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André Julien : L’Etat de siège

Article d’André Julien paru dans Le Libertaire, n° 155, 12 novembre 1948


On connaît nos sympathies pour les idées, l’oeuvre et la personne d’Albert Camus. On connait aussi les siennes pour notre action. Les lecteurs du Libertaire ne seront donc pas surpris si nous leur disons que la nouvelle pièce de l’auteur du Malentendu, présentée au théâtre Marigny par J.-L. Barrault, et dont le texte paraîtra sous peu (à la N.R.F.), est foncièrement et formellement anarchiste. Voici d’ailleurs quelques titres qu’avait choisis Camus avant ne s’en tenir à : l’État de Siège : La question, les Monstres froids (l’État, selon le mot de Nietzsche), et, d’après un titre de Sade, Les Crimes de l’État.

Le thème central de la pièce rejoint celui d’un roman déjà célèbre dont nous avons parlé avec chaleur en temps voulu : La Peste s’abattant sur une cité (ici Cadix, là Oran), ici la Peste de l’ordre, de ta tyrannie, là, celle de la violence et de la guerre. Dans son roman, Camus avait montré le côté « bourreaux » du fléau ; dans sa pièce, c’est le côté « bureaux ».

De même, s’il ne s’agissait pas exactement d’un roman, mais bien d’une « chronique » nous n’avons pas tout à fait affaire à une pièce, mais à un spectacle coupé de chœurs, de mimes et de danses. Ce côté spectaculaire revient à J.-L. Barrault. Mais c’est là peut-être où faillit L’état de siège : ce grand cri contre l’ordre, ce grand appel à la justice aurait gagné en urgence et en clarté à être exprimé directement par des personnages et non par des allusions. Car une allégorie est facilement interprétée différemment : il est désastreux de voir le public réagir autrement que l’auteur l’a, certes, voulu : « on » applaudit en un tel sens qu’il est impossible de ne pas voir qu’il s’agit d’une souscription publique en faveur de la liberté du commerce. Camus n’écrit tout de même pas pour les lecteurs de l’Aurore. Ce que la pièce a gagné peut-être en couleurs et en étendue, elle l’a perdu en nudité. Il y a tout de même un personnage excellent en un Nada à la Dostoïevski, tenu brillamment par Pierre Brasseur et des passages admirables, malheureusement éparpillés, comme le discours de la Peste :

« Moi je règne. C’est un fait, c’est donc un droit. Mais c’est un droit qu’on ne discute pas : vous devez vous adapter.

Du reste, ne vous y trompez pas, si je règne, c’est à ma manière et il serait plus juste de dire que je fonctionne… »

Camus prépare une autre pièce qui mettra en scène les nihilistes russes de 1903. Le sujet est neuf et son expression sera forcément directe. Et, sans doute, il sera possible d’applaudir sans se mêler aux lecteurs de l’Aurore, qui iront voir avec meilleure conscience, des pièces moins « tendancieuses ». Qu’ « on » ne vole plus Camus.

André JULIEN.

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