Une condition capitale pour cette perspective est l’opposition inconciliable au front populaire de collaboration de classes et raciste dirigé par le premier ministre Lionel Jospin. Le prolétariat multi-ethnique de France doit être mobilisé pour la défense des droits des ouvriers des minorités, dont la position stratégique dans l’automobile et d’autres industries peut servir de tête de pont, entre la France et le Maghreb, pour la révolution socialiste. En prévenant du danger de la possibilité d’un accord entre le régime d’Alger et les intégristes islamiques, la Ligue trotskyste de France (LTF), section de la LCI, a écrit au début de cette confrontation entre le FIS et les militaires :
« l’armée, ou une partie de celle-ci, pourrait bien appliquer tout ou partie du programme réactionnaire du FIS. Les forces de répression pourraient ne pas se limiter à emprisonner les dirigeants et agitateurs du FIS et se retourner contre, en particulier, le mouvement ouvrier […]. La classe ouvrière algérienne doit rentrer dans la lutte sous son propre drapeau et, en entraînant les femmes, les paysans sans terre, les ouvriers agricoles, les masses de jeunes chômeurs, doit renverser le régime ANP/FLN et balayer le FIS réactionnaire » (le Bolchévik n° 112, juillet-août 1991).
Les ouvriers algériens et la révolution permanente
En- comparant la brutalité du conflit actuel en Algérie avec ce qui s’est passé dans la Guerre d’indépendance de 1954-62, les idéologues de l’impérialisme français cherchent à tirer un trait d’égalité entre la guerre civile sordide qui oppose les despotes militaires aux réactionnaires islamistes avec la lutte héroïque du peuple algérien contre le colonialisme français. Ceci pue l’arrogance d’une puissance impérialiste encore piquée au vif par sa défaite humiliante infligée par ses anciens esclaves coloniaux. Depuis la première opération militaire du FLN en novembre 1954, il a fallu plus de sept ans aux masses algériennes, et au prix de plus d’un million de morts, pour chasser le gouvernement colonial de leur pays. Cependant, quand l’indépendance a été finalement acquise en 1962, elle a mis au pouvoir le FLN nationaliste-bourgeois, qui était engagé à maintenir le capitalisme et qui aspirait à être la nouvelle classe dirigeante s’imposant à son « propre » peuple.
Une fois au pouvoir, le FLN a agi en tant que serviteur des intérêts impérialistes, prêchant le « socialisme du tiers-monde » tout en imposant un régime militaire de fer aux ouvriers et paysans. Vers la fin des années 80, le FLN avait perdu l’autorité qu’il avait acquise en dirigeant la guerre contre l’impérialisme français. A l’automne 1988, une grève des ouvriers de l’industrie dans la banlieue d’Alger déclencha des révoltes de jeunes dans la capitale et dans d’autres villes. Les troupes militaires tirèrent sur Des centaines de manifestants. Les intégristes profitèrent du désespoir des masses plébéiennes pour se présenter comme l’alternative « radicale » à la « Doula » (Etat) brutale et corrompue. Quand le FIS remporta haut la main le premier tour des élections législatives de décembre 1991, l’armée est sortie pour établir un régime ouvertement militaire, mettant de côté le FLN, qui est aujourd’hui l’ombre de ce qu’il était. En réponse à la pression impérialiste pour « légitimer » le régime, les militaires ont reconstitué un gouvernement « civil » ces dernières années à travers une série d’élections et de plébiscites truqués.
La seule force sociale qui a la puissance de diriger les paysans pauvres, les jeunes chômeurs, les femmes et tous les opprimés dans un assaut révolutionnaire contre l’ordre capitaliste est le prolétariat. Après l’indépendance, le pays a bâti un secteur industriel moderne assez considérable, en utilisant les revenus pétroliers pour importer des usines entières. Ceci a créé un prolétariat industriel dans les industries lourde et légère et dans le transport, qui – avec les ouvriers du pétrole et du gaz – a une puissance sociale qui dépasse de loin son poids numérique. La classe ouvrière organisée a été une cible privilégiée des assassins intégristes. Si la presse bourgeoise met en relief les assassinats d’un grand nombre de journalistes et d’autres personnalités connues, à peu près 400 militants syndicaux ont été assassinés, de même que des dizaines de militants de gauche.
Depuis l’indépendance, les ouvriers algériens sont ligotés par la direction corporatiste de l’UGTA, fédération syndicale directement liée au régime et qui a été la base principale d’organisation du parti de Zeroual, le Rassemblement national démocratique, au début de 1997. L’UGTA a été créée par des dirigeants syndicaux pro-FLN lors d’une scission en Algérie en février 1956 de la CGT dominée par les staliniens, dont la direction rejetait le combat pour l’indépendance nationale. Avec le FLN, l’UGTA a appelé à plusieurs grèves puissantes, y compris une grève générale en juillet 1956. Écrasée pendant la répression sauvage de la Bataille d’Alger en 1957, la fédération syndicale n’à été reconstituée qu’à la fin de la guerre. Quand le FLN est arrivé au pouvoir en 1962, il a purgé la direction de l’UGTA, interdit les grèves pour tes travailleurs du secteur public et imposé une poigne de fer à la classe ouvrière organisée.
Les staliniens algériens ont contribué directement à cela, en travaillant, après l’indépendance, comme propagandistes, administrateurs et bureaucrates de l’UGTA, dans l’appareil du FLN même si leur organisation, le PAGS (Parti de l’avant-garde socialiste), était semi-clandestin. Le PAGS a succédé au Parti communiste algérien qui, s’étant liquidé dans le FLN en 1956, a été interdit dès que le FLN est arrivé au pouvoir. Le PAGS s’est dissout en janvier 1993, à la suite de l’effondrement de l’Union soviétique, en laissant ses rejetons Ettahaddi et le PADS, qui soutiennent tous les deux les éradicateurs. Ces groupes justifient leur méprisable bloc avec les tortionnaires de l’armée en faisant appel au mythe stalinien/menchévique de la « révolution par étapes », qualifiant les anti-FIS purs et durs du régime d’aile « progressiste » de la bourgeoisie algérienne.
Malgré leur direction corporatiste, les ouvriers algériens ont manifesté sans cesse leur combativité, même dans les conditions de guerre civile actuelle. En février 1996, les travailleurs du secteur public ont complètement paralysé le pays pendant deux jours en opposition à ce qu’ils ont qualifié de Plan Juppé Bis. Cette référence aux mesures d’austérité proposées par le gouvernement conservateur français, qui avaient provoqué un soulèvement en masse des travailleurs du secteur public juste deux mois auparavant, met en évidence les liens entre la lutte de classe sur les deux rives de la Méditerranée. Les travailleurs du secteur public algérien ont continué depuis à mener une série de grèves contre les menaces de privatisations et de licenciements. Au mois de mai dernier, 30 000 ouvriers du port pétrolier de Skikda ont fait grève pendant trois jours. Cela a été suivi par une grève de deux jours en juillet à l’usine de camions SNVI, qui a déclenché une série d’autres grèves dans la grande zone industrielle de Rouiba qui se trouve juste à côté de la capitale.
Les attaques du régime Zeroual et de ses parrains impérialistes ne peuvent pas être vaincues de façon décisive par la lutte syndicale économiste, quelle qu’en soit la combativité. L’Algérie est une semi-colonie capitaliste, formellement indépendante mais écrasée sous la botte des puissances impérialistes, qui usurpent ses richesses et saignent sa population travailleuse. Pour en finir avec l’exploitation des impérialistes et la bourgeoisie compradore locale, la classe ouvrière algérienne doit balayer le système d’oppression capitaliste en prenant le pouvoir par la révolution socialiste. Le fait que les ouvriers d’origine maghrébine occupent une position stratégique dans l’industrie lourde française souligne que ce combat doit être international.
Le Parti communiste français (PCF) s’active depuis peu à organiser des manifestations de « solidarité avec le peuple algérien » et à enrôler les ouvriers immigrés sans-papiers dans la CGT, dirigée par les communistes. Cependant, les rassemblements du PCF sont en fait en « solidarité » avec le soutien par l’impérialisme français du régime sanguinaire de Zeroual, comme il s’est aligné exactement derrière sa « propre » bourgeoisie dans les années 1950 en refusant de lutter pour l’indépendance de l’Algérie (voir « Papon, Vichy et l’Algérie », page 18). Et son intérêt pour les ouvriers immigrés est démenti par sa participation – côte à côte avec l’ultra-chauvin Jean-Pierre Chevènement – dans le gouvernement Jospin. Comme dans toute l’Europe de l’Ouest, la France – que ce soit sous l’ancien gouvernement de droite de Juppé ou maintenant sous le « socialiste » Jospin resserre les barrières racistes contre l’immigration et déporte immigrés et demandeurs d’asile, faisant des ouvriers maghrébins les boucs-émissaires du chômage croissant.
Les réformistes du PCF ne s’opposent ni à faire des immigrés des boucs-émissaires ni à la répression contre eux, mais veulent simplement que cela soit fait de manière plus « humaine ». Tout en ayant du bout des lèvres une rhétorique socialiste, le PCF agite le drapeau tricolore de l’impérialisme français, en lançant les appels protectionnistes au « produisons français » et exigeant la fermeture des frontières à l’immigration. Pendant la vague de grèves de décembre 1995, les directions du PCF et de la CGT ont aidé à faire en sorte que les grèves ne s’étendent pas au secteur privé, avec son importante main-d’oeuvre maghrébine, mais restent limitées aux travailleurs du secteur public qui, de par la loi, doivent être des citoyens français. Au nom de la « laïcité », le PCF – rejoint par les pseudo-trotskystes de Lutte ouvrière – a soutenu l’exclusion raciste par le gouvernement des filles musulmanes des lycées pour le port du hidjeb, le foulard islamique. Loin de « lutter contre l’intégrisme », de telles mesures renforcent les diatribes des fascistes contre « l’influence étrangère » et poussent les Maghrébins encore plus dans le ghetto des intégristes.
La lutte contre les intégristes islamistes et l’oppression capitaliste en Algérie est intimement liée à la lutte contre la terreur raciste en Europe. La montée de l’intégrisme islamiste en Algérie est en train d’être utilisée comme prétexte pour intensifier la répression raciste contre l’immense minorité maghrébine en France. En tant que partie intégrante de la lutte pour forger un parti d’avant-garde multi-ethnique pour exproprier la bourgeoisie française raciste, la LTF exige : « Stoppez les déportations ! Pleins droits de citoyenneté pour tous les immigrés ! » La LTF appelle les travailleurs des chemins de fer et des aéroports à utiliser leur puissance pour arrêter les expulsions d’immigrés de France.
L’Algérie est une confirmation classique par la négative – de l’exactitude de la théorie de la révolution permanente de Léon Trotsky, qui a été prouvée par l’expérience de la Révolution bolchévique de 1917. Trotsky a expliqué que dans les pays économiquement arriérés, la faible bourgeoisie nationale – reliée par un millier de ficelles à l’impérialisme et apeurée devant sa « propre » classe ouvrière – est incapable de réaliser les buts des révolutions bourgeoises classiques telles que la Révolution française de 1789 a écrit que « la solution véritable et complète de leurs tâches démocratiques et de libération nationale ne peut être que la dictature du prolétariat, qui prend la tête de la nation opprimée, avant tout de ses masses paysannes » (la Révolution permanente [1930]). La libération véritable des pays coloniaux et semi-coloniaux ne peut être réalisée qu’à travers le renversement du capitalisme par la révolution socialiste. Pour éviter qu’elle soit étranglée par l’arriération, la pauvreté et l’intervention impérialiste, cette lutte doit nécessairement être reliée à la lutte pour la révolution prolétarienne au cœur des métropoles impérialistes.
Impérialisme, nationalisme et intégrisme islamiste
Depuis la destruction contre-révolutionnaire de l’Union soviétique, les pays semi-coloniaux comme l’Algérie, qui, auparavant, pouvaient souvent manœuvrer entre Washington et Moscou, sont maintenant impitoyablement écrasés par l’étau de l’exploitation impérialiste. Au cours des quelques dernières années, le sud algérien a été pratiquement transformé en un quasi protectorat des conglomérats internationaux du pétrole et du gaz – spécialement américains et britanniques qui ont inondé de milliards de dollars le Sahara algérien, une région auparavant dominée par les entreprises françaises. Toute la région a été décrétée « zone d’exclusion » dont l’accès est interdit aux citoyens algériens sans laissez-passer spéciaux. Il y a partout des patrouilles militaires, des barrages et des hélicoptères, et un aéroport international avec annexes entouré de barbelés est réservé aux magnats étrangers du pétrole. La création de cette zone rappelle la tentative du président français Charles de Gaulle de détacher le « pays utile » riche en pétrole pendant la Guerre d’Algérie pour éviter de céder une souveraineté complète au peuple algérien. Après avoir été mis en échec par la lutte héroïque d’indépendance, maintenant ce plan colonialiste est en train de devenir réalité.
Comme le nationalisme bourgeois de l’élite dirigeante s’est manifestement avéré banqueroutier, les réactionnaires du FIS se nourrissent du désespoir et de la frustration alimentés par la crise économique profonde qui ravage le pays, un phénomène visible dans une grande partie du Maghreb et du Proche-Orient. Comme nous l’avons écrit dans l’article « Socialisme international et le voile : Les sociaux-démocrates du « troisième camp » à la traîne des islamistes», (le Bolchévik n° 132, mars-avril 1995) :
« Bien qu’elle se tourne vers le passé, la vague intégriste islamique est une réponse aux conditions d’oppression de la fin du XXe siècle. Son essor actuel comme mouvement de masse est le reflet réactionnaire à la fois de l’absence d’alternative communiste et de l’impasse manifeste du nationalisme. »
Alors que la bourgeoisie américaine pousse hypocritement des cris à propos des « terroristes » islamistes pour justifier des interventions à l’étranger et la répression intérieure, elle a parrainé de nombreux mouvements intégristes dans sa croisade pour détruire l’Union soviétique. Au moment le plus chaud de la Guerre froide dans les années 1950, John Foster Dulles, alors secrétaire d’Etat, a proclamé :
« Les religions de l’Orient sont profondément enracinées et ont beaucoup de valeurs précieuses. Leurs croyances spirituelles ne peuvent pas être réconciliées avec l’athéisme et le matérialisme communistes. Ceci crée des liens communs avec nous, et notre tâche est de les trouver et de les développer » (cité dans Paul Barran, « The Political Economy of Growth » [L’économie politique de la croissance], 1957).
Après avoir encouragé un bain de sang anticommuniste en Indonésie en 1965, dans lequel les intégristes islamistes ont joué un rôle de premier plan, c’est en Afghanistan, à la suite de l’intervention militaire de l’URSS vers la fin 1979 que les Etats-Unis ont ultérieurement développé de plus près ce « lien » dans leur offensive pour tuer les soldats soviétiques. Le GIA algérien, comme beaucoup d’organisations intégristes, dans d’autres pays, a été créé par des vétérans de la « guerre sainte » de la CIA en Afghanistan, où les coupe-jarrets moudjahidin ont massacré des enseignants pour le « crime » d’apprendre à lire aux jeunes filles.
Les Etats-Unis ont aussi maintenu des contacts étroits avec les intégristes algériens eux-mêmes. En 1994, le FIS a donné à la CIA des garanties écrites que les contrats de pétrole et de gaz seraient respectés s’il arrivait au pouvoir. L’année dernière, un rapport de la Rand Corporation, mandaté par l’armée américaine, intitulé : « Algeria: The Next Fundamentalist State » [L’Algérie: le prochain Etat islamiste] assurait les dirigeants américains que si le FIS arrivait au pouvoir il « accueillerait vraisemblablement à bras ouverts les investissements américains privés et entretiendrait des rapports commerciaux étroits avec les Etats-Unis » (CounterPunch, 1er novembre 1997). Plus récemment, le très bien informé Middle East Economic Digest (19 septembre 1997) a publié un article de première page intitulé « Hope: Amid the Misery, Investors Return to Algeria » [L’espoir : au milieu de la misère, les investisseurs retournent en Algérie], qui parlait des nombreux projets d’investissement envisagés par les firmes impérialistes – en attendant une « résolution » de la guerre civile.
Faisant écho aux impérialistes, les sociaux-démocrates abjects du PT lambertiste, dont les cadres en France sont aujourd’hui partie intégrante de la bureaucratie syndicale pro-socialiste, poussent pour un accord avec le FIS. Le PT algérien s’est orienté vers un bloc avec le FIS dès 1991, quand il a soutenu de façon criminelle un appel du FIS à la « grève générale », dans sa première confrontation importante avec le régime. En janvier 1995, le PT a signé une plate-forme commune avec le FIS et plusieurs partis bourgeois et islamistes « modérés », appelant à la « réconciliation » et à des « élections libres et pluralistes ». Ces « socialistes » pro-islamistes ont été récompensés pour leurs services lors de la farce électorale du mois de juin dernier, où la dirigeante du PT, Louisa Hanoune, et trois de ses partisans ont gagné des sièges au parlement avec le soutien en sous-main du FIS, qui a appelé pour un vote « pour les candidats qui sont en faveur de la paix et qui ne sont pas complices des putschistes » (le Monde, 11 mai 1997).
Il faut mobiliser le prolétariat pour défendre les femmes et les Berbères !
Parmi les victimes d’une victoire islamiste, les principales seront les femmes algériennes. Beaucoup de jeunes élèves filles qui ont refusé de mettre le voile ont déjà été abattues dans les rues ou ont été traînées hors des écoles pour être égorgées ensuite. Les femmes algériennes sont descendues à plusieurs reprises dans les rues en opposition à la menace intégriste. Près des deux tiers des 100 000 personnes qui ont participé à la manifestation anti-FIS de mars 1994 étaient des femmes. Malheureusement, les banderoles derrière lesquelles elles ont marché étaient celles des féministes bourgeoises, des ex-staliniennes et d’autres forces politiques qui soutiennent le régime militaire. Le combat pour les droits des femmes exige une lutte intransigeante non seulement contre les réactionnaires théocratiques mais aussi contre le régime nationaliste-bourgeois.
Une fois arrivé au pouvoir, le FLN a immédiatement démobilisé les milliers de femmes qui avaient combattu courageusement contre le colonialisme français, en ricanant que : « Notre socialisme repose sur les piliers de l’islam et non pas sur l’émancipation des femmes avec leur maquillage, leurs coiffures et cosmétiques, qui génèrent des passions déchaînées nuisibles à l’humanité ». Pendant des années, le FLN a gardé dans ses rangs le dirigeant actuel du FIS Abassi Madani, même lorsqu’il était dirigeant du groupe intégriste El Quyam (Les valeurs) vers la fin des années 60, dont les membres jetaient du vitriol sur le visage des femmes qui portaient des jupes courtes. En 1984, le régime du FLN a imposé un « Code de la famille » institutionnalisant les diktats anti-femmes de la Chariaa (loi islamique), interdisant le mariage avec des hommes non musulmans, autorisant la polygamie, rendant le divorce presque impossible pour les femmes et les reléguant à un statut de mineures éternelles qui doivent « obéissance » à leur mari.
En fait, le régime nationaliste a aidé les intégristes à établir une base dans les universités algériennes dans les années 70 en recrutant un nombre important de Frères musulmans d’Egypte et d’ailleurs pour remplacer les enseignants francophones par des arabophones. Cela faisait partie de la campagne d’« arabisation forcée » dirigée particulièrement contre la minorité berbère du pays, concentrée principalement dans la région de Kabylie à l’est d’Alger et qui descend des peuples autochtones qui précédèrent l’occupation arabe de la région. Les Berbères ont joué un rôle exceptionnel dans le mouvement d’indépendance de l’Algérie, et constituaient une partie importante des cadres dirigeants du FLN jusqu’à la fin des années 1950. Mais l’unité potentielle entre Berbères et Arabes a été sapée par le programme nationaliste du FLN, qui a nécessairement favorisé le peuple arabe dominant. En 1963, le régime a écrasé une révolte régionale en Kabylie, faisant des centaines de victimes. En 1980, le régime a encore réprimé en Kabylie à la suite de l’explosion d’une quasi insurrection dans la région – le « printemps berbère » – après un assaut de la police contre les étudiants de l’université qui protestaient contre une interdiction par le gouvernement de l’enseignement de la langue et de la culture berbères.
Plus récemment, c’est en Kabylie qu’eut lieu la plus grande vague de manifestations anti-FIS qui a balayé l’Algérie il y a plusieurs années, y compris une série de grèves d’une journée et des manifestations de masse en 1994 contre la terreur islamique et pour la reconnaissance officielle du tamazight, la langue berbère. Cependant, les principaux partis basés en Kabylie, le Front des forces socialistes (FFS) bourgeois et le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), jouent le rôle d’« opposition loyale » au régime. Le RCD est étroitement lié aux éradicateurs à la tête de l’armée, tandis que le FFS préconise une « réconciliation » avec le FIS.
Le PST, qui regroupe les partisans algériens du Secrétariat unifié, est accroché à la queue de ces forces bourgeoises. Comme le RCD et le FFS, le PST se limite à faire pression sur le régime pour faire du berbère une langue officielle. Les trotskystes appellent à une égalité complète entre toutes les langues utilisées en Algérie – l’arabe, le berbère et le français mais nous défendons aussi de manière intransigeante le droit des Berbères à l’autodétermination. A ce stade, les différentes régions berbérophones n’ont pas consolidé une nation, même si cela peut arriver au cours d’une répression féroce si les intégristes imbus de chauvinisme arabe arrivent au pouvoir. Le fait que les antagonismes nationaux et ethniques n’ont pas disparu mais se sont aiguisés en quelque sorte sous le régime du FLN, malgré les prétentions des nationalistes de construire une société industrielle moderne, souligne la nécessité de renverser le capitalisme comme pré-condition à l’égalité nationale et au développement économique.
Le PST et le SU pablistes ont été des partisans loyaux des nationalistes algériens pendant des décennies. Le fondateur de cette tendance et alors son dirigeant, Michel Pablo, a réellement accepté un poste dans le premier gouvernement FLN sous Ahmed Ben Bella. Pablo a aidé à rédiger les décrets de 1963 sur « l’autogestion » qui mirent le holà aux occupations de masse des usines et des grandes propriétés agricoles qui ont secoué l’Algérie post-indépendante, en intégrant les comités ouvriers dans l’appareil d’Etat. Dans les dernières années, le PST s’est attaché centralement à faire pression sur les militaires sanguinaires pour qu’ils accordent une «démocratie» parlementaire, en axant son programme autour de l’appel à des « élections à la proportionnelle ». L’imbécillité complète d’un tel crétinisme parlementaire dans l’Algérie ravagée par la guerre est démontrée par le fait que de telles élections peuvent très bien conduire à une victoire intégriste.
La ligne politique du PST est une répudiation dans la pratique du programme trotskyste de la révolution permanente. Il n’est pas surprenant que ces suivistes s’opposent à toute perspective de mobiliser le prolétariat en lutte pour la défense des droits des Berbères et des femmes, et qu’au contraire ils se liquident dans différentes formations féministes pro-gouvernementales. Rejetant la politique antirévolutionnaire du PST, un groupe de cadres du PST créa, en 1992, la Tendance Plate-forme Trotskyste (TPT) pour lutter pour la perspective de la révolution permanente contre la collaboration de classes des pablistes. Après une étude plus approfondie et un débat programmatique, la TPT s’est déclarée en solidarité avec la Ligue communiste internationale. Plaçant la question de l’oppression des femmes au devant et au centre, la TPT a déclaré dans son document de fondation de mars 1992 :
« Le combat pour la libération des femmes, libération qui se réalisera par la révolution, aura comme base la lutte contre toutes les discriminations sexuelles ! Contre le voile ! A travail égal, salaire égal ! Avortement libre et gratuit pour toutes les femmes, y compris les mineures ! Pour des crèches ouvertes 24 heures sur 24 ! »
La question femme en Algérie est stratégique et explosive. Pourtant une grande partie de la gauche – qui a épousé le nationalisme – ne soulève même pas la revendication élémentaire d’abroger le Code de la famille réactionnaire. Les ex-staliniens de Ettahaddi et du PADS appellent seulement à « réformer » cette loi, comme le fait le groupe autour d’El Massira (La marche), une scission récente du PST. Entre-temps, le PT lambertiste, qui est grotesquement aux basques du FIS, n’a pas dit un mot sur l’abrogation du Code de la famille dans sa plate-forme pour les élections de juin. La lutte pour l’égalité des sexes et l’égalité ethnique/nationale pose la nécessité d’une attaque contre la base même de l’ordre capitaliste. Sous la direction d’un parti bolchévique agissant en tribun du peuple, le prolétariat révolutionnaire doit inscrire sur sa bannière la lutte contre la discrimination sexuelle, pour l’abolition du Code de la famille, et pour la séparation de la Mosquée et de l’Etat. Pour la libération des femmes par la révolution socialiste !
Pour la mobilisation indépendante du prolétariat
Exprimant la confiance suicidaire des pablistes dans le régime appuyé sur les militaires, le dirigeant du PST, Salhi Chawki, écarte toute idée d’un « plan machiavélique » impliquant une complicité de l’armée dans les derniers massacres et donne au gouvernement Zeroual un certificat de bonne conduite sans réserve : « Il semble que l’armée n’a pas eu de responsabilité dans les derniers massacres, comme l’ont soupçonné beaucoup de gens » (Intemational Viewpoint, octobre 1997). Entre-temps, en France, les co-penseurs du PST dans la Ligue communiste révolutionnaire d’Alain Krivine, s’accrochent à la bourgeoisie française, en se joignant à l’appel pour une « commission d’enquête » décrite comme « le début de la fin pour les tueurs » (Rouge, 13 novembre 1997).
Comme feuille de vigne de gauche à son soutien aux militaires, le PST encourage les différents « groupes d’autodéfense » qui sont tolérés – ou directement mis en place – par le régime et qui servent de véhicule pour le ralliement des groupes politiques pro-gouvernementaux au camp des généraux. Ainsi, Chawki prétend que « l’augmentation des structures d’autodéfense populaire est le seul acte de dignité civile qui puisse répondre adéquatement à l’horreur que confronte l’Algérie ». Rendant la ligne du PST plus explicite, El Massira (janvier 1997) appelle ouvertement les « officiers et les policiers à se placer au service du peuple, non pas le réprimer ».
Même si ces milices irrégulières expriment les besoins réels des villageois des campagnes de se défendre contre les attaques des intégristes, il reste que, même là où elles n’ont pas été créées initialement en collaboration avec l’armée et la police, elles ont vite été placées sous le contrôle total du gouvernement. Cela a été codifié dans les deux dernières années par une série de lois les mettant sous le commandement du ministère de l’Intérieur. Une des catégories de milices, les « gardes communaux », est directement mise en place par l’armée, qui entraîne et paye les membres et leur fournit des armes légères. L’autre catégorie, les « groupes d’autodéfense » mis en place par des villageois, nécessite l’autorisation du préfet de la région et l’accord des services de sécurité. Ces milices irrégulières, chaque catégorie comprenant près de 100 000 hommes, ont plus que doublé la taille des forces armées à la disposition du régime.
Comme le PST/SU, le groupe centriste Pouvoir ouvrier en France, qui est lié à Workers Power en Grande-Bretagne, essaie de donner une couverture de gauche à sa capitulation devant les militaires algériens. Ainsi, Pouvoir Ouvrier (septembre-octobre 1997) prétend qu’il est possible de « prendre la direction des comités d’autodéfense contre les violences islamistes et des services spéciaux de l’armée ». Mais comment, chers centristes, pouvez-vous « prendre la direction » quand les dirigeants sont nommés par le ministre de l’Intérieur ? De plus certaines de ces milices, reflétant l’arriération de la société rurale, sont devenues des instruments de vendettas sanglantes entre villages, clans et émirs (potentats) locaux rivaux. Même Chawki a prudemment admis que les gardes communaux « semblent avoir été responsables de quelques autres meurtres collectifs au début de cette année ».
L’autodéfense armée est une question vitale en Algérie. Mais ça doit être basé et intégralement lié à la mobilisation du prolétariat indépendamment de – et en opposition à – l’Etat bourgeois. Un exemple de cela est arrivé durant l’été 1993, quand les dockers ont bloqué le port d’Alger pendant plus d’une semaine, arrêtant la distribution des denrées alimentaires. Nous avons dit que le syndicat aurait dû organiser la distribution des produits alimentaires – en mobilisant des comités de soutien de femmes pour l’aider et montrer dans la pratique comment la classe ouvrière peut accomplir les tâches nécessaires d’organisation de la société. En notant que les intégristes auraient vu une telle action basée sur les syndicats comme une menace à leur emprise sur les masses plébéiennes, la LTF a écrit (le Bolchévik n° 125, novembre-décembre 1993) :
« Il serait donc nécessaire de créer des milices ouvrières d’autodéfense pour donner aux réactionnaires du FIS un goût de ce qu’est la puissance ouvrière. Mais pour mobiliser ainsi, il faut se débarrasser des dirigeants ouvriers traîtres qui maintiennent le prolétariat sous la coupe de la bourgeoisie. »
L’indépendance complète et inconditionnelle du prolétariat, incarnée par la direction d’un parti d’avant-garde léniniste-trotskyste, est capitale pour trouver une issue à la terreur et à la tourmente actuelles qui étranglent l’Algérie. Une victoire des intégristes ne sonnerait pas seulement le glas pour les femmes non voilées, les minorités ethniques, les ouvriers combatifs et les militants de gauche en Algérie. Elle serait aussi un énorme stimulant pour la propagation de la réaction islamiste dans tout le Maghreb, en renforçant le mouvement tunisien Al-Nahda et la guerre de terreur menée par la Djamaa Islamiya (groupe islamique) égyptienne, qui dure depuis cinq ans et qui cible la minorité chrétienne copte et les touristes étrangers (le plus récent étant l’horrible massacre de Louxor qui a fait 62 morts). Comme en Algérie, les régimes bourgeois tunisien et égyptien soutenus par les impérialistes, font régner une répression draconienne sur la population tout en imposant des politiques d’austérité et de paupérisation.
D’un autre côté, une révolution socialiste victorieuse en Algérie n’inaugurerait pas seulement l’émancipation des opprimés dans ce pays, mais elle rapprocherait le jour où tous les régimes despotiques de la région – qu’ils soient islamiques, nationalistes arabes ou sioniste – seront balayés par la classe ouvrière. A cette fin, la question capitale est la formation de partis ouvriers bolchéviques dans toute la région, faisant partie d’une Quatrième Internationale trotskyste reforgée. C’est ce pour quoi lutte la Ligue communiste internationale.
Adapté de Workers Vanguard n° 680