Article de Maurice Nadeau paru dans Combat, 22 novembre 1946, p. 2
DEPUIS qu’est paru en français « Le Zéro et l’Infini », Arthur Koestler suscite à la fois l’injure et le dithyrambe. Certains le tiennent pour l’une des nombreuses têtes de l’hydre trotskyste et tournée de préférence vers l’« Intelligence Service », d’autres se réjouissent de penser qu’est enfin née et mise au point la machine de guerre contre l’U.R.S.S., le parti communiste et le mouvement révolutionnaire en général. Koestler lui-même s’aperçoit qu’il s’est placé sur une pente « cirée par les larges derrières des idéalistes passés au cynisme », qu’il est difficile de s’y cramponner et que « on y est bien seul ». Approuvé parfois par ceux qu’il méprise, méprisé d’autres fois par ceux dont il a été le compagnon de lutte, il se tient, en effet, dans une position qui manque de confort.
Il nous en donne les raisons dans les essais réunis sous le titre : « Le Yogi et le Commissaire » (1). Bien que dernièrement écrits, ils semblent constituer les matériaux qu’aurait pu utiliser l’auteur du « Zéro et l’Infini », plutôt que la manifestation d’états de pensée nouveaux. Néanmoins, ceux qui ont vainement cherché une conclusion au roman la trouveront ici.
Koestler n’est pas un théoricien. C’est un révolutionnaire intelligent et critique qui, après les défaites successives subies par le Komintern entre les deux guerres (la guerre qui vient de s’achever n’est-elle pas la plus éclatante de ces défaites ?) s’est enquis de leurs motifs. La conclusion du pacte Hitler-Staline en 1939, bien que l’auteur ait formellement rompu avec l’Internationale un an auparavant, en a hâté l’examen. Cette alliance monstrueuse a été le coup de grâce porté à sa foi communiste ; elle a cessé brusquement de s’ajouter à la chaîne des « moyens » que la « fin » justifie. Plusieurs années plus tard, en préface à « La Lie de la Terre » (1), il déclare encore que la guerre menée par l’Allemagne contre l’Union soviétique, guerre qui peut faire apparaître comme une ruse de guerre stalinienne la conclusion du fameux pacte, n’a en rien ébranlé ses convictions sur la nocivité foncière des rapports amicaux de 1939 à 1941. L’auteur du « Zéro et l’Infini », a quitté, en effet, le plan réaliste où se meut la politique russe pour un plan moral et spirituel. Sur ce plan, il ne s’agit pas d’accumuler victoires et retraites stratégiques, mais de laisser impollué l’idéal socialiste qui donne encore à des millions d’hommes le courage de vivre et la force de se battre.
Plus haut que tout, Koestler place, en effet, « le contexte politique et éthique » des sociétés. Pour lui, l’homme a cessé d’être, s’il le fut jamais, déterminé et raisonnable, a cessé de croire au progrès indéfini et à la solution définitive de ses désaccords avec le monde. Ce sont là conceptions périmées du XIXe siècle, qui ne répondent plus à la vérité d’aujourd’hui. Notre contemporain parait plutôt assoiffé d’idéal, conduit par des pulsions irrationnelles, qui peuvent aussi bien lui faire embrasser le socialisme que le jeter dans les bras du fascisme, quand le premier s’est révélé incapable de lui fournir les stimulants nécessaires. Les masses humaines sont la proie des mythes, par nature émotionnels et chargés d’électricité : après le chrétien le rationaliste, après le rationaliste le soviétique, qui s’écroule sous nos yeux et risque d’emporter dans sa débâcle le mythe socialiste lui-même. Tant que les révolutionnaires actuels, déclare en substance Koestler, continueront de tenir pour suffisante la doctrine matérialiste marxiste, ils iront à la défaite, car le marxisme est trop « raisonnable » pour mobiliser chez ses sectateurs d’autres forces que la raison même. Il s’adresse à une élite et laisse aux troupes le soin de chercher des mobiles qui, ne pouvant se comparer qu’à ceux de la foi, les font peut-être marcher au même pas que l’avant-garde, mais risquent de la leur faire abandonner à tous les détours du chemin.
Mais l’auteur veut pousser plus avant le procès du marxisme. En tant que doctrine née au XIXe siècle, dit-il, le marxisme participe des défauts et des insuffisances de ce siècle. Il a su reconnaître que les sociétés reposaient sur une base fondamentale : l’économique, et en déduit logiquement qu’il suffisait de changer l’économique pour changer les sociétés : il a négligé de prêter une attention suffisante à ce qu’on appelle les superstructures : droit, justice, morale, religion, etc. qui pour Koestler deviennent aujourd’hui l’essentiel. Les nationalisations et l’économie planifiée, dit-il, ont également servi d’instruments de progrès économique aux fascistes allemands et aux socialistes russes. L’U. R. S. S. quoiqu’elle soit le pays le plus progressif du point de vue économique est néanmoins le plus réactionnaire quant à l’état des mœurs et à la condition ouvrière.
Ces vues peuvent emporter la créance lors d’une lecture rapide. Quand on y revient, on s’aperçoit qu’il s’y glisse beaucoup de confusions. Il est difficile de les dépister, car l’écrivain utilise le plus souvent des abstractions réalisées, affuble un mot courant d’une majuscule et se sert constamment de comparaisons à l’américaine, qui parlent davantage à l’imagination ou au sentiment qu’à la pensée. De sorte que sous l’apparence d’un mot ou d’une image se cachent en réalité des inconciliables. Sans être économiste, on ne peut pas penser, par exemple, que les nationalisations, fascistes, socialistes ou même démocratiques, soient une seule et même réalité : la nationalisation « en soi ».
Mais Koestler serait prêt nous rendre là-dessus des points, car pour lui l’essentiel n’est pas tant de bâtir une nouvelle théorie de transformation sociale que de trouver des justifications à sa nouvelle position : celle d’un militant déçu, désillusionné et seul, qui a perdu l’espoir de changer la condition humaine en se bornant à travailler au changement des rapports de l’homme avec la société. Il déclare périmée l’idéologie du Commissaire pour qui l’homme est une matière malléable et déterminée que l’Extérieur (la majuscule est de l’auteur) peut transformer en le conditionnant différemment : ne vaut guère mieux la doctrine du Yogi pour qui toute transformation vient de l’Intérieur, dans une contemplation des lois de l’Univers. Mais le salut, pour Koestler, est pourtant dans l’impossible synthèse de ces deux attitudes humaines fondamentales. N’est-il pas périlleux de croire que cette synthèse soit notre seule sauvegarde ?
Aussi l’auteur ne cache-t-il pas son pessimisme. On connaît la solution à laquelle provisoirement il se tient : construire une fraternité de pessimistes qui, blottis au creux de la vague de l’Histoire, attendront la fin de « l’interrègne qui suit l’écroulement des valeurs traditionnelles d’une civilisation, et guetteront les yeux ouverts, sans parti pris sectaire, les premiers signes du nouveau mouvement ». Il substitue au mot d’ordre de la Première Internationale : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous », celui de l’intelligentsia européenne : « Pessimistes de tous les pays. unissez-vous », et commande à ceux qui n’ont plus foi dans la révolution prochaine : « Construisez des oasis ».
Ces conceptions seront passionnément discutées. On ne pourra, en tout cas, récuser une attitude humaine d’une incontestable honnêteté. Les remous qu’elle provoque, ici et là, prouvent que sont enfin posées au grand jour des questions que beaucoup enferment au profond de leur cœur. Il était temps que quelqu’un y réponde, même si sa réponse doit être examinée. La liberté d’esprit, prisée par-dessus tout, lui en donne le droit ; lui en font un devoir les luttes menées et les souffrances subies en commun avec des hommes qui constituent « le sel de la terre », et qui en sont encore à attendre la venue d’un idéal qui semblait naguère à portée de la main. Ne pouvant croire que l’ennemi se soit à ce point renforcé, ils sont obligés de porter les yeux dans leur propre camp, aujourd’hui démantelé, afin de voir qui trahit et qui compose.
(1) Charlot, éditeur.