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Maurice Nadeau : Pas de problème noir aux U.S.A. mais un problème blanc nous dit l’écrivain noir Richard Wright à son arrivée à Paris

Article de Maurice Nadeau paru dans Combat, 11 mai 1946, p. 1


SUR les quais de la gare Saint-Lazare. Le train spécial ayant embarqué au Havre les passagers du « Brazil » a du retard. Le soleil matinal n’arrive pas à percer les hautes verrières enfumées ; un petit vent frais souffle en courant d’air.

Un remous, les contrôleurs et les chasseurs d’hôtel s’affairent, les porteurs foncent, poussent leurs diables, tandis que descendent, le visage fripé, et mâchant du chewing-gum, les premiers voyageurs. Une brusque inquiétude : je ne vois pas Richard Wright. Je me l’imagine grand, fort, noir, un peu comme les G.I’s qui arpentent nos boulevards. Sur le quai des groupes s’embrassent en versant des larmes et en se donnant de petites tapes dans le dos, pas de noir. Je vais m’en retourner quand un grand rire sonore me fait pivoter soudain. Accroupi, le visage caché par un chapeau à larges bords, les pans d’un ample par-dessus balayant le quai, un homme jeune joue avec sa petite fille :

— Julia ! crie-t-il.

Et le grand rire reprend qui fait de l’homme le point de mire des voyageurs en partance, sur un autre quai.

— Mr Richard Wright ?

— Yes !

Je suis brusquement ému. J’ai encore présente à la mémoire cette longue course de « Big-Boy », jeune garçon nègre devenu gibier pour des blancs lancés sur ses traces, et qui, s’il est découvert, va se balancer au bout d’une corde, torche à moitié vivante. Je sais que l’histoire de « Big-Boy » c’est la sienne, qu’il n’y a rien changé. Il me revient aussi l’histoire du curé noir de village fouetté par les « Vigiles » qui l’accusent d’être en outre « un rouge ».

— Combien de temps allez-vous rester en France ?

Richard Wright s’exprime difficilement en français ; moi, pas du tout en anglais. Cela n’arrange pas les choses. Heureusement une vieille dame qui tient par la main la petite Julia s’entremet.

— Deux mois, six mois, un an, peut-être toujours !

Et encore ce grand rire qui le fait basculer en arrière.

La vie de Richard Wright

Les yeux sont vifs derrière les lunettes a monture de métal. Il enlève son chapeau, il a des petits cheveux crépus, coupés court. Sa fille l’intéresse plus que moi.

Richard Wright dit qu’on est mal pour parler ici. Il me donne néanmoins quelques détails sur sa vie :

— Je suis né dans le Mississippi, tout en bas dans le Sud…

M. Richard WRIGHT

Avec ses mains il montre le sol :

— Les noirs, là-bas, sont aussi très bas, plus bas que dans tous les Etats-Unis. Mon père était ouvrier meunier, ma mère maîtresse d’école. Pas beaucoup d’argent à la maison. Travaillé beaucoup, beaucoup, dur.

— Quand avez-vous commencé à écrire ?

— Treize ans ! Mais ce n’était pas fameux. En 1937, parti pour Chicago. Toujours travail, dur, très dur. Beaucoup de métiers. J’ai écrit quatre « fictions » (nouvelles) : Uncle Tom’s Children. Là-bas, les « Oncles Tom » sont les noirs bien gentils, bien polis envers les blancs.

— Et leurs enfants ?

— Leurs enfants ont changé. En 1939 j’eus une bourse (Guggenheim Fellow Ship) et j’écrivis Native Son, qui eut beaucoup de succès. J’ai voulu montrer comment la misère d’un jeune nègre et le mépris où le tiennent les blancs le rendent malheureux, non… plus fort… misérable. Et finalement il tue. Et les blancs disent : « Voyez tous les noirs sont des criminels. »

J’en profite pour lui demander si le problème noir aux Etats-Unis approche de sa solution. Il me regarde, plissant légèrement les sourcils, il les relève brusquement, ses yeux s’animent :

— Il n’y a pas de problème noir aux Etats-Unis, mais un problème blanc. Les noirs maintenant savent ce qu’ils veulent, ils sont engagés dans un dur combat dont ils connaissent l’issue : devenir des hommes comme tous les antres. Par contre, les blancs ne savent pas ce qu’ils veulent, ils ont beaucoup de difficultés, pas beaucoup d’espoir.

Une question maladroite

— Est-ce que les noirs sont toujours aussi maltraités, aussi mal considérés ? Les blancs sont-ils toujours aussi féroces ?

Richard Wright feint de s’intéresser beaucoup à ses bagages. Je pose de nouveau la question. Il ne répondra pas :

— Trop difficile à dire.

Il a pris maintenant la petite Julia dans ses bras, il se dirige vers la sortie, il ne dira plus rien. J’ai l’impression que ma question a été trop brutale. Il remarque ma gène et vient à mon secours :

— La guerre n’a pas changé grand-chose dans les rapports entre blancs et noirs. Beaucoup plus de travail pour les noirs maintenant peut-être un peu mieux.

— Avez-vous été mobilisé ?

— Non, j’ai travaillé.

On a l’impression que ce travail auquel il consacre sa vie : Faire prendre conscience à ses frères de couleur qu’ils ne doivent plus être des « Oncles Tom », que cette révolte légitime qu’il attise en leur cœur, est ce qui l’intéresse seulement au monde.

Une auto américaine vient se ranger le long du trottoir. Le chauffeur est un blanc, il soulève sa casquette.

Richard Wright, sa fille sur les bras, s’y engouffre, non sans m’avoir donné une grande tape dans le dos, ponctuée d’un éclat de rire énorme.

Maurice NADEAU.

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