Article de Louis Mercier paru dans La Révolution prolétarienne, n° 440, juin 1959, p. 11-12
Dans une petite revue qui se discute beaucoup parmi les intellectuels de la rive gauche (« Arguments »), une poignée d’anciens communistes s’efforcent de remettre en question la plupart des formules dites d’extrême gauche. Effort désordonné et inégal quant aux sujets traités, mais effort sympathique, car les « ex » qui le mènent ne sont ni de vieux fonctionnaires du parti ni des professionnels de la politique. Ni des Marty, ni des Hervé. Ils en sont à se demander si la révolte de Cronstadt ne signifiait pas le premier exemple, suffisant, de l’opposition entre parti et classe ouvrière. Ils publient des études sur l’évolution de la structure des classes salariées. Leur jargon se ressent encore de leur passage dans le parti communiste, et bien des tics défigurent leurs raisonnements qu’ils s’efforcent de mener droit. Cependant, ils ne pontifient ni ne tranchent. Ils cherchent. Si bien que dans l’étonnante sécheresse de la pensée socialiste qui caractérise notre époque, ce filet d’eau ou ces gouttes de sueur ne sont pas à dédaigner.
Edgar Morin, un des animateurs de l’équipe, a publié un livre dans lequel il tente de s’analyser et d’exposer ce qu’il a cru, pensé et fait depuis qu’il s’intéresse aux problèmes sociaux, c’est-à-dire depuis une vingtaine d’années. Le titre est significatif : « Autocritique » (1). Et il ne ment pas : ce n’est pas un éreintement des compagnons d’hier ou du parti auquel l’auteur appartint, c’est un essai d’autocompréhension sans complaisance. En cela, il se distingue de la plupart des essais écrits par d’anciens staliniens où il est dit que le signataire, intelligent, dévoué jusqu’au sacrifice et d’âme pure, a été odieusement trompé par une organisation diabolique.
Morin appartient à la génération de communistes qui adhéra au parti pendant la guerre, à l’occasion des luttes de la Résistance. Il y est resté
jusqu’en 1956, bien qu’ébranlé par les mouvements antistaliniens ouvriers de Berlin Est, de Poznan et de Budapest, pour être finalement exclu par une cellule à laquelle il appartenait encore nominalement, sans y militer, et à laquelle le retenait un certain sentiment de fraternité, de communauté.
Comment expliquer que des intellectuels capables de travailler suivant des critères scientifiques dans leur profession, en arrivent à nier l’évidence et à proclamer blanc ce que les yeux voient noir ? Morin fait intervenir ce qu’il appelle la « vulgate », c’est-à-dire l’explication personnelle intérieure, qui n’accorde aux explications officielles qu’un rôle mineur et passager. Ainsi, un dirigeant communiste peut dire des énormités, mais cela n’a pas d’importance, car le rôle de ce dirigeant ne compte guère par comparaison avec ce qu’est par nature le parti, expression de la classe ouvrière. Ce mécanisme mental est longuement exposé par Morin. Il donne à la « vulgate » trois bases : l’histoire évolue dans le sens du socialisme, le parti incarne le prolétariat, dans la guerre qui se mène contre la vieille société c’est l’efficacité qui doit être recherchée en premier lieu.
Autrement dit, ce qui est mis en avant par les intellectuels communistes – et ce qui impressionne beaucoup le bourgeois -, c’est-à-dire la rigueur des analyses économiques, sociologiques, politiques, le choix minutieux des moyens en fonction des circonstances et du but, n’intervient en rien dans l’attachement de l’intellectuel au parti communiste, et compte pour zéro dans son comportement. En fait, il s’est donné une foi, aussi irrationnelle que toute autre foi malgré ses oripeaux matérialistes et son vocabulaire de spécialiste.
Mais l’auteur est beaucoup moins explicite quand il doit fournir les raisons réelles de son adhésion au parti. Il faut retrouver, pour le comprendre, quelques moments précis, quelques états d’âme, quelques ressorts personnels permanents. Il me semble que la crainte d’être seul, et d’affronter seul les mille problèmes que pose chaque jour le monde dans lequel on vit, donne le motif essentiel du ralliement. Sécurité mentale. Ensuite, le fait de pouvoir participer à un travail en commun, d’être admis dans un milieu, de trouver une communauté. C’est le propre de l’adolescence, ou de l’esprit adolescent à tous les âges. Enfin, c’est une certaine attirance de la force, et un certain masochisme. Il y a des passages révélateurs : « Stalingrad balayait, pour moi et sans doute pour des milliers comme moi, critiques, doutes, réticences. » Et ce poème (?) : « Finie l’aliénation / L’homme se retrouve dans ses œuvres / Je me puddle / Et je me lamine. »
Autrement dit, c’est le besoin de croire et de participer, même si au fond de soi on sait que le dogme est bancal et la participation imposée, qui permet à la solitude et au doute, au sentiment d’impuissance et au désespoir d’être maquillés, noyés, oubliés. Jusqu’au jour où l’espoir est démenti par ceux-là mêmes qui en étaient l’objet – les travailleurs de l’Est -, où la certitude est démentie par le rapport Khrouchtchev, où la participation se révèle être un rite, et où la somme des impuissances individuelles ne fait plus une puissance collective
Je vois déjà la plupart des militants, formés, à d’autres écoles que l’Internat stalinien, secouer la tête et dire : « C’est une histoire de fou. » Bien sûr. Rallier le camp stalinien après les procès de Moscou, le pacte Laval-Staline et le pacte Ribbentrop-Molotov ; justifier les camps de concentration en montrant du doigt les lynchages de noirs aux Etats-Unis : prétendre que Thorez est la tête pensante d’un parti ouvrier, tout cela relève d’un certain délire. Pourtant ce délire a pris possession de dizaines de milliers d’intellectuels. Il correspond donc à un phénomène que nous ne pouvons négliger. Et la « vulgate » des intellectuels communistes a des équivalents dans la plupart des couches sociales, classe ouvrière comprise.
Ce qui frappe dans l’autoanalyse de Morin, c’est que les débats ne portent jamais sur les faits, les événements, les situations. Une muraille sépare les constructions mentales, les raisonnements et les discussions, d’une part, la vie réelle, les hommes, les choses, d’autre part. C’est, en effet, un type de folie, mais elle n’est pas propre aux intellectuels, encore que ceux-ci par nature en soient plus fréquemment et plus profondément atteints.
Il y a toute une tradition qui maquille les tristes réalités, et que chaque génération, pour des motifs identiques, perpétue. La nature même du bolchevisme est ainsi déformée par ceux-là mêmes qui en sont un jour exclus ou s’en retirent. ns ne veulent pas mettre à profit l’expérience pour analyser plus à fond. Par exemple, dans « Faux passeports », Charles Plisnier – liquidé du parti – présente le bolchevik russe venu au congrès d’An- vers comme une sorte de super-homme, artiste, conscient du drame qui se joue, bourré de problèmes et effectuant un choix de fond. En réalité, le Iegor en question était un petit fonctionnaire bedonnant, du type de la nouvelle couche privilégiée. Mais Plisnier ne pouvait introduire pareil bureaucrate dans son univers imaginaire. Et après Plisnier, que d’autres Malraux et Koestler ! A dire vrai, Morin se refuse à cette mise en scène, quand il le peut (il ne le peut pas toujours, comme quand il parle de Marinus Van der Lubbe sur la base de ce qui lui a été seriné par les menteurs du parti et les couillonnés des alentours).
Voilà Morin seul à nouveau, et les problèmes jaillissent. Souhaitons-lui qu’il prenne conscience du caractère inévitable de la solitude, et qu’il n’en conclue pas qu’elle interdit les œuvres collectives, ni l’existence de communautés fraternelles. Dans les derniers chapitres, le voilà à nouveau lancé dans une recherche vibrionnante de la formule qui couvre tout, englobe tout, explique tout. Le voilà revenu à chercher une foi. Pourquoi ne vivrait-il pas, comme nous, parmi les points d’interrogation ?
L. M.
(1) Julliard. 284. p., 1.000 fr.
2 réponses sur « Louis Mercier : L’intellectuel communiste »
Cher camarade,
merci d’avoir publié ce compte rendu de Louis Mercier Vega, que je n’avais jamais lu. J’ai particulièrement apprécié les quelques mots qu’il avait consacrés au jugement d’Edgar Morin – un homme fort estimable au demeurant – sur le cher et pauvre Marinus.
Amitiés,
Miguel Chueca.
Cher camarade,
Merci de ton message.
En découvrant ce texte, il me semblait tout à fait légitime de le partager, d’autant qu’il me semblait peu ou pas connu.
Amitiés