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Jean Regany : A. Ciliga, Dix ans derrière le rideau de fer (1926-1936)

Article de Jean Regany paru dans La Révolution prolétarienne, n° 43 -344), octobre 1950, p. 30-32

A. CILIGA : Dix ans derrière le rideau de fer (1926-1936).

La librairie Plon réédite un livre paru la première fois en 1938 : « Au pays du mensonge déconcertant ». Mais l’auteur a voulu développer son expérience de la vie de déporté en un deuxième volume : « Sibérie,
terre de l’exil et de l’industrialisation
» (1).

En lisant le premier livre ce n’est pas sans mélancolie – et quelque lassitude aussi – que je retrouvais sous la plume d’un militant communiste étranger –
(né en Istrie (Autriche) en 1898, devenu Italien en 1919, adhérent d’abord au P.S. de Croatie en 1918, puis au P.C. yougoslave en 1919, membre du Bureau balkanique du Komintern par la suite) – les réflexions critiques que de jeunes communistes français faisaient à la même époque sur l’évolution de la politique communiste internationale. Les mêmes expériences que relate l’écrivain américain noir, Richard Wright dans un numéro des « Temps Modernes » (juillet 49) sous le titre : « J’ai essayé d’être communiste ».

C’est dire que son livre représente, pour des militants, ou d’anciens militants politiques, un intérêt humain, pour tant du moins que l’action politique est restée pour eux un cas de conscience et une raison de vivre. Pages sans littérature d’un militant qui s’interroge, et découvre lentement – derrière la façade des expressions révolutionnaires, des actes de foi dans la technique, et des succès dans la collectivisation ou l’industrialisation de l’immense Russie le renforcement « des méthodes capitalistes et bureaucratiques d’exploitation » des masses.

Entré en Russie en 1926, Ciliga milite d’abord dans le P.C. russe avec l’opposition. En 1930, il est arrêté pour trotskisme et condamné à trois ans de réclusion. Et soudain les portes de la liberté s’ouvrent devant lui.

« C’est bien simple : la prison est le seul endroit en Russie soviétique où les gens s’expriment d’une façon plus ou moins sincère et ouverte. »

Plus tard à l’isolateur de Verkhné-Ouralsk il entre à … « la
seule université indépendante de l’U.R.S.S.
» et se demande avec anxiété :

« Où étais-je ? Dans une île de liberté perdue dans l’océan de l’esclavage, ou simplement dans une maison de fous ? »

Le « docteur Anton Antonovitch Ciliga », historien de formation, professeur à l’Université communiste de Léningrad en 1929-1930, est le seul détenu qui ose se déclarer ouvertement adversaire du régime sur les quatre ou cinq cents hommes de la prison de Léningrad où il entre le 21 mai 1930 !

« Si telle était l’attitude des gens en prison, que dire de ceux qui vivaient en liberté ? … »

Souhaitons que ce livre tombe dans les mains de quelque jeune communiste 1950. Quoique rien ne remplace l’expérience directe de la vie ! Cette humanité des prisons soviétiques, au demeurant, atteint rarement à la véritable humanité. Ces opposants qui s’excluent mutuellement, et dont les groupes se subdivisent à l’infini, de sorte qu’on finit par trouver une nuance pour chaque individu, ou presque, – ces victimes qui ne cherchent qu’à se faire réintégrer et y parviennent – ces intellectuels pour qui, trotskistes ou staliniens, la masse reste un instrument une victime nécessaire, incapable de démocratie ouvrière – apparaissent tour à tour grotesques, inconscients, ou criminels.

« Le mythe de la Russie Soviétique – écrit l’auteur dans son avant-propos de 1937 – est le plus tragique malentendu de notre temps… Pendant mes dernières huit années en Russie je me suis pénétré de plus en plus d’esprit critique envers le régime et même envers Trotski, et même envers Lénine… L’expérience a prouvé, j’en suis certain, que tous les moyens ne sont point permis, même au service de la révolution ; les moyens inavouables finissent par compromettre la meilleure des causes. »

A partir de 1932, Ciliga, quitte le groupe trotskiste :

« Trotski, écrit-il, ne veut pas comprendre que les « déviations » et les laideurs contre lesquelles il proteste ne sont que la conséquence logique et inévitable du système tout entier qu’il défend avec acharnement. Trotski est, au fond, le théoricien d’un régime dont Staline est le réalisateur. »

Mais les groupes de l’opposition russe d’extrême gauche avec lesquels il collabore par la suite – toujours en prison – osent s’attaquer à la politique de Lénine. Ces pages, qui avaient été fortement réduites (« à la demande de l’éditeur en 1938 ») respirent un certain pathétique et le militant, froid et obstiné, qui pénètre « sur la pointe des pieds » dans le « Saint des Saints du communisme et de sa propre idéologie », après avoir compris que « Lénine aussi… » a trahi la classe ouvrière laisse enfin parler son cœur et s’abandonne au désespoir et à la solitude…

« Mon âme est solitaire… je porte le deuil de Lénine… »

De Lénine premier responsable de la dictature bonapartiste sur le parti, la classe ouvrière et le pays :

« Je fus anéanti, note Ciliga, lorsque je découvris que les chefs eux-mêmes du parti communiste en avaient pleinement conscience (de cette dictature bonapartiste). Dans son ouvrage « L’Economie de la période de transition » Boukharine formulait en 1920 (p. 115 de l’édition russe) la théorie du bonapartisme « prolétarien » (« le régime personnel »). Et Lénine notait à ce passage ( Recueils de Lénine, Tome XI, édition russe de 1930) : « C’EST VRAI… MAIS LE MOT N’EST PAS A EMPLOYER ». On peut le faire, mais il ne faut pas le dire, c’est tout le Lénine de l’époque où il quitte le prolétariat pour la bureaucratie… »

Ah ! comme de cette terrible déception un « artiste » aurait pu tirer des pages « émouvantes » : tant d’années d’action, toute une jeunesse perdue, et pour finir la prison, les grèves de la faim, la solitude…

Après avoir jeté le portrait de Lénine dans la boîte à ordures, Ciliga écrit simplement – et c’est à quelques lignes près la conclusion de son premier livre :

« … La cellule était sombre. Dehors, il faisait nuit. Les monts Ourals et la steppe étaient plongés dans un sommeil sinistre. Et moi j’avais mal et le cœur lourd. Pendant six mois, il me fut impossible d’ouvrir la bouche, de dire ou d’écrire la moindre chose concernant la politique, mes nouvelles conclusions sur le grand chef révolutionnaire, tant j’étais déprimé, tant je souffrais de me séparer à jamais du mythe tant chéri de Lénine. »


« Sibérie, terre de l’exil et de l’industrialisation« , raconte la découverte de la réalité sibérienne de l’homme russe vivant, de 1933 à 1935, au cours de trois années de déportation, suite « logique » imposée par la Guépéou à ceux qui croyaient être libérés à l’issue de leurs peines « légales ».

« Après mes trois années de sévère isolement dans la prison politique de Verkhné-Ouralsk, où ne vivaient en vase clos que des professionnels de la politique et où au milieu de la discussion la plus intéressante, on avait soudain le sentiment qu’on était totalement en dehors de la vie, je me trouvais tout à coup plongé dans ses contradictions et dans sa dure réalité … »

Sans doute, depuis quinze ans, bien des choses ont changé. Au dire de l’auteur lui-même, dans sa préface de 1949, les prisons et les « détenus politiques » ont disparu et il n’y a plus en Russie que des travaux forcés du droit commun. Mais cette humanité soviétique, nous sommes prêts à l’accueillir, à l’aimer, à la soutenir dans sa lutte silencieuse contre les nouveaux exploiteurs. Ce titre d’un livre de Gorki paru en France vers 1932, « Eux et nous », les ouvriers russes, hélas ! l’appliquent d’une bien différente façon :

« Chez nous il n’y a plus de classes disent-ils avec humour, mais seulement des catégories différentes de citoyens (…) La terre est à « nous » et le blé est à « eux », Bakou est à « nous » et le pétrole à « eux », les usines sont à « nous » et ce qu’elles produisent à « eux » (…) Maintenant nous ne sommes plus des ouvriers mais des patrons. Les ouvriers ce sont Staline, Kaganovitch, Molotov (…) A l’arrivée du Transsibérien, qui ne transportait que des bureaucrates, des spécialistes, les membres de leur famille, le nouveau gratin, les cheminots disaient : « Le train ouvrier est en gare ». Et quand arrivait le train ouvrier, sale, bondé, avec des gens sur les marchepieds, ils disaient solennellement : « le train des patrons est arrivé. »

Cet « amer désenchantement », cette sorte d’humour noir, s’il prouve que les masses soviétiques ne sont pas prosternées devant Staline en une muette adoration, traduit également « l’impossibilité absolue pour la classe ouvrière de mener un combat de masse, son impuissance totale. »

Que sont devenues ces masses – et ces rares individus qui ne renoncent pas à la lutte – après ces années de souffrances nouvelles et la victoire de 1945 ? La peur de la guerre qui hante – au dire de témoins dignes de foi – le peuple américain, pousse-t-elle la pointe empoisonnée de son angoisse au cœur de l’homme russe ? Ou bien la propagande nationaliste menée par les dirigeants a-t-elle fanatisé les jeunes communistes, comme elle avait égaré en 1940 les jeunes Allemands ?

Tous ceux qui refusent l’épithète absurde « d’anti-soviétique » ou « d’anticommuniste » parce qu’ils gardent à l’égard de la Russie d’aujourd’hui la même attitude critique qu’à l’égard de toute autre nation du monde, devraient lire ce livre d’un militant qui parvient, au moins dans « Sibérie », en nous ouvrant, par instant l’esprit et le cœur du vrai peuple soviétique à nous le rendre essentiellement sympathique.


Ces types d’hommes et de femmes russes que l’auteur nous présente, nous n’avons guère d’efforts à faire pour les retrouver chez nous.

Voici l’étudiant soviétique :

« démocratique par son allure extérieure, dédaigneux du peuple par son idéologie, à genoux devant la technique, et sportif par surcroît. Sûr de lui, amoral, prêt à tout… »

Voici l’emplové de chemin de fer débrouillard :

« il achète des denrées et des produits de toutes sortes dans les endroits où ils sont les moins chers, et comme il peut les transporter gratuitement, il les revend dans les régions où ils coûtent le plus cher… »

L’ouvrier moyen, comme le « Français moyen », se désintéresse de la politique :

« Mon ami le forgeron n’éprouvait aucun intérêt pour la politique, dans le sens strict du terme. Il n’était pas du parti, ni aucun des membres de sa famille. Ils étaient loin de vouloir entreprendre quoi que ce soit d’hostile aux communistes, au régime, mais ils leur étaient totalement opposés. Pour eux, les communistes, c’étaient les chefs, les exploiteurs, la police ; le communiste du rang, l’ouvrier communiste y compris, un mouchard qui espionnait ses camarades de travail, ou un imbécile qui voulait imposer un rythme de travail inhumain. Celui qui s’imaginerait que cette attitude de l’ouvrier du rang envers les communistes est un fait exceptionnel et isolé ferait une erreur profonde. Il y a un fossé entre le parti communiste et la masse ouvrière russe. Un jour, à l’improviste le monde entier en aura la révélation et sera surpris de sa profondeur.

» La vie familiale du forgeron était quelque peu patriarcale. Les enfants obéissaient au chef de famille sans discuter. Le fils ainé lui-même remettait l’intégralité de son salaire à sa famille. La femme se tuait à la tâche et avait tous les soucis du ménage. Son unique plaisir, à ce que je vis, consistait à organiser de petits dîners intimes. Le mari ne se refusait pas certains plaisirs et rentrait parfois ivre. Avec sa femme il était tout à la fois rude et attentionné, parfois même tendre… »

En reconnaissant ici la description d’une vie « de famille » propre à bien des foyers français, un sourire vient aux lèvres. Sont-ce là les nouveaux « Barbares » ?

« Malgré toute sa pauvreté et la médiocrité de sa vie, le peuple russe est d’une gaîté et d’une vitalité surprenantes. Quoique je fusse un intellectuel et un étranger (nous ajoutons : un déporté), tout le monde m’acceptait sans me manifester ni embarras ni méfiance. La révolution a appris aux masses à ne pas avoir honte devant les classes supérieures. Le démocratisme des mœurs est l’un des traits caractéristiques de l’expérience soviétique, Et le peuple russe est particulièrement accueillant, particulièrement fraternel envers les étrangers, qu’ils appartiennent ou non à la fédération soviétique. On peut détester le pouvoir et le régime des Soviets, mais quand on a connu le peuple russe, on ne peut pas ne pas l’aimer. »

Non, on ne peut dire du livre de Ciliga qu’il soit nourri d’une haine irraisonnée et de parti pris contre l’U.R.S.S. Poursuivant la réalité, au travers de mille rencontres, il ne cesse de réviser son jugement, de se poser des questions.

« Une de mes rencontres avec les ouvriers de Sibérie fut telle que j’en vins à me poser un véritable cas de conscience : j’en vins à me demander si mon estimation de l’essence sociale de la Russie actuelle n’était pas trop pessimiste. Mes conclusions n’étaient-elles pas trop catégoriques ?

» Il y avait parmi les fonctionnaires locaux de la Guépéou… un jeune tchékiste particulièrement antipathique, avec un vrai visage de dégénéré. Voilà, me disais-je, un descendant des classes déchues qui a trouvé la place qui lui convenait. Ma conviction fut encore renforcée le jour où j’appris qu’il écrivait des pièces de théâtre pour les troupes locales, qu’il faisait des vers, des poèmes lyriques (…) Le hasard, toujours plus capricieux en U.R.S.S. que partout ailleurs, voulut que je fusse reçu un jour dans la maison de ce tchékiste. »

Or, la mère du tchèkiste est une ancienne ouvrière, femme d’ouvrier, « d’esprit large, une femme vraiment intelligente… » Ciliga lui raconte son histoire de déporté « en partie devant tout le monde, mais avec
plus de détails quand nous sommes seuls. » Elle finit par dire :

« Je me demande pourquoi il y a tant de déportés en Sibérie maintenant. Jamais il n’y en eu autant (…) Je ne comprends d’ailleurs pas pourquoi maintenant que nous avons le pouvoir soviétique, le peuple a tant de peine à vivre. Mon mari et moi, en 1905, étions toujours du côté des pauvres, mais leur vie n’est pas meilleure qu’autrefois (…) Quand mon mari est mort, je n’ai pu avoir de pension bien que c’eut été rendu obligatoire par la loi. Je ne l’ai reçue que lorsque mon fils est entré à la Guépéou… J’aurais préféré qu’il restât à l’usine, mais il avait plusieurs camarades à la Guépéou… Ils ont fini par le persuader d’y entrer… »

Et Ciliga termine ainsi le chapitre de son livre intitulé : « Les Maîtres du Pays » :

« Le visage si honnête, si bon, de cette ouvrière qui faisait à un étranger une confession si douloureuse, et le jugement qu’elle portait sur le régime social me firent tout à coup trouver que toutes les clameurs des bonzes du Kremlin étaient pitoyables et vaines, comme étaient ridicules, pitoyables et vains leurs congrès innombrables, leurs résolutions, leurs intrigues, leurs journaux, leur T.S.F. Devant le jugement de l’Histoire, les paroles de cette vieille ouvrière auront plus de poids que tous leurs discours et leurs millions de résolutions « unanimes ».

Mais c’est la vieille génération ! Que penser de la nouvelle, et des enfants, élevés dans cette atmosphère d’hypocrisie, de méfiance, et de « système D » ?

Dans son premier livre, Ciliga note :

« Quant aux enfants, ils étaient avant tout choqués par l’hypocrisie de leurs parents. Ils voulaient qu’on appelât les choses par leur nom. « Nous sommes les maîtres, pourquoi le cacher ? » (…) La phraséologie révolutionnaire leur faisait mal au cœur, ils ne pouvaient souffrir qu’on usât à tort et à travers du mot « prolétariat ». Ces enfants n’allaient qu’à contre-cœur chez les Pionniers et au Komsomol : la plupart d’entre eux ne faisaient même pas partie de ces orgarnisations dont l’activité leur paraissait conventionnelle et ennuyeuse. Un gamin de quinze ans, dont le père, vieux bolchevik et membre du Comité Central exécutif, était l’un des dix personnages les plus importants de Léningrad, me tint ce propos : « Je ne suis ni pour ni contre la révolution, je suis pacifiste ». C’était pourtant un garçon très réfléchi à sa facon, mais il préférait offrir des fleurs à une étoile du théâtre de Léningrad… »

Il s’agissait là d’enfants de hauts fonctionnaires, des « nouveaux riches » et il est intéressant de savoir que ce gamin de 15 ans a aujourd’hui – s’il n’a pas disparu dans la guerre – 40 ans.

Comment réagissent les enfants du peuple ? Ciliga raconte :

« Une petite fille de treize ans dans une famille :

– Aïe, s’écrie-t-elle un soir. Demain il y a catéchisme et je n’ai pas eu le temps d’apprendre ma leçon.

– Comment, on vous donne des leçons d’instruction religieuse à l’école ? m’écriai-je, stupéfait.

(…)

– Le catéchisme, me dit-elle, c’est le surnom que nous avons donné aux leçons de matérialisme historique, du marxisme-léninisme. »

« … L’esprit d’opposition, chez les enfants, revêt un caractère social. Les écoliers soviétiques, à ce qu’il me semble, se sont engoués du banditisme et des bandits romanesques (…) La chanson qui célèbre Maroussia, la femme-bandit et son amant, qui lui trancha la gorge parce qu’elle avait livré le secret de la bande à la Tchéka pour obtenir sa libération, retentit dans toutes les écoles soviétiques en dépit des interdictions et des punitions. »

Ceux de nos camarades qui ont au moins une fois participé aux sorties organisées par les Auberges de Jeunesse retrouveront un écho de leurs joies dans le chapitre « Week-end dans la taïga » dont voici la conclusion :

« Mais, beaucoup plus que ce spectacle fascinant (l’horizon découvert après une ascension), ce qui m’impressionnait quand j’allais à Stolby, c’était la fraternité, l’amitié, la simplicité, la gentillesse de tous. On aurait dit que l’étroit passage de la civilisation contemporaine en Sibérie et à Krasnoiarsk était suffisant pour que l’homme ressentit le besoin, non seulement physique, mais aussi moral, de retrouver le contact avec la nature. Et cela avait un effet surprenant. L’arrivant donnait l’impression d’échapper enfin à l’enfer. Une atmosphère nouvelle enveloppait immédiatement et sans difficulté quiconque accédait à Stolbv. Les conventions tombaient comme sous le coup d’une baguette magique. Les gens se sentaient tous frères. Ce n’étaient plus des loups mais des hommes... »

Après de terribles « querelles avec la Guépéou », grèves de la faim, tentative de suicide, interventions auprès de l’ambassade d’Italie, la maladie, le froid, l’hôpital, enfin, un jour de l’hiver 1935, Ciliga recevra, aux frontières de la Pologne, son passeport des mains d’un tchékiste.

En écrivant son dernier « Adieu Russie, pays cruel et jeune », notre camarade lance un appel à la « Vieille Europe » :

« En descendant les crêtes occidentales de l’Oural je croyais entendre dans la rumeur que font les forêts la prophétie faite en janvier 1918 par le poète Alexandre Blok, dans les « Scythes », complément opportun et puissant des « Douze ».

» C’était un appel désespéré, qu’il adressa à l’Europe pour qu’elle adhère à la Révolution russe, un appel plein de menaces :

« Après les horreurs de la guerre
Voyez nos bras ouverts.
Remettez votre glaive au fourreau
Pendant Qu’il est temps encore.
Jadis camarades, demain nous serons frères

Et c’est pour la dernière fois qu’on te le dit :
Prends garde, vieux monde !
Le barbare trouvère
T’invite pour la dernière fois
Au fraternel festin du travail et de la paix.

(…)

Et si tu me réponds non ! sache que nous aussi
Nous savons ce qu’est la perfidie !
Nous nous disperserons dans les futaies et les forêts

Et nous vous montrerons soudainement
Notre visage asiatique.

(…)

Oui nous sommes des Scythes, oui, nous sommes des Asiates
Et nos yeux sont bridés,
Et nos yeux sont avides,
Avides comme ceux des Vandales et des Goths,
Le jour où ils parvinrent à Rome. »

» J’avais envie de crier à l’Europe, du haut de l’Oural, tout près de Tchéliabinsk où travaille à plein rendement l’usine géante qui construit les chars blindés les plus modernes et les plus grands du monde :

– Vieille Europe aux cheveux gris, vieille femme épuisée, que de surprises tu vas avoir de ces jeunes barbares boréaux, de ces nouveaux Scythes, adorateurs de machines. »

Dans sa préface écrite en 1949, huit ans après les dernières pages de son livre, A. Ciliga donne la conclusion d’un militant qui ne désespère pas :

« Ce n’est pas au nom d’un impérialisme, d’un égoïsme occidental quelconque, ce n’est pas en voulant faire de la Russie une deuxième Allemagne (…) qu’on pourrait combattre avec efficacité l’impérialisme stalinien (…) et détacher de lui le peuple russe, les peuples de l’Asie et les ouvriers de l’Occident… Cela ne peut se faire qu’en se réclamant, au contraire, de l’union du monde sur la base de la fraternité et de l’égalité réelles des peuples, de la solidarité sociale universelle, et la liquidation de tout impérialisme, et en les réalisant. »

Il est bon de relire ces lignes au moment où, même parmi nous, la « guerre des deux blocs » a déjà trouvé ses résignés.

J. REGANY.


(1) Il est regrettable que l’éditeur n’ait pas précisé s’il s’agissait d’une traduction (et son auteur) comme certaines « Notes du traducteur » le laissent penser. Nous n’avons pas ici à nous préoccuper essentiellement de la « forme ». Cependant il faut bien noter – dans le premier livre – certaines maladresses de style dont on se demande s’il ne s’agit pas en réalité de fautes de traduction. La valeur « littéraire » du deuxième volume est bien supérieure.

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