Article d’Ernest Mandel alias Henri Vallin paru dans Quatrième Internationale, n° 46, mars-juin 1949, p. 43-44
Dans « L’Affaire Toulaév » (+), sa dernière œuvre et en même temps le plus mûr de tous ses romans, Victor SERGE traite le même sujet que « le Zéro et l’Infini » de Koestler, mais il le traite avec une compréhension sociale et psychologique supérieure et avec un art humain qui laissent loin derrière lui les constructions schématiques et purement cérébrales de l’auteur du « Yogi et le Commissaire ».
Sa connaissance profonde de toutes les couches de la société soviétique, permet à Serge de reconstruire la trame d’un procès de Moscou avorté, et d’y démêler les mouvements idéologiques et psychologiques fort contradictoires dont il est l’aboutissement. Serge montre côte à côte le bureaucrate arriviste, le vieux révolutionnaire ayant perdu la foi dans la révolution, le petit fonctionnaire de province impuissant dans les fils de la police toute-puissante, le chef du Guépéou pris à son propre jeu, le dirigeant stalinien qui se permet des critiques à la « ligne » et qui sauve sa vie grâce à un caprice du Chef, le jeune ouvrier qui tue un fonctionnaire détesté dans un moment de révolte mais qui se distingue par son extraordinaire vitalité et sa confiance dans l’avenir, propres à toutes les classes jeunes qui montent. Tous ces types portent dans l’histoire réelle de l’URSS des noms historiques et ils retracent le destin véritable de la révolution russe. Aussi faut-il savoir gré à Victor Serge d’avoir montré tous les aspects de la vie soviétique et d’avoir, seul parmi tous les romanciers qui traitent de la question des procès de Moscou, dressé une image magnifique d’un de ceux qui n’avouèrent point mais qui, comme les milliers de bolchéviks-léninistes, préféraient mourir en silence pour lutter jusqu’à leur dernier souffle contre la dictature bureaucratique.
C’est un livre à lire – et il se lit passionnément – par tous ceux qui veulent sentir et comprendre humainement la société soviétique d’aujourd’hui. Aussi ne craignons-nous pas de dire qu’il est le plus « trotskyste », c’est-à-dire le plus communiste de toutes les dernières œuvres du grand écrivain. Son invraisemblable dernière lettre à Malraux, dans laquelle il semble approuver le RPF, n’en reste que plus illogique, en contradiction totale avec l’œuvre de toute sa vie que ce roman vient dignement couronner.
H. V.
(+) Editions du Seuil, Paris