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Paul Bénichou : Révolution et pseudo-révolution. Propos sur des fabricants de vieux neuf

Article de Paul Bénichou paru dans Masses, n° 19, juillet 1934, p. 2-4


Il y aurait toute une étude à faire sur l’apparition des idées et des lieux communs pseudo-révolutionnaires du fascisme dans les milieux de la gauche bourgeoise en France. Nous voulons simplement faire à ce sujet quelques remarques qui s’imposent aujourd’hui. Le sujet que nous évoquons devrait commencer au point où la vieille gauche française, en présence des difficultés du capitalisme d’après-guerre, a cessé d’avoir, autrement qu’en paroles, une politique propre. L’incapacité des partis de la démocratie bourgeoise, menés en laisse par la réaction, n’a pu manquer de discréditer leur idéologie, qui est apparue de plus en plus caduque, désuète et ridicule à mesure que ses représentants se montraient plus impuissants. Depuis la guerre, le radical-socialiste de province, anticlérical farouche et démocrate impénitent, est devenu, dans les milieux intellectuels de toutes nuances, un sujet habituel de dérision. C’est là une chose bien connue. Ce qui est plus curieux, c’est qu’en même temps le radicalisme, de plus en plus décrépit et domestiqué, célébrait sans cesse son « rajeunissement » et sous les étiquettes du réalisme et de la nouveauté, élevait ses abdications à la hauteur d’une doctrine.

La crise du monde capitaliste, en se développant au cours des dernières années, n’a fait qu’accélérer cette évolution. Les capitulations renouvelées du radicalisme devant la réaction entre mai 1932 et février 1934 sont allés de pair avec les succès accrus, au sein des milieux de gauche, de cette religion fanfaronne et creuse de la nouveauté. Au fur et à mesure que le renforcement du nationalisme économique, la faillite de la S.D.N. et les progrès généralisés du fascisme rétrécissaient l’horizon de la gauche bourgeoise, certains de ses rejetons, incapables par ailleurs de conclure au renversement du capitalisme, crurent plus brillant d’adopter le langage tapageur de l’adversaire que de pleurer, la main sur le cœur et la chaîne aux pieds, le bon vieux temps radical.

D’abord quelques revues rédigées par des intellectuels confus (« Plans », « Esprit ») ou des individualités issues du radicalisme (« Pamphlet » de P. Dominique), ensuite les néos et le groupe des « Jeunes Turcs » du type Kayser (« Œuvre » et « Notre Temps »), plus récemment des organisations d’anciens combattants, et certains éléments de la C.G.T., vieux chevaux de retour du « réalisme » de gauche, enfin depuis le 6 février, une infinité de publications politico-littéraires, comme « Marianne », ou la « Lutte des Jeunes » de Bertrand de Jouvenel, rédigées en partie par d’anciens intellectuels de gauche (Emm. Berl, Jean Prévost, Drieu La Rochelle) prônèrent le renouveau national, l’ordre et l’autorité, sans toutefois se ranger aux côtés de Taittinger ou de Coty. Dans une région difficile à situer s’est ainsi formé un vaste marécage politique, aussi mal défini dans ses frontières que dans son contenu.

En réalité, ce mouvement, qui trahit plutôt la décomposition de la gauche que la naissance d’une force nouvelle, ne semble pas destiné à un avenir sérieux. Les capitulations des vieux chefs radicaux et le tapage des rénovateurs sont deux phénomènes fort voisins. En deux temps et trois mouvements le citoyen Marquet en a fourni la preuve, quand, s’agrégeant symboliquement au classique duo Tardieu-Herriot, il s’est transformé, de théoricien à tous crins de la Régénération nationale, en ministre d’un cabinet réactionnaire.

Toute la force, la vraie force est ailleurs, dans la Réaction bourgeoise, dans l’Etat qui la sert, et dans le fascisme qui la tente. En composant avec l’extrême-droite, nos réformateurs font un jeu de dupes ou de fripons. Quant à la bourgeoisie, elle s’amuse au spectacle, ravie de voir les tristes rejetons des Jacobins réduits à précéder de leurs cabrioles le pas cadencé des bottes fascistes. Mais à nos yeux tout ce bouillonnement d’idées indifférenciées présente, à défaut d’un plus grave danger, celui d’entretenir une confusion propice au progrès des idées fascistes. Contre ce danger, c’est à la nature des choses et à la clarté des idées que nous voulons en référer.

NI DROITE NI GAUCHE

Le premier point sur lequel sont d’accord tous les prophètes de la France nouvelle, est que les notions de droite et de gauche en politique sont périmées. « Ni droite ni gauche » est le mot de passe qui circule de bouche en bouché dans l’épais brouillard de la rénovation nationale. Malheureusement la chanson n’est pas nouvelle. La rengaine bien connue de l’inanité des étiquettes et des partis est peut-être le plus vieux des moyens dont la réaction se sert pour endormir les protestations contre l’ordre existant, et maintenir intacte, avec ses privilèges, la routine du corps social tout entier. Avec les néos, les « jeunes-radicaux », etc., la droite bourgeoise a trouvé des intelligences chez l’ennemi. C’est le signe de sa force. C’est aussi un signe des temps. En réalité, la notion de gauche, qui a eu tant d’importance dans les assemblées révolutionnaires de jadis et dans les luttes politiques du XIXe siècle, n’a pas perdu son sens aujourd’hui, et signifie toujours la lutte contre les privilèges de classe et l’oppression. En ce sens le mouvement socialiste, au sens large du mot, s’est placé et se place toujours, avec raison, à l’extrême gauche. L’anémie, l’émiettement, les reniements de la gauche bourgeoise, son effacement devant la droite ne suppriment pas la question, mais ne font que la poser de façon plus aiguë. Les idéaux de la révolution restent toujours à gauche, dans les notions seules valables finalement de liberté et d’égalité. Aussi bien est-ce à ces notions qu’on en veut, cherchant à leur substituer comme valeurs révolutionnaires… la nation et la discipline. A d’autres !

Et d’ailleurs sur le terrain même de la politique journalière, assiste-t-on à autre chose depuis quatre mois qu’à une lutte renforcée entre la droite et la gauche ? La veulerie des radicaux agrégés à l’union nationale ne change rien à l’affaire. Au lendemain du 6 février,tout le pays s’est retrouvé plus que jamais divisé en deux camps : d’un côté, le capital, ses phalanges et ses troupeaux ; de l’autre, le peuple travailleur, défendant sa liberté. Il ne se passe pas de jour qui n’ajoute un incident à cette lutte, et c’est vouloir être aveugle à tout prix que de ne pas voir dans ce conflit l’essentiel de la situation. Il est vrai que dans tous les milieux en question, et notamment dans la « Lutte des Jeunes » on considère les journées de Février comme un phénomène global, en se refusant à distinguer les journées réactionnaires des journées ouvrières ! Après cette trouvaille, il n’y a plus qu’à tirer l’échelle.

Cette répudiation de la droite et de la gauche ne va pas sans fanatisme ; c’est ainsi que Bergery qui se situe, depuis sa rupture avec le parti radical, à l’extrême gauche, et s’adresse avec raison aux anticléricaux et aux démocrates rouges de France, s’attire la désapprobation générale des vrais Croyants de la France Nouvelle (voir la « Lutte des Jeunes » du 3 juin : articles de Bertrand de Jouvenel et de Drieu La Rochelle) ; même remarque pour « Troisième force » qui, partie avec Izard de positions extrêmement confuses, est aujourd’hui excommuniée, pour avoir marché « de gauchissement en gauchissement », par divers correspondants de la même « Lutte des Jeunes » (20 mai) parlant au nom du Front national syndicaliste (sic) et du groupe XXè siècle (?). Tout ceci ne fera sans doute que rendre la « Troisième Force » sympathique à nos lecteurs. Mais la « Lutte des Jeunes » ne l’entend pas ainsi. Elle dénie même toute valeur à la distinction entre fascistes et antifascistes, et présente (3 juin) l’élection de Mantes, avec ses deux blocs opposés, comme le comble de l’absurdité, comme une « folie criminelle » et « contre-révolutionnaire » (sic).

Ce n’est pas tout. Très chatouilleux sur le chapitre du sens spatial, les rédacteurs de la « Lutte » tiennent à séparer les radicaux de gauche du type Cudenet, pour lesquels ils n’ont aucune sympathie, des Jeunes-Radicaux à la Kayser qui n’invoquent pas les grands ancêtres, n’ont rien à objecter contre l’institution du Vendredi Saint, et réclament la rénovation ni-droite-ni-gauche de l’Etat, et l’économie dirigée ni-gauche-ni-droite. Il est très vrai que les deux types politiques auraient intérêt à se différencier une bonne fois (cet article n’a pas d’autre but que de le prouver) et qu’un journal comme « Notre Temps » où la défense de Bergery par Cudenet voisine avec les productions de Déat, et où les deux tendances se brouillent sous la plume de Luchaire, gagnerait à éclaircir ce malentendu, et à se prononcer une bonne fois entre la gauche et la quatrième dimension. Nous tenons autant que la « Lutte » à faire la distinction, mais pour encourager l’évolution, de ceux qui, issus de la gauche traditionnelle, en viennent, devant l’effondrement de la démocratie bourgeoise, et poussés par leur attachement à la liberté et au progrès, à des positions voisines du socialisme révolutionnaire. Dans un pays comme la France, où les classes moyennes ont tant d’importance, où la tradition des révolutions passées est à conserver précieusement, leur appoint peut n’être pas négligeable. Quant aux révolutionnaires sans droite ni gauche, ils ont vraiment trop à apprendre.

PIE IX AVAIT RAISON

Ce que recherchent nos prophètes, c’est un troisième terme. « Faire du neuf », voilà l’affaire. La chanson a plusieurs couplets. Le premier des couplets est ANTICAPITALISTE. On demande toutes sortes de mesures extraordinaires, des nationalisations et des initiatives, des contrôles dans la liberté, des épanouissements dans la contrainte, de la direction dans l’indépendance, et autres nobles revendications où Joseph Prudhomme voisine aimablement avec Hitler et Ferdinand-Lop. La seule chose qu’on ne demande pas est la suppression du profit et de la propriété privée des moyens de production. Voilà au moins un élément négatif de clarté ! En somme il s’agit d’un anticapitalisme qui laisse subsister le capital, tout en espérant le juguler. Les grands hommes du système sont les « socialistes » Mussolini et Hitler, réputés fossoyeurs d’un capitalisme qui en fait ne vit plus que par eux. Mais à quoi bon nous étendre plus longtemps sur ce genre de confusions ? Les marxistes que nous sommes ont entendu parler il y a déjà longtemps du « socialisme des imbéciles » qui se confond ici au surplus avec celui des arracheurs de dents.

Après les griefs économiques, les griefs moraux : ces derniers touchent peut-être davantage le public, surtout intellectuel, et méritent qu’on s’y étende. Le grand vice moral du capitalisme, c’est, dit-on, son matérialisme. Voilà le mal. Le capitalisme est matérialiste, comme d’ailleurs le marxisme, qu’on décrète son frère jumeau. Ce que la « Révolution » nous permettra de retrouver, ce sont les vraies valeurs humaines, VALEURS SPIRITUELLES, vivantes, irrationnelles, irréductibles et… indéfinissables. La tradition intellectuelle qui se trouve reprise ici est celle de l’Eglise catholique et de ses foudroyants anathèmes contre le matérialisme du monde moderne. Ce n’est pas par hasard que des groupements spiritualistes comme ceux de l’ « Ordre nouveau », de la « Revue du Siècle », etc., fraternisent avec des catholiques. Cette lamentable sottise du « matérialisme moderne », lancée autrefois par l’Eglise contre le capital partout où il menaçait la société féodale et les prêtres, s’est transmise précieusement par la suite dans la droite bourgeoise, où elle est devenue un des béliers idéologiques de l’anti-socialisme. Le matérialisme moderne, autrement dit le désir de jouir, est devenu aussi déplacé sous le règne de Mussolini et d’Hitler qu’à l’époque des barons et des évêques. Les rois de l’industrie et de la finance, après avoir prêché la religion des jouissances que leur triomphe multipliait, reviennent, dans leur impuissance devant la crise et la misère, au spiritualisme féodal honni de leurs pères, autrement dit au système de la purification par la diète et du salut par la ceinture à crans.

Nos spiritualistes sont moins bêtes qu’ils n’en ont l’air quand ils assimilent le capitalisme au marxisme : le capitalisme – celui de la belle époque – promettait l’opulence au genre humain ; le marxisme, le dépassant, montre, dans la socialisation des moyens de production, le seul moyen de parvenir réellement à cette opulence générale. Tous deux sont coupables aux yeux de nos, néo-sacristains du péché mortel de la chair. Ils ne pardonnent pas à la bourgeoisie d’avoir relativement bien nourri son monde pendant un certain temps. Mais autant ils en veulent au capitalisme opulent, autant la barbarie misérable du capitalisme fasciste rencontre leur spirituelle sympathie d’apôtres de la danse devant le buffet. Il faut d’ailleurs, pour être exact, relever la confusion incroyable des néo-marmeladiers apostoliques et romains : Pie XI versant des larmes de crocodile sur l’inégalité humaine, les catholiques allemands aujourd’hui en conflit avec Hitler, permettent de composer un innommable mélange des « Paroles d’un croyant » de Lamennais et du féroce « Syllabus » de Pie IX, où ce dernier, comme de juste, à la part la plus belle. Un bel exemple de ce fouillis est donné par la brochure « Pour le bien commun » signée d’un certain nombre d’intellectuels catholiques, parmi lesquels se trouvent Maritain, Gilson et Stanislas Fumet.

N’oublions pas la note comique : approuvés sans doute par de hauts dignitaires de la calotte, suppôts d’un séculaire despotisme, nos habitués de confessionnaux, vont jusqu’à parler, par ci par là, de « Révolution catholique ». Quand les sacristies seront devenues les foyers de la révolution, nous verrons sans doute les tribunaux révolutionnaires siéger en cagoules et l’humanité reconnaissante élever des statues au grand Torquemada, son premier libérateur. Comme quoi la rigolade ne perd jamais ses droits, même entre deux hosties…

LA « FIN DU PROGRES »

Quand j’identifie le néo-spiritualisme à l’apothéose des estomacs creux, je sais fort bien ce que je fais. Chez tous les hommes dont il est question ici, aucune voix ne s’élève en faveur de l’élévation du bien-être humain. Et cependant, pour des amateurs de nouveautés, en voilà une qui serait fameuse ! Eux qui parlent toujours d’organisation devraient bien réfléchir un peu que l’organisation sociale n’a de sens qu’autant qu’elle sert d’intermédiaire fécond entre les richesses naturelles et les besoins humains, et qu’elle utilise à plein dans l’exercice de ce rôle, les possibilités de la connaissance et de la technique. La liberté réelle, le respect de l’homme, la générosité vraie ne sont possibles que sur ce fondement. Mais, à l’organisation des jouissances, objet fondamental du socialisme, les théoriciens « nouveaux » poussés comme des champignons sur le fumier de la crise mondiale, opposent l’organisation de la misère, et baptisent la décrépitude du nom usurpé de révolution.

Bertrand de Jouvenel constate que l’ère du progrès, de la production et de la consommation sans cesse accrues, ouverte dès avant 1789, s’est close en 1929. Ne chicanons pas sur cette dernière date, et n’exagérons pas les beautés de la dite époque : Marx l’a dépeinte avec moins de naïveté que B. de Jouvenel ; mais enfin c’est un fait qu’elle est close. Les marxistes ont décrit depuis longtemps les barrières que la propriété et le profit mettaient au progrès ; ils ont prévu la catastrophe et envisagé le remède : la mise en harmonie de la consommation individuelle et de l’accumulation sociale dans une économie collectivisée. Bertrand de Jouvenel constate seulement que la corne d’abondance s’est tarie, le déplore et… s’y résigne. Il propose « de forger une philosophie de l’histoire qui ne nie point les développements récents », c’est-à-dire qui entérine la fin du progrès et le fascisme. En réalité les « développements récents » – sinistre euphémisme pour évoquer la gangrène du monde – ne sont pas à intégrer ; ils sont à subir ou à extirper : c’est la propriété capitaliste qui forme la limite entre les deux solutions. Sur cette lugubre muraille du capital, viennent se cogner la tête tous ceux qui veulent changer le monde ; mais tandis que les uns concluent à la nécessité de la détruire, Bertrand de Jouvenel et ses amis, étourdis, le front couvert de bosses, prennent le spectacle des trente-six chandelles pour celui de la délivrance.

LE SPIRITUALISME ET LA CRAVACHE

D’une façon générale le spiritualisme de notre époque est d’autant plus suspect que, comme la religion à laquelle il s’apparente volontiers, il tolère ou même glorifie, les formes les plus cyniques de la brutalité. C’est ainsi que le gorille hitlérien, tortionnaire par principe et massacreur par religion, affecte une horreur séraphique devant la prétendue bassesse matérialiste d’un Marx, ami et émancipateur du genre humain. A peu près de la même façon, dans les colonnes de la « Lutte des Jeunes », on voit stigmatisés avec horreur « l’Encyclopédie » et les successeurs des gens qui disaient : « Enrichissez-vous », (au lieu de dire comme à la « Revue du Siècle » : Offrez à Dieu vos ventres vides !), tandis que quelques pages plus loin, M. Drieu La Rochelle écrit textuellement :

« … un homme digne de ce nom se méfie d’une femme. Cette femme, il la désire, il veut l’épouser, il veut lui faire un enfant mais, pour ce qui est du bavardage, il ne l’écoute pas ou il lui ferme, à l’occasion, la bouche d’une bonne baffe (sic) ».

Ces conseils spiritualistes sont adressés, en forme de parabole, au très viril colonel de la Rocque, qui est invité à traiter en homme digne de ce nom la femelle républicaine, dont les politiciens actuels ne sont, faute de cravache sans doute, que les « impuissants possesseurs » et qui, dûment cravachée, deviendra « l’auguste fiancée ». Ce n’est pas nous qui nous étonnerons de voir confiner la philosophie amoureuse du « milieu » et celle. du corps de gardé, unies en forme de doctrine politique. L’hitlérisme nous y a déjà habitués, et nous sommes reconnaissants à M. Drieu la Rochelle de nous donner une confirmation vivante de ce que nous écrivions récemment ici de la psychologie fasciste.

Contentons-nous de renvoyer à « Figaro » et à « l’Echo de Paris », depuis longtemps spécialisés dans le genre, les amateurs d’archanges en baudrier et de garde-chiourmes du Saint-Esprit, et en particulier certain correspondant de la « lutte des Jeunes » qui, dans un des derniers numéros, admire, comme un exemple de la « dignité nouvelle » de l’homme, le geste des cantonniers allemands saluant de leur « joli képi » (textuel) les bourgeois qui passent en auto sur les routes.

APPEL A LA JEUNESSE

Il serait temps d’en arriver au dernier couplet de l’inépuisable chanson qui a pour titre « Faisons du neuf », Il s’agit du couplet de la jeunesse, que je m’en voudrais d’oublier dans une revue qui, comme celle-ci, se trouve écrite, lue et connue surtout par des jeunes. Dans la filandreuse romance dont nous suivons les méandres, le couplet de la jeunesse se relie insensiblement à celui du spirituel par la transition brusquement claironnante de l’enthousiasme. Le cœur pur et la tête chaude, c’est la jeunesse qui doit faire cette fameuse révolution dont personne ne sait rien, sinon qu’elle doit renouveler le monde. Admirable logique ! la jeunesse-sans-dire-qui chargée de faire du neuf-sans-dire-quoi ! En réalité, il n’y a pas d’autre nouveauté possible dans notre vieux monde que la suppression du capital, qui est une question de classe et non pas de date de naissance ; sous une forme détournée ( encore que bien maladroite) le refrain de la jeunesse et celui de la nouveauté rejoignent, et souvent d’ailleurs accompagnent, les rengaines les plus rebattues sur la fusion des classes. Mais ce n’est pas tout. Toute une littérature nauséabonde est en train de se développer sous l’emblème de la jeunesse ; on admire en elle l’élan instinctif, l’enthousiasme brut, l’ardeur irraisonnée ; on fait de la jeunesse le thème des tirades mystico-obscurantistes sur les forces inexplicables de l’exaltation et de l’instinct. Là aussi ce sont les hitlériens qui ont donné le branle. C’est la sinistre frénésie de la jeunesse allemande encasernée qui a servi de modèle à l’enthousiasme apocalyptico-politique de nos Montagnon. Proie facile de par leur ignorance et leur impulsivité, bien des jeunes, que la crise angoisse et en qui une propagande révolutionnaire eût développé la soif de connaissance et la soif de justice, inhérentes a leur âge, se sont laissés envahir par l’innommable enthousiasme du pas cadencé, de l’obéissance et de la brutalité. Le culte de la jeunesse, non seulement a transformé en une grotesque compétition de générations le conflit réel et tragique des opprimés et de leurs oppresseurs, mais a fourni en outre un nouveau thème à la religion de la force aveugle et bornée. Le « vieux » est devenu, dans l’esprit d’un certain nombre de gens, comme la femme dans l’imprudente parabole de Drieu La Rochelle, comme le faible en général, l’objet d’un brutal et révoltant mépris, suprême trouvaille de cette « générosité » héroïque dont on parle tant. Par le détour de la jeunesse, la philosophie de la trique, vieille comme le monde, s’est refait une virginité.

D’ailleurs, nous sommes tranquilles ; toutes ces fanfaronnades contre les vieux n’empêchent pas de dormir les vrais maîtres du monde, qui sont moins chatouilleux sur leur âge que sur leur coffre-fort.

Tant de contradictions, de confusions, d’outrecuidantes prétentions, n’ont malheureusement pas assez d’antidotes du côté révolutionnaire et se fortifient des défauts ou de l’impuissance des partis qui se réclament du socialisme. Ignorants autant qu’on peut l’être de la nature réelle et des buts de la révolution prolétarienne, les gens dont nous parlons ici polémiquent avec le communisme sectaire et bureaucratisé, où ils croient trouver des confirmations à leur idéologie et où il n’y trouvent guère de réfutation, et avec le socialisme embourgeoisé de la IIe Internationale, qu’ils mettent au rang, non sans quelque raison, des vieilleries de la démocratie officielle. Et cependant les tares actuelles du mouvement ouvrier n’empêchent pas que son traditionnel programme : abolition internationale du capital, collectivisation de l’économie, exploitation rationnelle et sans entrave des ressources naturelles, élévation du bien-être général et de la culture, suppression des barrières sociales et nationales avec leur cortège d’ignominies, demeure, quand même il ne resterait sur terre qu’un seul homme pour le concevoir, la seule solution possible. Désespérer d’y parvenir, c’est désespérer de l’humanité. La résistance sanguinaire dont le monde bourgeois se montre capable au milieu même de sa pourriture, le désarroi mental qui en résulte partout, et dont le présent article ne fait qu’analyser une des formes, ne peuvent rien contre la force des choses et la lucidité révolutionnaire, qui s’uniront tôt ou tard pour renverser le vieux monde et créer – pour de bon, cette fois – un monde nouveau.

PAUL BENICHOU

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