Article de Guy Martin paru dans Le Libertaire, n° 262, 30 mars 1951
AUCUN élément marquant en Algérie. Rien de nouveau outre-mer, si ce n’est le retour au calme après la fièvre électorale. Là encore, nos prévisions — la prophétie était sans risque — se sont réalisées : truquages et violence d’une part, d’autre part, abstentions considérables (30 à 40 %, selon les centres) et enfin infime représentation de « gauche ». Autre événement : la démission du proconsul Naegelen Marcel-Edmond. En bref, rien qui vaille la peine qu’on en parle. Cela me permet de reprendre ce projet que j’avais fait, de reparler du problème nationaliste Dans le « Lib » du 16 février 1951, notre camarade Saïl Mohamed, au long d’un excellent article (La mentalité Kabyle), mettait en relief la duperie nationaliste et le farouche fonds d’individualisme tempéré de fédéralisme du peuple kabyle.
Il est certes exact que le nationalisme soit un fruit amer du colonialisme. Non moins justement fut définie la conception libertaire de l’organisation sociale berbère, mais il n’en demeure pas moins que 10 siècles d’islamisme dont la tendance fut centraliste et la réalité féodale contribuèrent à étayer le mythe autoritaire ou étatique. La domination turque et la conquête française aggravèrent par leur militarisme ou leur centralisme outranciers, certain esprit de soumission à l’autorité qu’aujourd’hui peuvent exploiter les partis nationalo-chauvins.
Tel est bien le fond du drame algérien. L’histoire nous enseigne que cette terre (comme toutes les terres méditerranéennes) fut riche en révolutions et en révolutionnaires. Mais l’esprit de révolution qui se manifesta de façon éclatante aux débuts de la Chrétienté et de l’Islam, comme l’attestent la révolution sociale des donatistes ou circoncellions et la résistance de l’héroïne berbère Kahenna, s’est émoussé rapidement. Il n’y a plus de souffle révolutionnaire en Algérie, ou, s’il existe, il est canalisé donc corrompu par les partis politiques. Si le parti communiste a échoué dans sa tentative de mainmise sur les consciences algériennes, les partis nationalistes ont partiellement réussi.
Comment peut renaître cet esprit révolutionnaire qui existe à l’état larvé chez certains prolétaires (dockers, traminots, métallos), tel est le seul vrai problème de l’avenir algérien.
1° Par le contact entre ouvriers algériens et métropolitains, grâce à l’émigration des travailleurs algériens. Nos camarades anarchistes de France doivent avoir auprès de ces immigrants un rôle éducatif ;
2° Par la lutte sur place, par la prise de conscience de classe (plutôt que de nation, comme c’est le cas le plus fréquent), c’est ce qui nous distingue des nationalistes ;
3° Par l’éducation sociale, et avant toutes choses, par la lutte contre l’analphabétisme, lutte qui sera menée sur le plan syndical et impulsée par les instituteurs libertaires. L’éducation (celle des femmes aura un rôle déterminant) sera le premier pas à accomplir pour la renaissance de l’esprit révolutionnaire. (Le colonialisme le sait, qui tente de saboter la scolarisation, ou ce qui est plus dangereux encore, de l’utiliser à ses propres fins par le noyautage et l’embourgeoisement des élites). L’éducation sociale se fera aussi par l’apprentissage de l’association et de la gestion ouvrière au sein des syndicats, coopératives (en plein développement parmi les musulmans), collectivités agricoles et cela malgré l’imperfection des uns et le paternalisme étatique qui s’appesantit sur les autres ;
4° Par l’éveil de la libre pensée, mais il semble bien que la libre pensée, qui fut florissante au XIe et XIIe siècles en pays arabe, ne pourra se développer qu’à partir d’un certain niveau de culture que sont bien loin d’atteindre les 90 % d’illettrés qui peuplent la terre algérienne.
Cette tâche aux multiples faces devra être menée activement au sein même du système colonialiste, et si celui-ci croule avant qu’une organisation libertaire puisse penser prendre la succession, si donc s’établit, ce qui est plausible, une république nationaliste, les anarchistes d’Afrique du Nord continueront leur oeuvre avec les moyens du bord, sapant lentement ou violemment, jusqu’à la révolution libertaire, les fondations de l’exploitation coloniale ou nationale.
Guy MARTIN (M.L.N.A.).