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« C’est généreux, la France ! »

Article paru dans Programme communiste, n° 18, janvier-mars 1962, p. 1-5

« C’est généreux, la France ! », s’est écrié un jour le chef de l’État qui n’exaspère jamais autant nos démocrates nationaux que lorsqu’avec sa grandiloquence coutumière il exprime leurs propres préjugés les mieux enracinés. En effet, aucune réalité historique lointaine ou proche n’a apparemment pu arracher du cœur de nos petits-bourgeois socialisants cette conviction orgueilleuse remontant à la Grande Révolution de… 1789 qu’ils étaient inégalables en générosité démocratique et que c’était eux qui donnaient son visage à la France. Cette conviction, ils l’ont malheureusement inculquée au mouvement ouvrier lui-même : heureux impérialisme français qui peut exploiter, piller, guerroyer, réprimer, sans que le prolétariat sache lui répliquer autrement que par le « Tout ça n’est pas la France » des petits-bourgeois.

En novembre, la police parisienne est venue prouver à cette nation si généreuse que dans la démocratie sauvée, comme on sait, des menées fascistes d’Alger par le grand général démocrate qu’on sait, la manifestation pacifique (« pacifique, notez-bien ! ») se payait, pourvu qu’on soit Algérien (« c’est-à-dire, jusqu’à nouvel ordre, Français musulman, notez-bien ! ») par des réclusions et des bannissements « parfaitement arbitraires », et pis, par l’assommade et la noyade collectives. Comment souffrir qu’on défigurât ainsi sa physionomie légendaire, sinon historique, sans passer immédiatement aux actes ?

Aux actes, la France généreuse ne passa point. Beaucoup de protestations, du « Figaro » à « l’Humanité » (voyez un peu !) ; des médecins des hôpitaux parisiens, aux avocats légalement chargés des plaintes des familles des manifestants disparus et aux « policiers républicains » défendant l’honneur de leur noble profession. Beaucoup de confidences douloureuses de démocrates à leurs feuilles démocratiques sur certains vieux souvenirs de l’époque de l’occupation et de l’hitlérisme triomphant, réveillés, hélas, par des Français. Mais d’actes, point. Tout au plus deux-cents prolétaires tournèrent-ils en rond pendant quelques dizaines de minutes, place Marcel-Sembat, à Paris, pour protester contre la répression « qui pouvait faire obstacle à la négociation ». Et si M. Papon fut solennellement mis au ban de la « Francs généreuse », dans la France profane, il resta préfet de police. Dans la France profane, une fois de plus, ce fut la violence raciale et de classe de l’État capitaliste qui triompha, tandis que le prolétariat restait coi et que les démocrates gémissaient. A les en croire, cette France-là ne serait qu’une déformation de leur France mythique, qui est aussi celle de de Gaulle. Bien entendu, c’est au contraire le mythe, un des plus réactionnaires du monde, qui tente vainement de masquer la réalité sociale : ce pays-ci, comme tous les autres, est dominé par le Capital ; il est même plus impérialiste que beaucoup d’autres.

Telle est la facile conclusion des marxistes non renégats. Telle n’est point celle des pleureuses de la grande démocratie française. « Hélas, cent fois hélas, disent-elles. Nous sommes parfaitement généreuses et opposées à tout cela. Mais nous sommes impuissantes. » Vont-elles avouer qu’elles le sont, en effet, parce qu’il n’entre ni dans leurs désirs, ni dans leurs possibilités de s’en prendre au Capital et à l’impérialisme ? Pas question : « La véritable coupable, plaident-elles, c’est la classe ouvrière. La classe ouvrière a perdu tout idéal ; elle est même devenue raciste. Mais seules, que pouvons-nous ? » Quand la petite bourgeoisie libérale et socialisante se voit ainsi contrainte d’avouer que les idées « généreuses » ne sont rien et que les forces de classe sont tout ; qu’en tant que classe moyenne son pouvoir d’influer sur la politique du grand capital est égal à zéro, nous nous réjouissons : car c’est précisément là la thèse centrale du marxisme révolutionnaire. Mais quand elle insinue que la tâche du prolétariat est de relever la « France généreuse » de la honte impérialiste où elle s’est écroulée, et où elle est bien, nous lui crions : halte-là !


En politique, le point de vue du socialisme est celui du renversement révolutionnaire de la domination bourgeoise, condition de la destruction de l’impérialisme. De ce point de vue, rien n’est plus important que la bonne volonté d’entente entre prolétariats de tous les pays, et plus particulièrement, du prolétariat des métropoles colonialistes à l’égard des exploités coloniaux qui n’ont que trop de raisons légitimes de méfiance à son égard. C’est Lénine qui l’a dit dans « Du Droit des Peuples à disposer d’eux-mêmes », et si nous n’avons pas de grand marxiste révolutionnaire français à citer, ça n’est pas notre faute.

De ce point de vue, il est certes grave et déplorable qu’en novembre, à Paris, la police du Capital ait pu malmener et assassiner des prolétaires algériens, des femmes et des enfants de prolétaires algériens manifestant à Paris, sans que les ouvriers français aient fait un seul geste de classe pour les défendre.

Le fait est grave, non pas, comme le dit la démocratie petite-bourgeoise, parce que la manifestation était pacifique : le socialisme ne triomphe pas dans la paix, mais dans la guerre de classe. Non pas parce que les manifestants pouvaient être tenus pour français en dépit de tant de déclarations solennelles sur l’existence de la nation algérienne : le socialisme est internationaliste. Non pas enfin parce que c’était un mouvement de masse « promettant » peut-être la fin du terrorisme individuel si abominable aux philistins : une grande révolte sociale prend les formes qu’elle peut. Ces formes, ce sont la structure de classe et l’évolution politique du pays où elle se produit et du monde, qui les lui imposent. Face aux pouvoirs constitués, jamais les marxistes n’ont eu la lâcheté de « condamner » des manifestations de terrorisme déterminées par l’histoire elle-même ; tout au contraire les meilleures traditions du socialisme international n’ont pas craint de faire la « défense du terrorisme » (titre d’un écrit de Léon Trotsky, le grand bolchévik que Staline fit assassiner et que Krouchtchev ne réhabilitera pas) lorsqu’il exprimait la révolte des classes opprimées et menaçait tordre social régnant. Si en Algérie, il avait existé un parti prolétarien révolutionnaire (ce qui aurait supposé le maintien de l’Inter-nationale de 1919), ce sont les méthodes de la terreur de classe, non celles du terrorisme individuel qui auraient triomphé : mais c’est dors, précisément, que le Capital et la démocratie platonique auraient pu trembler. Le terrorisme algérien est un produit indirect de la décomposition du communisme dans le monde ; et pourtant, tel qu’il est, c’est lui qui aura porté le coup le plus ter-rible au mythe odieux de la « générosité française », de la vocation démocratique de l’incomparable nation, sinon à la domination du Capital sur l’Algérie. Or, ce résultat est révolutionnaire.

Aucune des raisons que la démocratie petite-bourgeoise donne donc de son a désespoir » devant la passivité du prolétariat lors des incidents de novembre ne sont donc les nôtres. Ce qui est grave, aux yeux du socialisme, c’est qu’une fois de plus, il n’ait pas été capable de combattre ouvertement le nationalisme, qui est la politique de classe de la bourgeoisie ; qu’au moment même où il désire la fin de la guerre (mais de Gaulle lui-même ne la souhaite-t-il pas ?), il abandonne la décision politique aux bourgeois des deux camps, aux négociateurs, et non seulement ne prenne aucune initiative de classe, mais reste indifférent, voire hostile, à celle des travailleurs émigrés d’Algérie. Mais, dira-t-on, la manifestation en question n’avait aucun caractère socialiste ; elle était d’ailleurs ordonnée par le F.L.N., parti bourgeois et nationaliste. Répétons qu’il n’a pas dépendu des Algériens, mais du prolétariat mondial, que la direction du mouvement anti-impérialiste ne tombât pas dans les mains de la bourgeoisie. Là n’est d’ailleurs pas la question : le devoir socialiste des prolétaires des nations oppresseuses est de soutenir toutes les formes du mouvement anti-impérialiste des opprimés, quitte, comme le disaient les Thèses nationales et coloniales de l’Internationale de Lénine, à faire « certaines concessions utiles au sentiment national de ceux-ci, afin de hâter la disparition de leur méfiance » à son égard et à l’égard du communisme révolutionnaire. En laissant réprimer la manifestation, le prolétariat français a fait pis encore que permettre à la négociation de s’éterniser : il a par avance abandonné l’avantage politique de la paix future à la Bourgeoisie, celle d’Algérie et de France, ou bien celle de l’O.N.U. Il a donc affaibli sa propre classe qui, en France et en Algérie, aura à se battre contre le Capital, fauteur de tous les maux, même et surtout une fois la paix conclue.

Mais de ce point de vue historique, le seul digne d’une classe appelée à révolutionner la société bourgeoise, qu’est-ce que les tristes incidents de novembre à côté des sept ans de la guerre coloniale ? Et qu’est-ce que la guerre coloniale elle-même à côté de la seconde guerre impérialiste mondiale ?

Du point de vue de la démocratie petite-bourgeoise, c’est tout le contraire : à en juger par ses cris, les quelques dizaines de victimes de la répression parisienne auraient porté un coup pire à la grande démocratie française que la centaine de milliers de victimes de toute la guerre d’Algérie sans parler de choses encore pires. Quelle étrange chose que la grande démocratie française ! En laissant de Gaulle venir au pouvoir, dit-elle, les ouvriers français ont fait preuve de « passivité politique ». En laissant le pouvoir gaulliste traîner en longueur les négociations, matraquer et jeter dans la Seine les Algériens qui manifestaient pour les accélérer, ils ont fait preuve non seulement de passivité politique, mais de « racisme ». Mais quand en 1945, les mêmes ouvriers laissaient le gouvernement tripartiste (auxquels les communistes participaient) écraser dans le sang les émeutes de la faim de Constantine ; quand ils laissaient les communistes leur raconter que seuls des fascistes pouvaient souhaiter la séparation du Maghreb et de la France ; quand ils laissaient la IVe République déclencher et conduire la guerre d’Indochine, puis celle d’Algérie ; quand ils laissaient Guy Mollet faire cette guerre en parlant de paix, et les communistes lui voter la confiance en critiquant les socialistes, là, les ouvriers n’étaient ni « racistes », ni « politiquement passifs », mais parfaitement en règle avec le démocratisme et dans les meilleures traditions nationales. Qu’est-ce à dire, sinon que la démocratie, si pointilleuse sur certains « scandales », s’accommode fort bien des catastrophes dont la domination capitaliste parsème l’histoire ? Et pourquoi cet étrange renversement de l’importance relative des choses, sinon parce que les vierges outragées de la France généreuse n’ont jamais été autre chose que les putains politiques du Capital ?

La petite-bourgeoisie socialisante ne tarit pas sur ses « critiques » aux guerres coloniales de la démocratie française contre lesquelles elle n’a jamais lutté ; mais a-t-elle même seulement « critiqué » la grande guerre impérialiste de ladite démocratie ? Jamais, puisqu’elle l’a politiquement conduite et animée. Pendant la seconde guerre mondiale, quand les ouvriers partaient dans les maquis défendre la nation, ils ne faisaient pas preuve de « passivité politique » : ils remplissaient « un devoir patriotique commun à tous les Français » ; quand ils exerçaient des violences contre-révolutionnaires sur les prolétaires en uniforme de l’armée d’occupation, ils n’étaient pas de vils « terroristes individuels », mais des héros de la résistance nationale — et du « communisme par dessus le marché ! A la Libération, quand ils suivaient l’impérissable mot d’ordre démocratique du P.C.F. : « A chacun son boche ! », s’acharnant sur les soldats d’une armée en déroute, déjà battue, ils n’étaient ni racistes ni chauvins : ils étaient les héros généreux de la lutte anti-hitlérienne. C’est ainsi qu’alors les putains du Capital écrivaient l’histoire. Alors rien ne leur semblait dangereux pour l’avenir de la démocratie française, ni l’excitation chauvine, ni le « terrorisme individuel », ni surtout la plus complète passivité politique à l’égard de la grande coalition impérialiste dans laquelle elles se battaient aux côtés de de Gaulle ; rien, sinon la victoire militaire des impérialismes de l’Axe, et l’abaissement de la grande nation française.

Mais l’histoire s’est vengée. Moins de quinze ans plus tard, elle leur a fait cadeau d’une République de Grandeur Nationale où elles ne sont plus rien que les « bandes de la hargne, de la grogne et de la rogne ». Elle leur a mis le « fascisme » et le « racisme » en plein cœur de Paris, par la main de Français ! Alors elles se lamentent de la passivité politique des ouvriers, si bienvenue quand elle est trahison aux convictions, aux attitudes, au devoir internationalistes et socialistes du prolétariat révolutionnaire. Alors elles flétrissent superbement le « racisme » et le « chauvinisme » populaires français, si bienvenu quand il empêche la lutte prolétarienne et révolutionnaire contre les guerres coloniales, et la transformation léninienne « des guerres impérialistes en guerres civiles ».

Mais il n’y a pas deux histoires, celle de l’engloutissement progressif du communisme dans les sables mouvants de l’antifascisme et d’une démocratie à la fois socialisante et chauvine, et puis celle du déclin lamentable de ce courant. Il n’y a qu’une histoire, l’histoire de la lutte des classes dans laquelle chaque recul au Socialisme prolétarien devant le Nationalisme bourgeois se paie par un renforcement, une « fascisation » de la domination politique du Capital.

Dans cette lutte des classes, la démocratie petite-bourgeoise aux mille nuances (y compris et surtout celle de socialistes et communistes renégats), a marché comme un seul homme aux côtés du Capital, contre le Socialisme. Et aujourd’hui, les ouvriers devraient croire que si tout va mal, c’est leur faute tandis que son cœur et ses mains à elle sont purs ? Ils devraient se repentir et voler à son secours ? Bien mieux, le Socialisme devrait s’émouvoir quand le Capital se moque d’elle et la frappe ?

Ô Ponce-Pilate lâches et méprisables ! Le Socialisme ne peut avoir qu’un seul souci : se relever de la dernière, mais plus terrible défaite que vous lui ayez infligée au cours de l’histoire, et détruire le régime social que vous n’avez cessé de défendre. Et les ouvriers n’ont qu’un seul devoir : ressusciter la grande tradition internationaliste et révolutionnaire du Socialisme, la seule tradition véritablement généreuse de l’humanité moderne !

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