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André Santon : Un grand livre révolutionnaire de Richard Wright

Article d’André Santon paru dans Masses, n° 14, avril-mai 1948, p. 33-34

On connaît les attaques dont l’écrivain noir Richard Wright est l’objet de la part des staliniens. Il a eu le tort d’abandonner le parti communiste américain il y a quelques années. Sa littérature ne saurait donc plus qu’être « réactionnaire » ou pis « existentialiste ». Malgré les protestations isolées d’un Vittorini en Italie, il est évident que Richard Wright, comme Dos Passos, Hemingway et peut-être Steinbeck, depuis son retour d’U.R.S.S., sont devenus des agents du « State Department ». Ou bien, comme Milles, « ils travaillent pour l’exportation », c’est-à-dire visent, sur un autre plan que la bombe atomique, la désintégration de la conscience révolutionnaire.

On s’excuse de rapporter ces arguments misérables à propos d’un homme comme Richard Wright dont l’œuvre, jusqu’à maintenant traduite, constitue une protestation passionnée et lucide contre la condition des noirs en Amérique. Il fait mieux que de dire à ses frères : « Rejoignez les rangs du parti communiste », il leur rend une conscience d’hommes. Il leur donne le désir d’acquérir une conscience révolutionnaire. Que cela ne les engage pas, en conséquence, à rejoindre un parti qui broie la conscience tout court, voilà qui dépite les staliniens et dont nous nous arrangeons.

Dans Native son (Un enfant du pays) (1), Richard Wright montrait selon quelles déterminations quasi fatales un noir, dans la société américaine, est amené à tuer. Surpris au côté d’une jeune fille blanche il ne peut qu’agir selon, l’image courante imprimée dans son cerveau par une société qui le juge, dès sa naissance, meurtrier en puissance. Il tue donc sans y penser et sans le vouloir parce qu’il est le nègre tueur. Son crime viendra renforcer l’idée que se font les blancs du noir. Le cercle vicieux est impossible à franchir.

Si Richard Wright s’était déclaré partisan de ce fatalisme social, il prêterait, certes, le flanc à la critique révolutionnaire. Mais voici justement un livre, Black Boy (2), où il montre par son propre exemple que le noir peut s’évader de sa condition après en avoir pris conscience, et peut gagner individuellement ou en groupe son droit à fa vie libre.

Black Boy est un ouvrage admirable. C’est l’histoire de la jeunesse de Richard Wright écrite par lui-même. Est-ce une plainte ? une revendication ? Même pas. C’est un document d’une sobriété exemplaire où les faits sont rapportés à leur date, les sentiments revécus tels qu’ils se sont présentés. S’il doit comporter des conclusions générales, l’auteur nous laisse le soin de les tirer. La portée du livre est là, dans son contenu humain et révolutionnaire, et non dans quelques slogans de propagande.

Car Richard Wright évite de présenter la collectivité noire comme le sel de la terre, comme le peuple élu. Fruste, ignorante, superstitieuse, il ne lui suffit pas d’exister pour proclamer son bon droit. Elle forme la masse esclave qui ne se révolte contre l’esclavage que lui ont fait subir les blancs que par à-coups sauvages en employant les armes à sa disposition : l’hypocrisie et la mauvaise foi. Richard Wright qui, au terme de sa jeunesse, conquiert sa condition d’homme doit, avant de se tourner contre les blancs, former ses muscles dans une guerre contre ses propres frères qui ne comprennent pas le désir qu’il a de s’évader de sa condition. Sa famille le vomit parce qu’il vomit les superstitions religieuses. Elle le chasse quand il apparaît comme un révolté. Elle n’a pas compris qu’il voulait briser le pacte de complicité qui unit l’esclave au bourreau.

La partie la plus dramatique de ce récit est constituée, malgré tout, par la lutte que soutient Richard Wright contre les blancs, au travers de cent métiers différents. Lutte qui consiste pour lui à tamiser ses regards trop hardis, à taire ses paroles osées, à faire semblant de baisser la nuque. Il faut déjouer la colère du monde blanc sans l’affronter jamais, sous peine de mort. La libération se construit pièce par pièce en accumulant par le travail et par la ruse les quelques dollars qui lui permettront de « monter » vers le Nord où la condition des noirs n’est pas aussi tragique.

Le récit se termine au moment où Richard Wright entrevoit la possibilité de gagner Chicago. Il a, chemin faisant, découvert l’univers inhumain qui le contient, mais aussi la pensée émancipatrice qui lui permettra de comprendre cet univers et de le façonner pour le bonheur de tous.

« Je n’ai jamais pu me considérer comme un être inférieur », écrit-il, « et aucune des paroles que j’avais entendues tomber des lèvres des blancs n’avait pu me faire douter réellement de ma propre valeur humaine. »

Fière déclaration de foi qui montre qu’au-delà des barrières du racisme
conservateur, du contentement de soi et de l’orgueil idéal des parias, il est possible à tout esclave de briser ses chaînes.

André SANTON.


1) Albin Michel

2) Gallimard

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