Article de Maurice Nadeau paru dans Gavroche, n° 118, 28 novembre 1946, p. 5
LE propre des œuvres profondément engagées dans l’époque est de susciter la polémique. On peut même avancer que les œuvres fortes la suscitent toujours ; voyez Miller, voyez le courant actuel de littérature noire principalement branchée sur l’Amérique et où l’on trouve du bon et du mauvais mais qui ne peut laisser indifférent. Souvenons-nous des anti-Gide d’avant 1914, des anti-Valéry de 1920, des anti-Claudel de toujours. Pour Arthur Koestler, la question déborde le plan artistique et même celui des mœurs ; elle se meut dans un domaine où les passions se déchaînent au maximum : la politique.
Les remous provoqués par la publication en français du Zéro et l’infini ne sont pas encore calmés que Koestler nous donne deux ouvrages qui vont les faire renaître : la Lie de la Terre, le Yogi et le Commissaire (1). Ils échaufferont d’abord la bile des nationalistes pointilleux, car dans l’un comme dans l’autre, l’auteur n’est pas tendre pour notre pays ; ils provoqueront surtout la colère des communistes staliniens, dont Koestler, qui les connaît bien pour avoir été sept ans des leurs, attaque les convictions avec une fougue qui est l’apanage, dans notre pays, des gens de l’Epoque. Mais à la différence des critiques réactionnaires, celles de l’auteur du Zéro et l’infini risquent de toucher davantage parce qu’elles sont le fait d’un homme qui se dit toujours révolutionnaire et qui n’entend pas se trouver transporté malgré lui dans le camp adverse.
La Lie de la Terre est un journal commencé en 1939 sur les bords de la côte d’Azur, où se trouvait l’écrivain au moment de la mobilisation. Il se termine avant les hostilités germano-soviétiques, alors que Koestler a réussi à gagner l’Angleterre après une série d’aventures qui forment la matière même du livre, aventures dues au fait que l’auteur (il avait déjà écrit l’un de ses livres les plus admirables : Un testament espagnol) relevait à ce moment de la nationalité hongroise, passait pour communiste et avait joué un rôle important dans la guerre d’Espagne. Trois raisons suffisantes pour qu’il fût traqué, emprisonné et mis en camp de concentration sous les règnes successifs de Daladier, Reynaud et Pétain. Son odyssée, on le sait, ne fut pas strictement individuelle. Il retrouva au sinistre camp du Vernet les restes des brigades internationales qui y pourrissaient lentement, les Espagnols antifascistes qui avaient eu le tort de venir se placer sous la protection de la France démocratique ; il y fut rejoint par tous les réfugiés allemands antinazis qu’une administration tutélaire remit (du moins ceux qui ne s’étaient pas ouvert les veines ou pendus) à la Gestapo en 1940. Elle serait comique si elle n’était odieuse, l’histoire de ces amis de la liberté venus de différents pays, certains passant les frontières en pleine guerre pour s’engager dans l’armée française, pourchassés, emprisonnés, remis sans autre forme de procès à l’ennemi qu’ils voulaient combattre. Les survivants eurent sans doute le plus grand mal à comprendre que la guerre menée contre l’Allemagne nazie était une guerre d’émancipation et de justice.
Koestler fut arrêté plusieurs fois. A Paris d’abord où on le traîna au stade Roland-Garros en compagnie de ce que les journaux parisiens de 1939 appelaient « la lie de la terre » : apatrides, étrangers, réfugiés, révolutionnaires de tous pays qu’on avait eu soin de truffer de quelques malfaiteurs et maquereaux afin de justifier les arrestations arbitraires. Cette « lie » fut convoyée jusqu’aux Pyrénées où la démocratie avait installé le camp du Vernet, qui, du point de vue de l’hygiène et de l’organisation, se trouvait bien au-dessous des camps de concentration allemands et où l’on y mourait pourtant aussi bien. Il est curieux de voir, à ce propos, comment les descriptions de Koestler rejoignent celles de David Rousset, auteur de l’Univers concentrationnaire primé en juin dernier. Même mépris de l’homme ravalé au niveau de la bête, mêmes vexations de la part des gardes-chiourme, même travail forcé jusqu’à l’épuisement, mêmes luttes sourdes ou ouvertes pour le pouvoir. La bestialité et le mépris de l’homme ne sont pas l’apanage d’une race ou d’un régime.
Koestler, grâce à l’intervention d’amis britanniques, parvient, au bout de plusieurs mots, à se faire libérer. Ses camarades resteront dans la trappe jusqu’à l’arrivée des Allemands à qui seront remis dossiers à jour, fiches de renseignements bien classées, plus « trois cent mille livres de chair démocratique, étiquetée, vivante et à peine abîmée ». Les plus faibles sont, en effet, morts, d’autres se sont tués, plusieurs seront assassinés par les gardes.
La guerre continue ; la défaite approche. Koestler, de retour à Paris, est de nouveau arrêté et dirigé cette fois sur le stade de Colombes. Il n’est heureusement pas accompagné par la police et réussit à s’évader après avoir raconté une histoire au commandant du camp. Cette fois, il lui faut quitter la capitale. A Limoges, où il assiste au pitoyable exode des journées de juin, il ne lui reste plus d’autre solution que de changer d’identité ; il s’engage pour cinq ans dans la Légion étrangère. Il ne rejoindra jamais son corps, les Allemands occupant déjà la plus grande partie du pays et les communications étant partout interrompues. Après un nouveau séjour dans les Pyrénées, sous l’uniforme de soldat cette fois, il réussit miraculeusement à s’embarquer pour Lisbonne, puis pour l’Angleterre.
Il est impossible de garder son sang-froid à la lecture d’un tel témoignage. Si l’on s’était jamais senti le moindre lien avec ceux qui ont mené la France à la guerre et l’y ont abandonnée ; si l’on appartenait à cette bourgeoisie décadente qui trouve son suprême recours, quand elle se sent menacée, dans la dictature policière, il y aurait de quoi se pendre. Mais quoi, la guerre impérialiste ne signifie-t-elle pas par définition, et sous quelque prétexte qu’elle se mène, la défaite de la classe ouvrière ? N’est-elle pas le moment longtemps attendu pour commencer la curée contre les révolutionnaires ? Ne donne-t-elle pas toujours le pouvoir aux militaires, aux policiers, aux réactionnaires ? Si Koestler avait été un militant averti, plutôt que de s’aller placer naïvement sous la coupe « légale » de ses ennemis, il eût mieux fait d’attendre la fin de l’orage.
Le Yogi et le Commissaire est un recueil d’essais parus pendant la guerre dans des revues américaines et anglaises, où Koestler s’efforce de faire le point sur ses nouvelles conceptions. Il a quitté l’internationale communiste en 1938 et les événements qui suivirent, dont le plus sensationnel fut la conclusion du pacte germano-soviétique en 1939, n’ont fait que porter le coup de grâce à son ancienne foi. On trouve dans son livre non seulement une critique acérée du mythe soviétique, fondée sur une analyse des conditions de vie et de l’état des mœurs en U.R.S.S., mais aussi la tentative de mettre leur pied une nouvelle idéologie d’émancipation qui se sépare notablement du marxisme. Se rapprochant de Malraux, de Camus, de Silone, de cette intelligentsia européenne qui croit cependant, de concert avec les partis ouvriers, à la venue d’un homme nouveau libéré de l’esclavage capitaliste, Koestler pense que le marxisme, après les défaites sans nombre qu’il a subies, n’est plus capable d’assurer cette émancipation. Le marxisme tient, dit-il, aux conceptions périmées du XIXe siècle qui croyait au progrès social indéfini, misait sur les plus hautes facultés de l’homme et entendait changer celui-ci en se bornant à transformer ses conditions de vie, ses rapports avec la société. L’U.R S.S. donne l’exemple qu’on peut changer les bases d’une économie sans changer en rien la condition ouvrière, sans que l’état des mœurs même marque un progrès sur le capitalisme.
Il y a, dans la position actuelle de Koestler, du dépit et une sorte de théorisation des désillusions. Comme il le remarque, l’Union soviétique ne témoigne ni pour, ni contre le socialisme. Elle a sacrifié la classe ouvrière des autres pays à son existence, mais cette classe ouvrière s’y est prêtée et n’a jamais, en particulier, réussi comme les Russes à balayer devant sa propre porte. Le marxisme n’est pas mort parce que les Russes en ont fait un dogme stérilisant. C’est lui qui anime encore la plus grande partie des révolutionnaires du monde entier et qui, pour peu qu’il ne serve pas de motif universel d’explication, est encore capable de leur montrer, débarrassée de tous les brouillards et de toutes les fumées, la véritable voie de l’émancipation. Après cette guerre, il faut certes repartir de bien bas, mais l’on ne voit pas que la solution de Koestler : bâtir une fraternité de pessimistes qui, réunis dans des oasis de pensée libre, guetteront la venue du nouveau mouvement, puisse y mener plus sûrement.
Koestler veut réintroduire dans le mouvement révolutionnaire le souci du spirituel et des valeurs morales, redonner l’homme d’aujourd’hui la force de mobiliser ses énergies pour la fabrication d’un mythe de liberté et de justice. Cet préoccupations n’ont jamais été absentes des meilleurs cerveaux de l’avant-garde. Est-il besoin de dire qu’ils sont aujourd’hui moins nombreux qu’autrefois et que leur apparent petit nombre permet aux profiteurs et aux traîtres de donner au marxisme un visage qui n’a jamais été le sien ? Cette querelle de la fin et des moyens que Koestler ressuscite, n’est pas neuve. A propos des procès de Moscou, Léon Trotsky écrivait (2) :
« Le moyen ne peut être justifié que par la fin. Mais la fin a aussi besoin de justification. »
Il est faux que tout moyen en vue de cette fin soit permis, que le meurtre, la déportation, le mensonge et la ruse soient légalisés quand la fin n’est plus la libération de l’homme. Fin et moyen ne s’opposent pas comme le croit Koestler, mais sont dans une dépendance dialectique étroite ; une fin qui vise un changement de la condition humaine (n’est-ce pas là la fin du socialisme ?) ne peut nécessiter des moyens qui font de l’homme une bête soumise et obéissante, un esclave ou un bourreau, car ces moyens changent le caractère de la fin. Plutôt que de jeter l’anathème sur cette formule, comme le font les gens pressés, rétablissons-la dans sa réalité qui est la société capitaliste actuelle, où vos ennemis ne sont pas des moralistes, mal des gens qui emploient quotidiennement les moyens reprochés aux révolutionnaires pour une fin injustifiable.
On voit que l’ouvrage de Koestler obligera à éclairer plus d’une lanterne. Son auteur pose des questions qu’il fallait poser, que des révolutionnaires dignes de ce nom devraient se poser sans cesse. On peut être tranquille que ce ne sont pas eux qui jetteront l’anathème sur l’auteur du Zéro et l’infini, car ils n’ont aucune raison de crier : « Touché ! »
(1) Charlot éditeur.
(2) Leur Morale et la nôtre (Sagittaire, 1939).