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Pierre Frank : « J’ai choisi la liberté » de V. A. Kravchenko

Recension de Pierre Frank parue dans Quatrième Internationale, juillet-août 1947, p. 54-55

Ce livre très dense de 638 pages, expose comme son sous-titre l’indique « la vie publique et privée d’un haut fonctionnaire soviétique », qui s’est échappé de l’enfer stalinien au cours de la seconde guerre, pendant qu’il se trouvait aux Etats-Unis, membre d’une mission soviétique.

Les livres de Krivitsky et de Barmine, déjà avant la guerre, donnèrent un aperçu de certains des rouages de l’appareil stalinien. Mais le livre de Kravchenko est un témoignage beaucoup plus important. Fils d’un ouvrier révolutionnaire plusieurs fois emprisonné par le tsarisme, il adhéra aux Jeunesses communistes, puis au parti bolchevik aussitôt que son âge le lui permit, c’est-à-dire peu après la fin de la guerre civile. Par son appartenance à ces organisations et par les études d’ingénieur qu’il fut amené à faire, il se trouva pris d’abord dans l’entreprise de la collectivisation à outrance, puis dans la vaste industrialisation de l’Union soviétique. Il passa ainsi dans la campagne ukrainienne, dans les villes ukrainiennes, en Sibérie, dans l’Oural… Il finira par monter dans l’appareil jusqu’au Conseil des commissaires du peuple de la République fédérative soviétique russe. Il nous introduit auprès des sommets staliniens, en même temps qu’il donne un tableau poignant des privations et des sacrifices des masses travailleuses de Russie et un aperçu du régime de travail forcé et des camps de concentration.

Du haut en bas de l’échelle sociale, un élément se retrouve omnipotent et tout-puissant, le Guépéou aujourd’hui désigné par les initiales N.K.V.D. Cet organisme est à l’école, il est au Conseil des commissaires du peuple, il est à l’armée, il est dans la maison d’habitation, il est à l’étranger, il est dans la famille.

Le livre de Kravchenko apporte aussi une illustration très vivante des épurations qui se produisirent à plusieurs reprises et plus particulièrement à l’époque des procès de Moscou. L’auteur déclare à plusieurs reprises que personne en U.R.S.S. ne croyait aux accusations et aux aveux des accusés. Il montre avec un relief saisissant comment des dizaines et des centaines de milliers d’innocents furent l’objet de ces épurations sur la seule base de la terreur du Guépéou, de la peur et de la délation réciproque de crimes inexistants.

Ce documentaire montre à la fois comment la Révolution d’octobre a libéré des forces gigantesques, comment des ouvriers, des ouvrières, des paysans, des paysannes ont pu accéder à l’instruction la plus élevée, aux postes les plus hauts de l’économie et de l’Etat, et comment le régime bureaucratique gaspille ces forces, les prive le plus souvent de la possibilité de s’épanouir, les détruit ; il montre comment la société soviétique s’est développée malgré et contre le régime stalinien. Il montre aussi que cet énorme appareil bureaucratique est loin d’être homogène, monolithique, aveugle ; il montre au contraire que, même dans les sommets, aux postes les plus responsables, à côté des fripons, des canailles, des pleutres, des lèche-bottes, il y a des milliers et des milliers d’hommes qui rongent leur frein en silence dont le cœur est plein de fiel contre le régime policier, qui se taisent parce qu’ils ne voient pas ce qu’ils peuvent faire, sauf quelques gestes ou actes furtifs de sympathie aux victimes, quand le Guépéou ne peut les voir.

Une des parties les plus intéressantes du livre est relative à la situation en U.R.S.S. pendant la guerre. Non seulement il est fait table rase de la « prévoyance », et du « génie » staliniens. Non seulement il est donné un tableau émouvant des souffrances des masses soviétiques. Mais Kravchenko qui — c’est un mérite qu’il faut lui accorder — a toujours gardé un contact avec les masses, même lorsqu’il se trouvait au sommet de la pyramide bureaucratique, nous montre ces masses profondément attachées à la cause de la révolution prolétarienne, se sacrifiant non pour Staline mais contre le retour du capitalisme.

Ce livre de grande valeur à titre documentaire nous montre également que chez les nombreux Kravchenko qui se trouvent dans l’appareil stalinien sévit la confusion la plus complète. Il ne comprend rien de ce qui s’est passé. Son explication est des plus vulgaires : la plupart des Russes sont bons, généreux… mais il y a une clique de méchants avec Staline qui a pris le pouvoir et qui fait régner la terreur au moyen du N.K.V.D. Pourquoi cela a-t-il pu se produire ? Ce bureaucrate qui a appris le marxisme à l’école stalinienne se montre incapable de s’en servir pour procéder à une analyse du développement de la société soviétique et, tombant dans le libéralisme petit-bourgeois, il finit par voir le progrès de l’humanité dans l’impérialisme américain.

Kravchenko déclare que les masses soviétiques ont besoin, pour se libérer, d’une aide extérieure et c’est à cette fin qu’il a quitté l’U.R.S.S. Les masses soviétiques ont effectivement besoin d’une aide extérieure pour s’affranchir du joug stalinien, mais cette aide ne peut provenir de l’impérialisme américain qui serait amené à y rétablir le capitalisme avec un régime de dictature qui pourrait faire pâlir celui de Hitler ou de Staline. L’aide qui permettra aux travailleurs soviétiques de détruire la dictature du N.K.V.D., c’est la lutte prolétarienne internationale.

P. F.

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