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Henri Dumoulin : Algérie, la révolution enrayée

Article d’Henri Dumoulin paru dans L’Internationale, n° 36, septembre 1965, p. 6


Notre numéro de juillet ainsi que le numéro 25 de Quatrième Internationale ont été saisis à Alger. Nous ne sommes d’ailleurs pas les seuls organes dans ce cas. Même Le Monde, qui avait publié des articles de Legris favorables au régime de Boumedienne, s’est vu saisir lorsqu’il publiait, à titre informatif, des textes d’opposants aux fauteurs du coup d’Etat du 19 Juin. Les saisies avaient d’ailleurs commencé avec le bulletin de Prensa Latina lorsqu’il avait publié le remarquable discours de Fidel Castro sur le coup d’État d’Alger. Ces saisies caractérisent la « démocratie » du nouveau régime.

Nous publions ci-après une lettre d’Algérie qui montre comment ce nouveau régime, contrairement à ses promesses et à ses propos, tire en arrière la révolution algérienne, notamment à la base.

Les informations les plus récentes sont la confirmation quasi quotidienne de cette tendance :

– Il n’est pas question de la réforme agraire, même à une date indéterminée ;

— la milice populaire, qui existait surtout sur le papier, a été dissoute ;

– la solidarité avec le Vietnam et la solidarité avec les mouvements révolutionnaires africains sont mises en sourdine.

La répression commence à s’étendre. Après Ben Bella, Mohammed Harbi, Boualem Makouf, etc. ont été arrêtés et maintenus au secret, sans même bénéficier de l’assistance d’un avocat.

Les nouveaux dirigeants algériens disent : de quoi vous mêlez-vous ? Ce sont des affaires d’Algériens qui ne vous concernent pas. Mais le sort de la révolution algérienne n’est pas une affaire intérieure algérienne. La révolution algérienne na pu parvenir à arracher son indépendance qu’avec l’aide de nombreux révolutionnaires dans le monde entier. La marche de la révolution algérienne est l’affaire de tous ceux qui luttent contre l’impérialisme. L’impérialisme français intervient chaque jour, de multiples façons, dans les affaires « intérieures » algériennes. Le coup d’Etat du 19 juin a sans conteste porté un coup à la révolution africaine et arabe. Aussi, l’avant-garde révolutionnaire internationale ne manquera pas de combattre la répression qui frappe aussi bien Ben Bella que les militants qui se situaient dans l’aile gauche de la révolution algérienne, et de témoigner sa solidarité pour ceux qui, tirant les leçons du coup d’Etat du 19 juin, s’efforcent de faire reprendre à la révolution algérienne sa marche en avant et de la développer en révolution socialiste triomphante.


Algérie — le 22 août 1965. Deux mois après le coup d’Etat du 19 juin, le comportement rétrograde du nouveau pouvoir se concrétise. Différents indices témoignent de la volonté bien déterminée du Conseil de la Révolution d’arrêter tout développement socialiste de la Révolution algérienne.

La réorganisation du Parti, loin de s’effectuer sur une base de classe, tend au contraire à éliminer les éléments favorables à l’approfondissement de la lutte des classes. Ainsi, l’ensemble des responsables de la Fédération urbaine et surtout de la Fédération rurale d’Oran ont été renouvelés. La Fédération rurale surtout s’était signalée par son ralliement réservé au Conseil de la Révolution, qu’elle voulait conditionner à la mise en application de la Charte d’Alger. Elle était aussi peu connue par ses multiples initiatives pour l’organisation de volontariat et les « dimanches socialistes », au cours desquels des militants urbains allaient visiter et épauler les douars les plus déshérités.

Dans une Fédération voisine l’ex-coordinateur de la Daira (organisation régionale du parti F.L.N.), considéré comme un ancien sympathisant de l’ex P.C.A., a été remplace par un élément connu pour ses anciennes sympathies envers Ferhat Abbas.

La création de différentes Assemblées, d’inspiration religieuse dans les petites villes et douars (petits villages), confirme les Oulémas dans leur rôle d’aile droite au sein du nouveau pouvoir.

Bureaucratie contre gestion ouvrière

Une constante du régime issu du 19 juin, c’est sa détermination dans la tentative de « restructurer » l’Autogestion, et, avant tout, l’autogestion industrielle. Après avoir, pendant une longue période (1), laissé pourrir les entreprises autogérées industrielles, îlots « socialistes » au milieu d’un océan capitaliste, sans leur apporter l’appui nécessaire contre les structures hostiles qui l’entoureraient, il est facile, aujourd’hui que la plupart d’entre elles sont sur les genoux, de laisser entendre que l’Autogestion aurait fait faillite et qu’il s’agit de la « réorganiser ».

En fait, la volonté des forces rétrogrades et bureaucratiques qui voudraient contrôler la destinée du pays, c’est de supprimer tout contenu de démocratie ouvrière qui avait commencé à se développer, du moins au niveau des entreprises du Secteur Autogéré Industriel, démocratie ouvrière qui jette le prolétariat devant de telles contradictions, lui fait vivre de telles expériences pratiques qu’il est amené à prendre une conscience de son existence indépendante, en tant que classe, face aux forces hostiles qui l’environnent, et à se hisser ainsi au niveau de son rôle d’avant-garde, dans la lutte pour le nécessaire approfondissement du cours socialiste de la Révolution.

Cette prochaine tentative de « mise en ordre » est préparée par une mise en condition orchestrée par les différents moyens d’information officiels.

Ainsi, le quotidien El Moudjahid nous montre la photo d’un président d’un domaine du secteur autogéré agricole, et de son comptable, arrêtés comme de vulgaires criminels par les courageux gendarmes, pour l’impardonnable délit de port d’armes, à savoir… un revolver et un fusil de chasse.

Une information apparemment bien innocente d’une rencontre entre des représentants de l’autogestion et des services des Contributions diverses d’Annaba, laisse sous-entendre que les entreprises autogérées… ne paieraient plus leurs impôts.

Mais, ce qui n’est pas ajouté, c’est que plus d’une entreprise autogérée, se plaint des multiples réquisitions de marchandises opérées par les communes, les administrations ou réquisitions dont elles attendent en vain, pendant des mois, la juste rémunération, alors que les acheteurs réguliers, et qui accepteraient de payer comptant, ne manquent pas.

Replacer l’autogestion industrielle sous la coupe directe de l’Etat, voilà qui va à rencontre de la volonté ouvrière telle qu’elle émanait du 2e Congres de l’U.G.T.A. (mars 1965) qui demandait le renforcement et l’élargissement du « secteur socialiste » et à l’issue duquel Ben Bella avait même promis, du moins en paroles, qu’avant la fin de 1966, le secteur nationalisé l’emporterait d’une façon décisive sur le secteur privé.

La réforme agraire différée

A propos de la possible réalisation de la réforme agraire, comme cela avait été réclamé depuis de longs mois par les représentants de l’avant-garde prolétarienne des villes et des campagnes, et annonce officieusement par le gouvernement Ben Bella pour la fin des récoltes de l’été 1965, le nouveau pouvoir vient de confirmer (comme une déclaration antérieure du ministre de l’Agriculture, A. Mahsas l’avait laissé entendre) dans une conférence de presse du 14 août, de Bachir Boumaza, que la prochaine étape de la réforme agraire était bel et bien reportée aux calendes grecques.

Si Omar Ouzegane, qui n’a pas retrouvé de portefeuille ministériel au sein du nouveau gouvernement, a lancé une flèche dans deux éditoriaux de Révolution Africaine avant d’être renvoyé de la direction de cet organe (nos du 7 août et du 14 août 65) pour la réalisation d’une certaine reforme agraire qui consisterait essentiellement dans la limitation de la grande propriété agraire, il faut y voir là, plutôt qu’un coup de sonnette d’alarme officieux du gouvernement à l’égard des forces les plus rétrogrades, le rappel d’une toujours possible soupape de sûreté, d’une alternative de rechange qui pourrait toujours être utilisée le cas échéant si les contradictions de plus en plus aiguës qui opposent la paysannerie la plus déshéritée aux nouvelles couches de privilégiés provoquaient des risques trop immédiats de conflits violents.

L’impossible union sacrée

A l’occasion de l’instauration d’une Journée Nationale en l’honneur du Moudjahid (combattant de l’Armée de Libération Nationale), le 20 août, plusieurs plusieurs cimetières de chouhadas (martyrs de la cause de la Révolution) ont été inaugurés, ainsi qu’un Musée national de la Révolution, à Kouba, près d’Alger.

Au cours d’une tournée dans la vallée de la Soummam, en petite Kabylie, Mohamed Ou El Hadj a, par exemple, inauguré un cimetière de chouhadas, à Ouzellaguene, village où s’était déroulé, le 20 août 1956, l’historique Congrès de la Soummam, duquel était issue la « Plate-forme politique du Front de Libération Nationale » (Révolution Africaine du 21 août 1965, en publie quelques extraits, notamment ceux qui ont trait à l’absentéisme de l’ex P.C.A. dans la guerre de libération).

Le passé glorieux du « Vieux » Mohand, ancien chef militaire de l’ex-wilaya III (Kabylie) ne réussit cependant pas à faire oublier qu’il a démontré son peu d’inclination pour des solutions socialistes, par les alliances qu’il a contractées à travers sa participation, aux côtés d’Aït Ahmed, au F.F.S., précisément à l’époque où l’équipe Ben Bella au pouvoir appuyait dans le sens de l’industrialisation et de la mise en application de l’Autogestion et des décrets de Mars.

Le président du Conseil, Houari Boumedienne, a prononcé, à l’occasion de la journée du 20 août, une allocution significative, qui parle d’elle-même :

« Cette journée du 20 août doit être celle de la renaissance, celle de l’union et de l’unité de tous les éléments révolutionnaires.

Nous avons connu des difficultés dont la cause résidait dans les divergences (N.D.L.R. : lisez : dans le développement naturel de la lutte des classes) qui se sont fait jour à l’indépendance entre ceux qui ont mené la révolution ; divergences qui ont également ouvert des brèches dans nos rangs, par où ont pénétré des éléments étrangers à la révolution, camouflé derrière des slogans révolutionnaires. »

Et plus loin, faisant allusion à « des rumeurs qui ont circulé disant que le groupe du 19 juin voulait priver la femme de ses droits », il affirme :

« Nous reconnaissons les droits de la femme car nous avons vécu les mêmes combats dans les montagnes et les vallées.

Nous l’avons vue avec la mitraillette aux côtés de ses frères. Nous l’avons vue dans le rôle héroïque qu’elle a joué pendant la lutte armée et non pas dans les cérémonies de la salle du « Majestic » et de la place des Martyrs, lançant des you-youx. » (souligné par nous).

C’est là une allusion directe à la fameuse Journée du 8 mars 1965, qui vit près de 15.000 femmes déferler dans les rues pour revendiquer, avec un dynamisme remarquable, leur droit à l’égalité et l’émancipation.

Affirmer que la femme algérienne a conquis ses droits de haute lutte, c’est là une façon « élégante » de la renvoyer à son foyer et à sa nombreuse progéniture, sous le double asservissement du père et du mari, dans le cadre de structures héritées de l’époque féodale.

Tous ces événements, menus ou spectaculaires (comme également l’installation d’un « Conseil national des anciens moudjahidines », le 19 août dernier, sous la présidence de Chérif Belkacem, l’ancien ministre de l’Orientation Nationale, aujourd’hui coordinateur du nouveau Secrétariat exécutif du Parti, chargé de sa réorganisation) participent d’une même orientation politique du pouvoir.

Sons le prétexte d’un nécessaire retour aux sources, on cherche à renouer avec les glorieux mais vieux symboles de la guerre de Libération : le patriotisme (« l’Algérie est ma patrie »), le culte de l’Islam (« Islam est ma religion »), la défense de la civilisation arabe (« l’arabe est ma langue »).

Vouloir bâtir à nouveau l’Union Sacrée de tous les Algériens derrière le drapeau de la Révolution nationaliste, c’est là une ultime tentative d’enrayer la naturelle transcroissance de la lutte nationaliste en Révolution Socialiste.

C’est aussi un moyen, au nom de la solidarité d’armes entre tous les maquisards, de tenter d’enfermer le prolétariat dans les limites de la Révolution démocratique bourgeoise.

Vers l’autonomie du mouvement syndical

C’est pourquoi notre note serait incomplète et risquerait d’éclairer la réalité algérienne sous une lumière truquée, si nous terminions sans rappeler en quelques mots les remous et le travail d’organisation qui s’effectue au sein du monde syndical et du mouvement ouvrier.

Après une période de réserve de quelques semaines de la toute nouvelle direction de l’U.G.T.A. (issue du 2e Congres de l’U.G.T.A., de mars 1965), le travail de réorganisation et d’implantation de la Centrale a été repris.

Entre temps, un mouvement gréviste, isolé, mais combatif, dans une entreprise de henné (établissement Chalet-Riker), à Hussein-Dey, dans la banlieue industrielle d’Alger, venait rappeler (on n’a pas oublié ici la vague de grèves de l’hiver dernier) que, avec ou sans syndicat, la lutte des classes continue.

Par la tenue de son Congrès statutaire, fin juillet, l’Union locale d’Alger-Centre, section-pilote qui groupe plusieurs centaines de membres, a rouvert le feu de la restructuration de l’ensemble des Unions locales et régionales du pays, commencée immédiatement après le Congrès de mars dernier.

Enfin, dans le cadre de la constitution d’une nouvelle fédération, celle des travailleurs de l’Alimentation, dont le Congrès national doit se tenir à Alger, début septembre (nous y reviendrons), un pré-congrès de l’Algérois a déjà eu lieu, le 1er août dernier.

Après de longs débats où la base s’est largement exprimée, le Congrès a voté une résolution en pointe qui demande notamment : « le renforcement et la création des Conseils communaux de l’Autogestion, leur élargissement aux représentants des travailleurs des secteurs d’état et privé », réclame « le contrôle permanent des responsables syndicaux et leur révocabilité à chaque instant », demande « la nationalisation des banques, du commerce extérieur et du grand commerce intérieur », indispensable condition à la planification, à l’industrialisation et au développement de l’économie du pays.

Enfin, le Congrès demande la création d’un « Conseil National Supérieur de l’Economie pour l’Industrie et l’Agriculture », composé de représentants de Conseils de travailleurs des secteurs industriels autogérés, nationalisés, privés et du secteur autogéré agricole et qui serait chargé de l’élaboration démocratique du Plan et de son application impérative.

Henri DUMOULIN.


(1) Il faut faire commencer cette période à l’époque où Bachir Boumaza, aujourd’hui ministre de l’Information, était, en tant que ministre de l’Industrie, généralement considéré comme le bras droit de Ben Bella.

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