Catégories
presse

Démocratisation de l’enseignement ?

Article paru dans Pouvoir ouvrier, n° 51, mai 1963, p. 4-6


C’est un fait : les parents d’élèves demandent de plus en plus à rencontrer les professeurs de leurs enfants. Mes collègues rechignent : « De mon temps, mes parents n’allaient pas voir mes professeurs… » C’est vrai, les parents ne sentaient pas leurs enfants menacés comme ils le sont aujourd’hui par les appréciations trimestrielles du professeur qui sonnent comme un verdict : « passera-t-il dans la classe supérieure ? Sinon lui permettra-t-on de redoubler ? Décrochera-t-il son bac ? »

Depuis la 6ème jusqu’au bachot tout se passe maintenant comme si l’élève était soumis à un examen permanent : dans la marée démographique qui chaque année submerge un peu plus les établissements trop petits, il importe qu’il ne soit pas celui qui laisse la place aux autres mieux adaptés. Dès l’entrée de l’école, l’enfant est soumis à la compétition.

Le fait nouveau est que désormais la majorité des enfants vont être contraints de faire des études. Et ceux qui seront rejetés vers un cycle d’études dévalorisé, ou pas d’études du tout, se verront du même coup écartés selon le cas des emplois représentatifs et par conséquent
condamnés à une vie de petits salariés. Tout le monde comprend ce que cela signifie concrètement et il est parfaitement normal que les parents redoutent cette condition pour leurs enfants. Cette panique relativement récente est liée à une transformation profonde de la société, à savoir :

I/ la transformation des classes dirigeantes,

2/ l’évolution actuelle du capitalisme.

LA TRANSFORMATION DES CLASSES DIRIGEANTES.

Dans le passé à quelques exceptions près, seuls les couches aisées de la société avaient accès aux lycées et aux Universités. Les bourses étaient rares et les concours qui les dispensaient si difficiles qu’elles ne sélectionnaient que quelques phénomènes. Outre des sujets exceptionnels, les enfants qui fréquentaient les établissements secondaires venaient d’un monde où l’on sait parler, où l’on a le loisir de lire et de recevoir, l’argent de voyager et de sortir, bref où l’enfant avant même de commencer ses études est déjà préparé à les recevoir, puisque à la maison comme au lycée on lui demandera de faire la même chose à des degrés différents bien parler.

Ceci n’implique nullement que tous les fils de bourgeois étaient et sont capables de faire des études. Notons seulement qu’ils sont indiscutablement avantagés par le milieu familial. Qu’advenait-il de ceux qui n’étaient pas capables de cet effort d’expression ? Ils étaient mis à la porte, c’était désagréable mais leur « ré-orientation » ne posait pas un problème tragique. Leurs parents qui pour la plupart disposaient d’une richesse relative pouvaient les « installer » soit qu’ils leur ouvrissent les portes de l’entreprise paternelle, soit qu’un apport de capitaux personnels leur traçait la voie vers un fauteuil directorial etc. On pouvait être un monsieur sans être nécessairement bachelier.

Or aujourd’hui l’industrie est de plus en plus le domaine de quelques grands magnats invisibles et les petits patrons besogneux d’antan, balayés par leur puissance, ont disparu. Aujourd’hui pas plus qu’hier, les fils Peugeot n’attendent la distribution des prix de l’Université pour se débrouiller dans l’existence – ce n’est pour eux qu’une question de prestige personnel -, mais voyez combien ces privilégiés sont rarissimes. En revanche, ce qui fait le nombre des nouvelles couches aisées, ce sont nos « cadres » actuels, ces aristocrates du salariat, dont le salaire sera d’autant plus élevé, la fonction d’autant plus dirigeante que leur qualification sera rare. La voie normale d’accès à ces postes passe principalement par une scolarité longue et réussie. On tentera de l’arracher à n’importe quel prix, même si celui-ci, dans le cas le plus grave et fréquent, se solde par le naufrage psychologique de l’enfant.

L’EVOLUTION ACTUELLE DU CAPITALISME.

Aujourd’hui une longue scolarité est en principe à la portée de tous. Il est vrai que les portes des 6ème s’ouvrent largement pour recevoir une plus grande diversité de couches sociales. Les bourses ne sont pas fastueuses mais nombreuses, l’examen d’entrée en 6ème est remplacé par une moyenne générale des notes et ainsi un nombre croissant d’enfants venant des classes travailleuses entrent en 6ème. En ce sens la « démocratisation de l’enseignement » n’est pas un vain mot ; les études sont financièrement moins inaccessibles.

Avons-nous tout à coup affaire à une société et par conséquent à un Etat philanthropiques qui veulent éduquer le peuple pour l’amour de la culture ? Du tout, mais nous nous trouvons dans une société qui s’est transformée et où il est de plus en plus nécessaire de former et de recruter des techniciens pour une industrie en pleine expansion et qui se développe chaque jour davantage, tant en volume qu’en complexité. Nos capitalistes et nos ingénieurs, qui ont un grand sens pratique, ont progressivement compris que les fils de leur propre classe sociale n’y suffisaient pas, que surtout il n’y avait aucun intérêt à se priver de l’intelligence des ouvriers si on pouvait l’utiliser profitablement par la suite. Ils sont donc prêt bon an mal an à gratter quelques crédits pour ouvrir de nouveaux établissements et les confier à la responsabilité de quelques enseignants mal payés. Tout compte fait cela ne coûte pas plus cher qu’un voyage présidentiel.

Voici donc un fait nouveau : les fils d’ouvriers pourront commencer des études. Le tout est qu’ils les continuent, sinon ils iront relever « Papa » sur la chaîne de montage quand il prendra sa retraite des vieux. Ils sont, rappelons-le, gravement handicapés : ils doivent faire seuls et rapidement l’acquisition du langage requis, il leur faut donc apprendre à parler ; ils doivent seuls affiner leur faculté d’observation en même temps qu’on leur demande d’observer un monde qui leur est inconnu ; les voilà donc contraints de tourner le dos à leur réalité quotidienne pour partir seuls à l’aventure. Et pour les aider dans cette entreprise : personne. Tout cela, leurs parents le comprennent très vite, soit qu’ils mesurent eux-mêmes la difficulté, soit qu’ils interprètent des notes qui quantifient un échec ou un découragement bien compréhensibles. Pas étonnant que dans ces conditions « papa » se fasse du souci et lui, aussi va venir voir le professeur.

Cette prétendue démocratisation de l’enseignement n’est donc qu’apparente. Elle ne peut exister tant que la société elle-même est une société de classes et cette inégalité est trop évidente pour échapper au plus borné des enseignants.

Le voila donc confronté au cœur de son métier et pour la première fois avec l’injustice sociale sans qu’il puisse esquiver le problème. Voudrait-il fermer les yeux qu’il ne peut ignorer que les fils d’ouvriers nombreux en 6ème et 5ème ne sont qu’une poignée en 2ème et Ière. L’exigence logique la plus élémentaire lui interdit de penser qu’ils « étaient plus bêtes que les autres ».

Ils ont été vaincus.

LES RÉACTIONS DES PROFESSEURS.

Elles sont variables : les plus endurcis sont de fort méchante humeur et s’en tiennent là. Ils regrettent leur tranquillité perdue et tentent de la préserver en dépit de l’orage scolaire esquivant bien entendu la tâche supplémentaire non rétribuée de recevoir les parents, et choisissant non sans cynisme le parti d’une université réactionnaire qu’ils sont les seuls à défendre et qui évincerait tous les inadaptés, réglant ainsi le problème immédiat des effectifs surchargés et de ces classes hétérogènes qui à coup sûr alourdissent considérablement la tâche pédagogique.

Les autres sont quelque peu troublés d’adhérer purement et simplement à un système qui immanquablement sélectionne les élus parmi les puissants. Pour y remédier on voit par exemple se répandre et se généraliser la pratique du questionnaire indiscret auquel les élèves sont soumis le jour de la rentrée. Cette modeste démarche qui vise à agrandir le champ limité de la classe pour faire intervenir des facteurs extra-scolaires indique un souci de dépasser la simple routine pour corriger l’inégalité sociale et l’inégalité tout court.

Le professeur se trouve donc plus ou moins amené par les circonstances à modifier son système de valeurs traditionnelles sous la pression croissante de la réalité, et la valeur du savoir proprement dit, qui seule fonde sa profession, est souvent contredite par l’ingérence d’un facteur étranger. Ceci n’est pas une position confortable car il ne peut qu’y rester attaché.

Il serait en effet absurde de dispenser un enseignement à des élèves qui ne l’entendent pas et il est donc absurde de maintenir dans une classe « par pitié » un élève qui participe pas à ce qui s’y fait. Il sanctionne donc en fonction de la connaissance acquise, mais son initiative déclenche un autre mécanisme, car celui qu’il évince sera puni dans la société : on le fonctionner nomme le portier de la société. Il voulait ouvrir des intelligences et il devient celui qui ferme la porte. Il travaille dans cette contradiction permanente.

Mais ceci n’est pas la seule contradiction que lui réserve ce métier, car on se sert de lui comme concierge, mais qui plus est, on tire le cordon à sa place et en son nom.

Combien d’élèves déclarés nommément inaptes ou même nuisibles à une classe ont continué d’y couler des heures inutiles en dépit de son véto ? Cette absurdité devient très claire si l’on comprend que ce sont moins les aptitudes réelles de chacun que la loi de l’offre et de la demande qui décide de sa place dans la société.

Si l’industrie manque de cadres, si l’armée est à court d’officiers elles les auront quand même : on baissera le niveau. En temps de crise travail et surqualification seront impitoyablement dépréciés. Le respect du professeur pour la connaissance en tant que telle est sans écho dans l’organisation sociale.

On peut même dire que la société toute entière contredit la vie du professeur. Pour la société la valeur première c’est l’argent et son acquisition. les études sont un moyen et non une fin. En revanche le professeur envisage les études comme un moyen de comprendre le monde, comme une fin en soi. S’il avait désiré devenir riche, il aurait fait autre chose. Il reste donc attaché à cette valeur qui n’est pas une valeur de ce monde et du même coup il ne comprend plus le monde.

CONCLUSION.

Il ressort de tout ceci que la tâche du professeur s’en trouve considérablement alourdie

– elle est matériellement alourdie par l’allongement du temps de travail proprement dit : aux heures de cours plus difficiles à faire dans les classes chargées, aux préparations qu’elles impliquent, aux corrections plus nombreuses qu’elles entraînent, viennent s’ajouter notamment les entrevues avec les parents (cf. P.O. N°46). Il va sans dire que ce sont autant de travaux, qui n’étant pas officiellement reconnus, ne sont pas rétribués.

– elle est également alourdie par l’usure psychologique que les tensions sociales engendrent. Elle se mesure d’ailleurs au nombre de dépressions nerveuses qui vont augmentant. Tout facteur personnel mis à part, progressiste ou révolutionnaire, réceptif ou revêche, l’enseignant est contraint de faire face. Il ne peut pas, dans le dialogue avec les parents s’enfermer dans un rôle de simple fonctionnaire : ses interlocuteurs s’emploient à l’en faire sortir. Pour échapper à cette situation embarrassante, qui finit par entamer, il peut à la rigueur fuir ou éconduire les parents. Mais il ne peut pas esquiver ses élèves et chacun sait, par son expérience d’élève ou par une expérience professionnelle, qu’enseigner c’est d’abord se faire reconnaître. Dans les grandes classes disparates cela ne va pas sans une sérieuse dépense d’énergie.

Rien de tout ceci n’est mesurable en argent. C’est pourtant du travail.

Laisser un commentaire