Catégories
presse

Maurice Nadeau : Un enfant d’Amérique

Articles parus dans Combat, 11 juillet 1947, p. 2

LA réputation de Richard Wright a précédé chez nous la traduction de ses œuvres. « Black Boy » (1) et « Native Son », premier ouvrage publié en librairie (2), montrent que cette réputation n’est pas usurpée. Avec Wright, nous nous trouvons, en vérité, devant un des grands écrivains du moment. Dire qu’il est noir et Américain n’est pas plus le définir que de considérer seulement Kafka comme Juif et Tchèque, ou Tolstoï comme noble et Russe. Par quelque endroit, le génie transgresse les catégories raciales, sociales et nationales au sein desquelles il est né et a prospéré. De moins grands que Wright, le pittoresque Claude Mc Kay ou l’émouvant Langston Hughes laissent clairement voir leurs caractères ethniques. Ils se définissent d’abord par eux. Quand nous lisons « Native Son », nous oublions la nationalité de l’auteur et la couleur de sa peau.

Non que la terrifiante aventure de Bigger Thomas, « l’enfant du pays », eût pu être écrite il y a un siècle, ou par un Français ou un Suédois d’aujourd’hui, ou encore qu’elle soit dotée d’un brevet d’éternité. Mais bien qu’étroitement datée et localisée, on peut assurer que dans cinquante ans, on la lira encore pour des raisons qui passeront l’intérêt historique, que le problème noir soit résolu ou non aux Etats-Unis. Comment pourrait-il en être autrement puisqu’elle parvient à nous toucher, nous qui sommes apparemment étrangers à la vie américaine présente ?

C’est qu’en réalité, Richard Wright débat une question qui nous intéresse tous. en tant qu’hommes de ce temps et en tant qu’hommes tout court. L’épineux problème noir aux Etats-Unis n’est pas plus américain que n’est espagnole la situation du mineur de Bilbao, française celle de l’ouvrier de « Renault » ou de l’indigène de Madagascar. Ici et là, existent des bourreaux et gémissent des victimes. Nous avons choisi et choisissons tous les jours de nous tenir dans un camp à l’exclusion de l’autre. Les fascistes le savaient qui, il n’y a pas si longtemps, ironisaient lourdement sur notre intérêt pour les condamnés de Scottsborough, Sacco et Vanzetti ou les Chinois de Canton et affectaient de nous prendre pour des hypertrophiés du sentiment ou des cacochymes politiques. Nous savions bien, avant même les justes formules de Sartre, que nous ne serons jamais libres tant qu’existera à la surface du globe un homme dans les fers, à plus forte raison une classe, un peuple, une nation ou une race. Le mérite de Richard Wright consiste à nous faire accéder à des régions ou semblables propositions paraissent évidentes. Il n’a pas besoin d’appeler à l’aide philosophie ou politique, de pousser des cris d’horreur et des appels au secours, de se considérer personnellement comme victime. Alors qu’un livre édifiant, un réquisitoire vengeur, un plaidoyer généreux n’eussent peut-être pas réussi à rendre aveuglante notre responsabilité dans l’épouvantable injustice qui se consomme dans son pays, un roman, le plus décrié des genres littéraires, y parvient naturellement.

CERTES, ce roman, à l’instar de la tragédie classique, détend les ressorts éprouvés de la terreur et de la pitié, et comme celui d’une pièce de Racine, son argument pour-rait être résumé d’une phrase : un jeune noir de Chicago, Bigger Thomas, chauffeur d’un milliardaire philanthrope, tue la fille de celui-ci, puis son amie à lui, et, jugé pour le meurtre de la blanche, va s’asseoir sur la chaise électrique. Sujet banal, comme l’on voit, et qu’aurait pu suggérer à l’auteur la lecture d’un fait divers. Mais le génie d’un Richard Wright, comme celui d’un Racine, consiste à impliquer dans ce fait divers l’homme et le monde tout entiers et jusqu’à la marche des astres. Il faut non seulement que nous acquérions de ce monde, et de cet homme, une vue neuve, mais que cette vue elle-même nous transforme. C’est ce qu’a réussi l’auteur de « Native Son », à un degré tel que s’évanouissent les apparences traditionnelles des êtres et des événements, ces apparences dont continuent d’être victimes le juge qui condamne, le procureur qui demande la condamnation et la société qui l’exige. Bigger n’a pas plus tué Mary Dalton, la jeune fille blanche, que Bessie, l’amie noire. Il a étouffé la première sous un oreiller et défoncé le crâne de l’autre à coups de brique, mais il n’était pan là. C’est un autre qui a commandé ces crimes et, dans leur exécution, s’est substitué à lui : le noir américain du « South Side », façonné par l’enfer où l’ont parqué les blancs, considéré par eux comme le représentant d’une espèce mi-simiesque mi-humaine et qui, à la première occasion, agit comme ils s’attendaient à le voir agir.

L’assassinat de Mary Dalton est atroce. Plus atroces encore les réflexes du noir surpris dans une chambre de jeune fille blanche prise de boisson, et qui, pour ne pas être accusé de l’avoir voulu violer, doit nécessairement étouffer ses gémissements d’ivrogne. Plus atroce encore la déduction fatale des événements : faire disparaître le cadavre, et radicalement, en le jetant dans un calorifère où il se réduira en cendres, accréditer la version de la fugue de Mary en échafaudant une histoire de « kidnapping », à laquelle on mêle ces autres ennemis des maîtres : « les rouges », se débarrasser du témoin gênant : Bessie (l’amie à qui l’on s’est confié et qui tremble de peur), après l’avoir endormie de bonnes paroles et oublié dans ses bras la terrible course à quoi l’on est condamné. Toutes les précautions prises, il ne reste plus qu’à se terrer et à attendre, avec la satisfaction d’avoir enfin épanché sa haine contre le blanc et vaincu la peur qui émane de son monde, d’être devenu, grâce au crime, son égal, de pénétrer pour un moment, mais de plain-pied, dans l’univers de la liberté :

« Il avait assassiné et il s’était créé une existence neuve. C’était quelque chose qui lui appartenait en propre et pour la première fois de sa vie, il possédait quelque chose que les autres ne pouvaient pas lui retirer… Son crime était une ancre qui l’amarrait solidement dans le temps… Il avait commis un acte dont il ne se serait jamais cru capable. »

Bigger Thomas ne se tient pas pour un criminel et, jusqu’à l’avant-dernière page, encore moins pour un justicier. Les blancs le considéraient comme un gorille mal dégrossi lui-même ne les a jamais considérés comme des êtres humains :

« Ils étaient une sorte de grande force de la nature, comme un ciel d’orage dont on sent la menace au-dessus de sa tête… »

Entre ces deux mondes ennemis n’existe qu’un seul rapport, le meurtre. En commettant celui-ci Bigger obéit à une fatalité sociale, il assume sa condition, il se crée « le monde nouveau qui lui permettra de vivre ». Monde fugitif que les blancs écrasent en mettant la main au collet de l’assassin et en le traînant sur la chaise électrique, mais qui demeure la seule justification de sa vie.

RICHARD WRIGHT, est-il besoin de le dire, n’énonce pas ces propositions en propagandiste ou en professeur. Elles constituent, avec beaucoup d’autres, la trame de son prodigieux roman, le plus horrible, mais aussi le plus humain et le plus riche qu’on puisse lire. Si l’on a parfois le sentiment que l’auteur sacrifie aux lois du « thriller », on ne tarde pas à s’apercevoir que son dessein n’est pas tant d’émouvoir que de nous rendre réceptifs par un traitement de choc, à une réalité qu’affaiblirait toute description, qui doit passer en nous tout entière, sans que nous ayons même le temps de l’accommoder à nos réflexions, goûts et sentiments. Le lecteur le moins prévenu (surtout celui-là) est revêtu d’une cuirasse sur laquelle Wright frappe à coups redoublés afin d’en faire sortir l’homme qu’elle cache, et la plaidoirie finale de l’avocat, qui pourrait faire longueur, figure en réalité le dernier assaut, celui qui ramasse toutes les forces et emporte la place.

« Native Son » n’est qu’un roman, dira-t-on. L’auteur a pu imaginer les événements, en exagérer la portée, isoler et grossir les comportements de ses personnages, en forcer les effets. Contre sa brute criminelle, on plaidera l’exemple de Wright lui-même, écrivain célèbre dans son pays. Certes, l’autobiographie de « Black Boy » n’approche pas en horreur la peinture de « Native Son », mais cette horreur y est contenue. Le génie du romancier consiste à l’avoir débusquée des apparentes contradictions des effets et des causes et placée sur la scène ; à avoir choisi un exemple typique dans le champ d’une vérité générale. Une vérité qui vous transit jusqu’aux moelles.


(1) En cours de publication dans Les Temps modernes.

(2) Richard Wright : « Un enfant du pays » (Native Son), traduit (assez mal) par Hélène Bokanowski et Marcel Duhamel (Albin Michel).

L’écrivain noir américain Richard Wright

Richard Wright parmi les siens

A la différence des quartiers du centre de New York, la petite rue modeste où habite Richard Wright a quelque chose d’humain. Le trottoir n’y est plus seulement un lieu de passage, mais l’antichambre des appartements. Des enfants jouent dans le ruisseau, des femmes sont assises, à la nuit tombante, sur les marches des petits perrons qui mènent à des maisons de briques, hautes seulement de deux ou trois étages.

Une question que je ne saurais poser à R. Wright hante mon esprit : s’il le voulait, pourrait-il loger ailleurs ? A peine a-t-on débarqué aux Etats-Unis, en effet, qu’à bien des indices on prend conscience de l’acuité du, problème noir, et l’on s’aperçoit vite qu’il y a des hôtels, des restaurants, des maisons, où les « coloured people » n’ont pas le droit d’entrer. Quelque réputation que se soit acquise maintenant Richard Wright, il se peut très bien que certains véto n’en soient pas pour autant levés.

Une jeune femme, aux cheveux châtains, au teint très clair, semé de quelques taches de rousseur, m’accueille, en souriant, sur le palier :

« C’est ici, me dit-elle. Je suis la femme de Wright ; mon mari est sorti un instant chercher des cigarettes. »

Bientôt, je me trouve assise à côté d’elle, sur un divan tendu de cretonne à fleurs, dans une longue pièce rectangulaire, encombrée de malles et de valises. Comme elle me demande mes impressions de New York, Richard Wright entre, d’apparence sportive et râblée : il tient une bouteille de vin de Californie sous le bras. Affable et gai, il remplit nos verres, et nous nous mettons aussitôt à parler comme si nous nous connaissions depuis toujours. Wright saute d’un sujet à l’autre avec une rapidité déconcertante, pose des questions dont il n’écoute pas les réponses. Soudain, il me demande, les yeux brillanta d’attention :

— What about « Existentialisme » ?

— Ça va toujours, lui dis-je. Ceux qui n’en parlent pas en ont du moins entendu parler.

Comme je vois qu’il attend ma réaction personnelle, je continue :

« Pour ma part, je ne puis m’en contenter, car, bien que n’ayant pas la foi, je connais trop la nostalgie de l’éternité. Je préfère me savoir vouée aux flammes éternelles plutôt qu’au néant. »

Richard Wright fait la grimace :

— Pas moi, dit-il. Du reste, peut-être que ça ne finit pas : mourir, c’est peut-être ouvrir une porte et se trouver soudain dans une pièce avec des inconnus.

Comme nous en venons à parler du « choix », je lui explique qu’il m’est difficile d’admettre qu’il a dépendu seulement de moi, dans ma prime enfance, d’élire tel ou tel but qui, par la suite, m’est devenu essentiel. Mais le visage de Wright se fait grave.

— Pour ma part, j’en suis au contraire persuadé, affirme-t-il. Et j’ai la fugitive impression que l’auteur de Black Boy se fonde sur sa propre expérience lorsqu’il ajoute :

« Il est impossible que certains désirs qui s’imposent à nous avec une force irrésistible dans notre enfance ne soient pas déjà le résultat d’un choix arrêté et débattu en nous avant que nous en prenions conscience. »

Tandis que nous perlons ainsi, je prends, moi, tout à coup conscience du plaisir que j’éprouve à ne plus me croire si loin de l’Europe. Quand j’exprime ce sentiment à Wright :

— L’Américain est contraint de vivre en exil de lui-même pour ne pas savoir qu’il est désespéré. Il vaut mieux, en général, qu’il ne pense pas trop, reprend Wright après un instant de silence, et qu’il se contente d’une image conventionnelle de lui-même : cela lui permet de ne pas mesurer la marge qui sépare ses actions des principes qu’il se transmet de génération en génération. Dans ses déclarations, par exemple, il n’y a pas de peuple qui ait davantage le sens de la liberté et des droits de l’homme, de quelque race et de quelque confession qu’il soit, que le peuple américain : mais, dans la réalité, mille intérêts, ou nécessités, l’obligent à contourner ces théories généreuse. C’est pourquoi, chacun se garde de se poser de nouveau de grandes questions fondamentales et vit bouclé dans ses complexes sans le savoir. A Paris, au contraire, il suffit de passer devant un café pour voir, installés autour d’une table, des Français qui discutent entre eux. Ils parlent de leurs affaires, mais aussi de leurs désirs, de la vie, de la mort ; ici, l’homme évite de prendre conscience de lui-même ; il se tait.

— Reviendrez-vous bientôt à Paris ?

— En août, répond-il ; nos places, sur le bateau, sont déjà réservée.

Son visage, ainsi que celui de sa femme, s’est illuminé.

Maria LE HARDOUIN

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *