Article de Nicole T. paru dans Le Monde libertaire, n° 865, 2 au 8 avril 1992
Un film, écrit Laura L. dans le Monde libertaire du 27 février (n° 860), doit dire « sa vérité toute intérieure ». « Il n’y a d’événements que dans et par le récit », ajoute-t-elle. Elle évoque ainsi pour « Ciné sélection » le très long métrage (4 heures) de Bertrand Tavernier et Patrick Rotman sur la guerre d’Algérie, La Guerre sans nom. Le film, selon elle, manque de réflexion, et la France y « trouve son consensus ». Ici Nicole T. pense au contraire qu’il mérite d’être vu. « Sans y chercher une œuvre d’art, mais… plutôt un témoignage et un outil d’enseignements ».
A voir, donc.
LAURA L. reproche deux choses au film : 1) de « confisquer la force algérienne de l’Histoire » et de donner la France « pour seule martyre de cette guerre » ; 2) de participer d’une forme de cinéma « fondée sur le voyeurisme et donnant de l’émotion au détriment de la réflexion ». Peut-on sérieusement parler de « voyeurisme » pour un film qui choisit délibérément de faire entendre des hommes (l’image ne vient là qu’accompagner des paroles) plutôt que de nous montrer des armes, du sang et de la violence dont le sujet regorge pourtant ? Faut-il, pour trouver matière à réflexion, que celle-ci nous soit servie sous forme de discours indiquant explicitement dans quel sens il convient de penser ? la force de ce film est au contraire dans le fait qu’il donne à voir et a réfléchir à qui veut regarder et penser par lui-même.
On découvre à travers ce film un aspect de l’horreur de la guerre sur laquelle on s’attarde en général assez peu : on y voit comment elle blesse – moralement bien plus encore que physiquement – les hommes qui l’ont faite, quand elle ne détruit pas leur équilibre psychologique. Trente ans après, ces blessures sont encore à vif. Tous, qu’ils l’aient faite contre leurs convictions ou sans état d’âme, finissent par dire que la guerre est une chose affreuse. Les propos de ces soldats, qui n’ont rien d’anti-militaristes convaincus, témoignent contre la guerre mieux que tout discours pacifiste de principe. Ne serait-ce que pour cela, il faut inviter les générations susceptibles un jour de porter les armes à voir ce film.
On voit aussi très bien comment la guerre prend l’individu dans un engrenage qui ne lui laisse pratiquement aucune marge de résistance. Les soldats, une fois dispersés dans leurs camps respectifs, deviennent prisonniers de la logique guerrière, qui consiste à tuer pour se défendre. Le film nous permet d’ailleurs, sur ce point, de mesurer combien le rôle du PC a été crapuleux. Son caractère de forte canalisatrice de la dissidence au profit de l’ordre régnant saute aux yeux Les hommes militants ou proches du PC, que l’on voit dans ce film, manifestaient un sens de la solidarité qui aurait pu, on le sent, les amener à refuser de partir faire cette guerre si un mouvement collectif s’était dessiné dans ce sens. Mais ils ont consulté leur parti, qui leur a dit que leur place était parmi les soldats. Et qui a voté les pouvoirs spéciaux au gouvernement pour lui permettre de « pacifier » le pays ? Ainsi faisant, il a livré pieds et poings liés ces hommes dans l’engrenage de la guerre, auquel, on le constate bien dans le film, il n’y avait moyen d’échapper que collectivement et avant le départ. Il s’agit la d’un des épisodes les plus tragiques de la triste farce qu’a constitué un demi-siècle d’hégémonie du PC sur le monde.
Rien ne sert pourtant, comme on le fait volontiers dans les milieux pacifistes, de liquider le problème en se désolidarisant de celui qui n’a pas su déserter ou retourner ses armes contre ses généraux : cela relève d’un culte de l’héroïsme politiquement stérile, car contribuant à sa manière à enfermer dans le silence de la culpabilité les hommes les plus « propres » de cette guerre, ceux qui ont souffert de leur puissance et eu honte de ce qu’ils ont été amener à faire ou à voir, et qui se sont, après coup, reproché d’avoir manqué de courage. La culpabilité engendre le silence et étouffe la révolte, entravant la réflexion collective et favorisant du coup l’amnésie sur les véritables responsabilités. Amnésie qui permet, par exemple, que vingt ans plus tard, le ministre de l’Intérieur de l’époque règne une décennie durant à la tète de l’Etat en cultivant une image humaniste… Amnésie aussi qui entretient la bonne santé de la fierté nationale. En recherchant et en montrant ces témoignages, Tavernier et Rotman invitent à cette réflexion collective indispensable, qui peut être aussi un moyen pour ces hommes de commencer à guérir.
Je voudrais enfin revenir sur le point de la critique formulée dans l’article en question. S’il est vrai que l’on ne voit les Algériens qu’a travers les yeux des soldats français dans ce film, cela ne fait pas pour autant de la France « le seul martyr de celle guerre » – il supposer que Tavernier et Rotman aient confondu les ouvriers et paysans qui l’ont faite avec « la France » et montré non pas des hommes pris dans des contraintes et des contradictions, mais des martyrs… L’auteur de renâcle reprocherait-elle en fait implicitement aux cinéastes de n’avoir pas centré leur film sur la « lutte héroïque du peuple algérien pour sa libération nationale » ? C’est pourtant là, à mes yeux, un de ses mérites. D’une part parce qu’il évite d’offrir au spectateur un héros de substitution qui le dispenserait de réfléchir à l’histoire de sa propre société, celle sur laquelle il lui est possible concrètement d’agir. D’autre part parce que l’histoire héroïque de la « libération » de l’Algérie a rétrospectivement de quoi faire grincer des dents. Le fait qu’elle n’ait, pu obtenir sa décolonisation qu’au prix d’une guerre a été aussi pour l’Algérie un drame : c’est cette guerre qui a permis la constitution d’une armée solide qui donnera naissance ensuite à la nouvelle classe dirigeante algérienne, laquelle étouffera les quelques initiatives autogestionnaires nées pendant le vide institutionnel du début, se proclamera héritière de la « révolution » – qui n’était en fait rien de plus qu’une guerre victorieuse – et, forte de cette légitimité, s’appropriera la tache de forger l’Algérie « libérée » sous le régime du parti unique, barrant la route pendant trente ans à la constitution de forces autonomes et à la confrontation des idées au sein de la société. Le fait que l’armée soit aujourd’hui encore le seul recours des « démocrates » contre la poussée de l’intégrisme s’inscrit malheureusement dans la continuité.
J’espère que ces lignes auront convaincu le lecteur du Monde libertaire qu’il faut aller voir et emmener voir La Guerre sans nom, sans y chercher une œuvre d’art mais bien plutôt un témoignage et un outil de réflexion sur un morceau de notre histoire terrible mais plein d’enseignement, qui est aussi un morceau de notre réalité dans la mesure où il est là, fortement vivant malgré les apparences, dans la tête d’hommes que nous côtoyons tous les jours.
Nicole T.