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Le vertige – d’Evguenia S. Guinzbourg (Seuil)

Article paru dans Informations Correspondance Ouvrières, n° 71, mai 1968, p. 21-24

Quelques romans ont essayé depuis longtemps de percer le mystère physique et psychologique des « procès de Moscou » : L’Affaire Toulaev, de Victor Serge,
Le Zéro et l’Infini de Koestler,
plus récemment : Une journée d’Ivan Denissovitch de Soljenitsyne fut publié en Russie au moment du dégel, à la suite de quoi, et d’une seconde nouvelle : La Maison de Matriona, Soljenitsyne fut plus ou moins mis à l’index.

Le Vertige d’E. Guinzbourg qui a paru à Milan en Janvier 67 puis à Paris aux éditions du Seuil, est le témoignage direct d’une victime, écrit avec simplicité et sensibilité. Cette victime avait cherché « le sens de la vie », c’était une « une femme à la fleur de l’âge ». Son livre jette une lumière indéniable sur les monstruosités, sur l’imposture du système stalinien. Professeur et journaliste à Kazan, membre du parti, exclue et privée de travail sous le prétexte qu’elle avait dans la presse du parti en collaboration avec un historien à qui le régime reprochait des « erreurs » touchant la théorie de la révolution permanente, elle fut arrêtée en 37 puis condamnée, malgré l’absence de tous aveux, à dix ans de prison comme « moralement et légalement responsable » de la mort de Kirov assassiné à Léningrad le premier décembre 34 ; c’était là la peine maximum après la peine de mort. Elle eut « la chance de survivre jusqu’aux 20e et 22e congrès du parti ».

« En 1937, quand commença mon calvaire, je n’avais guère plus de trente ans ; j’ai dépassé depuis longtemps la cinquantaine. 18 ans de cette période, je les ai passées là-bas. Les sentiments et les pensées les plus variés m’ont tourmentée pendant ces années, mais ce qui dominait était une sensation de stupeur. Il me semblait que tout était absurde… J’ai essayé d’imprimer quelque chose dans ma mémoire en espérant pouvoir un jour tout raconter à des personnes honnêtes, à de vrais communistes, qui, certainement, tôt ou tard, voudraient m’écouter… Je pensais quo vers 1980 lorsque mon petit-fils aurait 20 ans, tout cela serait assez vieux pour être porté à la connaissance de tous ; mais pas avant… Je me réjouis de m’être trompée… Dès maintenant nous pouvons raconter ce qui a été… »

E. Guinzbourg se trompait sur ce point, son livre n’a pas reçu l’imprimatur en URSS.

On ne connaît généralement que les grands procès de Moscou ; mais d’innombrables procès obscurs frappèrent à tous les échelons de la hiérarchie bureaucratique et hors du parti, de simples paysans et ouvriers ; il y eut aussi toutes les liquidations sans procès, où les condamnés étaient simplement « informés de leur peine après des « séances spéciales » du Commissariat d’arrondissement ».

Bien des aspects de cette répression s’éclairent dans ce récit de prisons et de camps : l’extorsion des aveux, la fabrication des témoins à charge, l’aliénation des consciences…

Avec l’auteur, on employa la méthode « du sucre et du bâton » puis celle de l’interrogatoire ininterrompu, subi debout, « la torture du sommeil », les enquêteurs se relayant ; on fabriqua des témoins à charge même parmi les collaborateurs et amis de l’accusée. A partir de juin 37, « les nuits de la Boutyrka » (la Boutyrka est une prison de Moscou) remplacèrent la « chaîne » : la torture physique fut systématiquement employée pour arracher des aveux aux accusés.

« Tout un étage d’une aile de la Boutyrka, sans aucun doute équipé des moyens de torture les plus modernes, était réservé aux interrogatoires nocturnes. Clara (communiste allemande) qui avait connu les prisons de la Gestapo, soutenait que les instruments utilisés avaient été importés d’Allemagne… Aux hurlements des torturés s’ajoutaient les cris et les jurons des bourreaux… Toute la nuit jusqu’à trois heures… Je vois comme du dedans les victimes sanglantes, déchirées, sortir en titubant des chambres de tortures. On doit porter quelques unes d’entre elles. Je vois les enquêteurs qui rangent leurs papiers sur leurs bureaux. »

Le collège militaire qui jugeait Evguenia Guinzbourg siégeait à la prison Lefortova. Elle attendait la peine de mort « au nom de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques », elle fut condamnée à 10 ans.

« Ici, à la Léfortova, les détenus abandonnent tout espoir. C’est le Septième cercle de l’Enfer ; la Mort seule l’habite. Je n’ai qu’ un souhait : m’éloigner de ce voisinage menaçant… Un « corbeau noir » (le panier à salade) attend… La voiture démarre… La Mort qui me suivait pas à pas depuis deux jours, s’éloigne. J’appartiens encore au monde des vivants.

Et c’est alors, délivrée de dette terreur, que je perds le contrôle de mes nerfs. J’ai beau me répéter les vers de Pasternak « Les travaux forcés ! quelle bénédiction ! » ils ne me réconfortent plus. Un nœud me serre la gorge, je trépigne, j’éclate en sanglots. L’indignation me submerge ».

Ce jour-là, à la prison Lefortova, on avait liquidé 70 personnes.

E. Guinzbourg partagea la prison avec de nombreuses communistes étrangères : italiennes allemandes, polonaises, lettones, chinoises,… ou appartenant à des minorités nationales de l’URSS.

« Je suis tatare, dit Rimma : il leur a été plus aisé de m’inclure dans le groupe des nationalistes bourgeois… Les trotskystes démasqués dépassaient largement le quota prévu et, malgré l’arrestation de nombreux écrivains tatares, le nombre des nationalistes emprisonnés était encore inférieur au quota ».

« La cynique Rimma avait complètement capitulé dès le premier interrogatoire. Elle avait sacrifié bon nombre d’intellectuels tatares et des cadres du parti de l’université en échange d’un traitement moins dur. Une de ses victimes était son mari même ».

qui fut condamné à mort. Autre cas typique de témoins à charge : Evguenia Podolskaïa :

« Quand on l’avait convoquée au NKVD, Evguenia ne s’était pas effrayée. Elle pensait qu’on voulait lui confier, étant donné son ancienneté au parti, quelque tâche difficile. Et c’est bien ce qui lui sembla. L’enquêteur lui demanda d’abord si elle était prête à exécuter pour le parti un travail dur et dangereux… sa réponse positive, on lui communique qu’elle devrait provisoirement et pour une courte durée, se laisser emprisonner… sa tâche consistait à apposer sa signature au bas de procès-verbaux qui décrivaient les actions iniques d’un groupe contre-révolutionnaire ; pour donner plus de vraisemblance à la chose, il fallait déclarer qu’elle aussi appartenait au groupe en question :
– signer ce que je ne sais pas ?
– Comment ? Vous n’avez pas confiance dans le NKVD ? Nous savons avec certitude que ce groupe a commis des délits monstrueux. Il nous faut seulement la signature de la camarade Podolskaïa pour donner valeur juridique à l’affaire. Il y a d’ailleurs toute une série de considérations qu’il n’est pas nécessaire d’exposer à un membre de la base du parti, si du moins ce dernier est vraiment prêt à remplir une mission dangereuse.

« Evguenia peu à peu se laissa persuader par ces raisonnements tortueux. On lui donna une plume, et elle se mit à signer. Pendant la journée, on la gardait enfermée dans une cellule commune ; pendant la nuit, on venait la chercher ; une fois qu’ elle avait signé, on lui offrait un bon repas et on la laissait dormir sur un divan.

« Un jour, lors d’une de ces séances, Evguenia se trouva devant un enquêteur qu’ elle n’ avait jamais rencontré auparavant. Ce dernier la regardant ironiquement, lui dit : « à présent, ma chère, vous serez fusillée… » Son témoignage avait été fondamental pour « envoyer dans l’au-delà » un groupe d’au moins 25 personnes ».

Le trouble moral d’une jeune komsomol dans l’histoire de bagues de l’actrice allemande Karola Hentschke lors d’une fouille à la Boutyrka est un autre exemple qui montre combien la conscience elle-même, et non seulement la personne physique peut être prisonnière de l’Etat, du parti, de la doctrine.

« Vous êtes membre du parti, n’est-ce pas camarade ? Ne vous étonnez pas que je vous pose cette question… Je ne sais comment me conduire. Regardez : cette allemande a caché dans ses cheveux quelques petits objets en or. Dois-je le dire à la gardienne ? Je ne sais que faire. D’une part, j’ai horreur de la délation ; mais de l’autre,nous sommes dans une prison soviétique et cette femme est peut être une ennemie…
— Vous voulez que je vous donne un conseil, Katioucha ?… Puisque nous sommes nues aussi bien au sens figuré qu’au sens propre du mot, je pense que le mieux est de nous laisser guider par ce qu’on appelle conventionnellement la conscience ; or votre conscience vous dit que la délation est une infamie, n’est ce pas ? »

Jusqu’à quel point cette conscience peut être aliénée, le cas d’Olga recluse dans l’infect isolateur sans air ni soleil de Iaroslavl nous le montre.Voici les vers qu’avant sa déportation à Kolyma elle écrivit à Staline :

« Staline ô mon soleil d’or,
Même si la mort m’attendait,
Je veux, comme un pétale tombé,
Mourir sur la route de ma patrie… »

En Mars 39, Staline liquida le grand inquisiteur Iégov : « le négrier a accompli son devoir, le négrier peut s’en aller ». Guinzbourg, de sa prison de Iaroslavl dédie ces vers au « favori du peuple « (tel était son titre officiel) :

« Les bandits de l’histoire peuvent te célébrer,
Les yeux baissés. Devant, Thiers
Est un humaniste, Gallifet un cœur tendre.
Voici que le destin se venge,
Et que la fin
Au détour du Capitole,
Surgit. »

La chute de Iéjov se répercuta à tous les échelons de l’appareil policier et pénitentiaire ; des enquêteurs, des directeurs de prisons, etc. furent eux.- mêmes condamnés. Les prisonniers réglèrent parfois leur compte aux policiers au NKVD qui tombaient dans les camps. C’est la règle de toutes les prisons du monde, visage de la barbarie du système social. Avec Beria, les rigueurs et la cruauté de la répression ne firent que s’accentuer. A côté des camps staliniens, la Maison des Morts de Dostoïevsky n’est q’une faible image de l’enfer. Les bagnes communistes ne sont qu’ une continuation monstrueuse des bagnes capitalistes.

Nulle part dans ce document, nous ne voyons qu’E. Guinzbourg soit « fidèle au système » (Spiegel) qu’elle ait conservé dans les camps « foi dans le parti » (Unita). Loin de couvrir d’opprobres, de condamner et de haïr ses compagnes de douleur, adversaire du PC, elle les voit du même œil, sensible et lucide que n’importe qui. La socialiste-révolutionnaire Derkovskaïa, l’adventiste du Septième Jour Lydia Gueorguevna, les paysannes croyantes de Voronèje, etc. ont sa sympathie, quelquefois son admiration.

« Je suis couchée sur le lit de camp, au milieu de la cellule, les yeux ouverts, et voici que m’envahissent les pensées les plus hérétiques : elle est bien fragile la limite qui sépare l’esprit de principes le plus droit de l’intolérance la plus obtuse ; toute idéologie est relative ; ce qui est absolu, ce sont les tourments que les hommes s’infligent les uns aux autres ».

E. Guinzbourg reste non imprimée en Russie, comme le confirme le récent discours de Grigori Svirski à Moscou (Monde, 28-29 avril), de même que reste pourchassé le thème des camps et tout ce qui vise le culte de la personnalité. Aux écrivains critiques, à ceux qui voudraient dire la vérité dont ils sont porteurs, on conseille « d’attendre un meilleur moment ». Mais Zakroutkine, Tchouev, et autres, s’impriment à d’énormes tirages : « Ne touche pas à Staline » dit le héros positif de Zakroutkine dans la Création du Monde. Et Tchouev répand ses vers dans lesquels cette pensée principale sert de refrain : « Replacez Staline sur son piédestal ! ».

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