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André Julien : La Peste d’Albert Camus

Article d’André Julien paru dans Le Libertaire, n° 85, 12 juillet 1947

AUTEUR de l’Etranger, du Mythe de Sisyphe, de Caligula, longtemps animateur de Combat, il est permis de dire qu’Albert Camus joue le rôle de chef d’une génération nouvelle.

Camus est l’homme qui semble avoir le mieux assimilé les influences parallèles et contradictoires de Kierkegaard, Gide et Kafka. Mais c’est aussi le porteur d’un message dont nous n’avons plus à contester l’authenticité. C’est devenu l’une de ses voix, dont chaque parole suscite un écho.

Son nouveau livre (1) est à vrai dire plus une « chronique » qu’un roman. Mais c’est surtout, avec la perfection d’un style, le climat lyrique de certaines pages — un lyrisme de la nudité — une réponse à nos appels, une solution à nos problèmes. L’auteur a choisi pour cadre de sa chronique la ville d’Oran. De vrai, c’est plus qu’un cadre, c’est le héros essentiel de l’histoire, le protagoniste de ce drame collectif. On peut se demander pourquoi Oran ? Un petit livre (2), consacré à cette ville, peut servir de réponse. Oran, nous dit-il, est la cité du désert, tournant désespérément le dos à la mer. Aucun souffle ne l’anime. Le ciel y est vide, les rues « vouées à la poussière, aux cailloux et à la chaleur ». Si Camus y fait dérouler sa fiction historique, c’est tout d’abord pour son caractère anonyme en même temps que pour le volume indescriptible de sa présence qui est celle du « règne de la créature ».

Un jour de 194…, Oran se voit envahie par les rats. On en trouve partout, dans les couloirs, les escaliers, les trottoirs, les avenues ; leurs cadavres dégoulinants s’amoncellent dans les poubelles. Les Oranais s’inquiètent de cette curieuse invasion, encore qu’il y ait un vieillard asthmatique (auquel rend visite le docteur Rieux) pour s’en réjouir. « Ils sortent, dit-il, c’est la faim. » Le concierge du médecin est pris d’une fièvre mortelle. Puis on constate d’autres cas de la maladie, le mot de peste est « prononcé pour la première fois par Rieux. Personne, auparavant, n’osait seulement y songer. L’opinion publique, c’est sacré, pas d’affolement, surtout pas d’affolement ». Dès lors, la peste est proclamée, elle existe, elle prend une réalité officielle. Mais personne encore n’ose y croire. « Le fléau n’est pas à la mesure de l’homme, on se dit que le fléau est irréel, c’est un mauvais rêve qui va passer. » En fait, il ne passe pas et ce sont les hommes qui passent. Chaque jour, le nombre des victimes augmente. Nous assistons à la progression de la courbe statistique, scrupuleusement établie par les employés de la préfecture. D’étranges « gardes » assurent la fermeture de la ville. Les cadavres sont transportés par tramways vers la fosses communes et le four crématoire. « La première chose que la peste apporta à nos concitoyens fut l’exil. » La vie continue, mais les visages des Oranais révèlent la permanence de leur inquiétude. Ils peuplent les cinémas, les cafés, les églises et, puisque les évasions hors de la ville empestée sont rendues quasi impossibles, ils se lancent à corps perdu dans le « divertissement ». Grand récrit sans cesse les premières lignes d’un livre dont nous savons bien qu’il ne verra jamais le jour.

Lorsque la peste se terminera de façon aussi illogique qu’elle avait débuté, le narrateur constatera que, durant l’épidémie, personne n’avait souri. Le fléau, pourtant, avait été pour certains l’occasion de se révéler. Tarrou, Rieux, le vieillard qui crachait sur les chats, Castel, Othon ne sont pas des héros. « Je ne crois pas à l’héroïsme, je sais que c’est facile, et j’ai appris que c’était meurtrier. » Mais Tarrou agit suivant une morale de « sympathie » et de « compréhension » à l’égard des autres. S’il est ainsi amené à organiser les brigades sanitaires, c’est que l’honnêteté, dit-il, est « la seule façon de lutter contre la peste ». En isolant Oran du reste du monde, la peste permet à un Cottard, à un « exilé », de retrouver une solidarité défunte, d’assumer à nouveau les autres et de s’assumer. Le retour à la situation « normale » le rendra fou, ou du moins les policiers l’estimeront tel, qui le tueront avec leurs mitraillettes. Camus nous laisse ainsi entendre que la peste n’ait jamais terminée et qu’elle n’attend qu’un signe pour resurgir dans toute sa virulence.

Mais ici qu’est-ce, en somme, que la peste ? Sous l’affabulation « historique », il convient de rechercher la signification profonde du livre de Camus. Sous le mythe, la réalité.

Cette réalité, c’est la guerre, c’est toute violence faite à l’homme, sans que les victimes sachent bien en quoi elles sont responsables, sans que les bourreaux sachent bien les torts qu’ils leur reprochent. L’humanité est en proie à un perpétuel procès (« le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais »), où nous sommes tour à tour et en même temps juges et accusés. La conclusion logique du procès consiste à ce qu’un jour des inconnus entraînent le malheureux vieillard. En un terrain vague des faubourgs, ils font voler sa tête dans l’éclair de leur sabre, alors la peste réveille ses rats et les envoie mourir dans une cité heureuse.

Au demeurant, chacun la porte en soi, la peste, parce que « personne, non, personne au monde n’en est indemne ». Et nous sommes tous des pestiférés. Tarrou a appris cette vérité le jour où il a vu son père, avocat général, requérir et obtenir la peine de mort contre un malheureux (« J’ai horreur des condamnations à mort »), le jour aussi où il a assisté en Hongrie à une exécution capitale. La lâcheté consiste à ne pas agir contre le fléau, à se reposer sur une facile irresponsabilité. « Mais je me disais alors que, si l’on cédait une fois, il n’y avait pas de raison de s’arrêter. » De sorte qu’il n’y aurait pas non plus, pour la peste, de raison de s’arrêter. Le peste, ce n’est pas tant la peste en soi, que le consentement à la peste.

En condamnant « le plus abject des assassinats », en refusant « tout ce qui, de près ou de loin, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, fait mourir ou justifie qu’on fasse mourir », Albert Camus prend courageusement parti dans notre monde d’horreur, de déshonneur et de délation. Le problème consiste à rechercher cette paix qu’il oppose à la peste, en essayant de comprendre tous les hommes et de n’être l’ennemi mortel de personne. Le problème, c’est le moyen de n’être plus un pestiféré, de trouver le terme entre les victimes et les bourreaux. En ce sens, on ne peut pas dire que Camus soit tenté par ce qu’il nomme la sainteté car il sait bien qu’en se refusant à choisir, on choisit encore. Il choisit tout simplement de n’être jamais du côté du fléau. Le but concret que se propose Camus, face à un ciel vide, c’est l’assomption authentique de l’existence humaine, la poursuite généreuse du bonheur.

André JULIEN.


(1) La peste (1947) Gallimard nfr.

(2) Le Minotaure ou la Halte d’Oran (à paraître) Charlot.

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