Article de Monique Gadant paru dans les Cahiers du féminisme, n° 61, été 1992, p. 38-39
les Femmes algériennes dans la guerre
de Djamila Amrane
Trente ans après la fin de la guerre de libération, ce travail important d’une historienne, qui fut elle-même une de ces femmes dans la guerre, nous donne à voir ce que fut cette participation.
Ce livre est le fruit d’une thèse qui a été légèrement modifiée pour la publication. On ne pouvait, en particulier, donner à lire les longues interviews (dont le livre présente des extraits) des quelque soixante-dix anciennes combattantes (moudjahidates) avec lesquelles D. Amrane s’est entretenue de leurs luttes, de leurs espoirs.
Le livre commence par une description du milieu féminin avant la guerre de libération et des débuts de la participation des femmes à la vie politique dans le cadre des partis (les premières organisations nationaliste et communiste). Encore les femmes y furent-elles très peu nombreuses et peu préparées à la lutte qui les attendait.
Pour la majorité des femmes, avant 1954, la seule valorisation reste la famille et le mariage, conséquence de l’extrême misère. La masse des femmes est analphabète et très peu travaillent ou, lorsque c’est le cas, elles exercent des emplois très durs. Pourtant, ces femmes mariées jeunes, souvent chargées d’enfants, paysannes, citadines, vont faire preuve d’un immense courage, que l’organisation combattante les ait sollicitées ou bien, souvent, qu’elles aient voulu elles-mêmes cet engagement.
On ne saurait trop louer ce livre de nous faire entendre, enfin, après tant de discours convenus et officiels, leur parole. Avec quelle pudeur elles racontent ce qui est à peine racontable : l’affrontement avec la douleur et la mort, avec le danger. Par le biais des interviews, la vie des maquis, les multiples tâches des femmes dans la guérilla urbaine (ravitaillement, hébergement, agents de liaison, transport d’armes) nous sont restituées. On pense : « Voilà ce dont ces femmes étaient capables ! »
L’après-guerre n’a pas été à la hauteur des espérances. Presque toutes tiennent un discours désenchanté. Pour presque toutes, c’est le désengagement politique (sauf quelques-unes qui vont exercer des responsabilités dans l’officielle UNFA), la vie de famille, le travail. C’est que les espérances étaient vagues et dépassaient rarement l’objectif de l’indépendance, le patriotisme, qu’accompagnaient des rêves de justice :
« L’indépendance, pour moi, c’est être libre, écraser le colonialisme et le fascisme, c’est avoir des crèches, des écoles, plein de choses… » « L’indépendance, pour moi. c’est la justice sociale qui est essentielle… »
« L’indépendance, ce n’était pas quelque chose de précis… c’était le paradis, un univers paradisiaque où tout serait facile. » « J’ai combattu pour l’indépendance, je n’avais pas d’autre idée en tête. Moi, je suis une femme. J’ai pensé, après, ce sont les hommes qui vont prendre la relève, ils savent ce qu’il faut faire pour le pays indépendant. » (p. 270 et sq.)
Les femmes demandent, ou espèrent, pour elles une aide sociale. Il n’y a pas de demande expresse d’égalité avec les hommes, pas de questions posées sur l’avenir des institutions familiales, politiques (égalité dans le mariage, représentation politique).
C’est la France qui, en 1958, en pleine guerre, modifie par décret le Statut personnel dans un sens favorable aux femmes. Opération politique, bien sûr. Le FLN réagit violemment en arguant d’une atteinte à l’Islam. Mais il bloque par cet argument, comme il le fera par la suite, toute revendication. Toute demande d’émancipation ne peut plus alors apparaître que comme une trahison (1).
Les femmes interrogées par D. Amrane ne soulèvent pas ce problème. Seules deux citadines ont tenté, au maquis, de faire comprendre à des paysans que leur rapport aux femmes est trop dur, trop autoritaire. Elles ne sont visiblement pas comprises. Mais il semble que cette intervention de leur part est moins le fait d’une conscience « féministe » que le fait d’une lutte contre des « archaïsmes ».
Globalement, on a donc l’impression que les femmes ne se sont pas retirées du champ politique mais plutôt qu’elles ne s’y sont jamais investies. Pourtant, bien des problèmes se sont posés pendant la guerre. Il n’est que de lire les livres écrits par des hommes sur ces sept années, par exemple ceux de M. Harbi, pour s’en rendre compte. Problèmes portant sur les rapports entre l’ « intérieur » et l’ « extérieur », sur les rapports entre l’ALN et le GPRA, sur les luttes entre responsables, sur le contenu de l’indépendance et des accords d’Evian. Questions aussi sur le pluripartisme : quel devrait être le sort des partis politiques après la guerre?
Il est difficile de croire que toutes les femmes, même si on ne prend que les soixante-dix femmes interviewées, aient traversé la guerre sans se poser sur aucun de ces points aucune question. Pour ne rien dire de leur propre sort de femmes. M. Harbi avance (2) que la majorité des femmes qui étaient dans les maquis ont été renvoyées aux frontières, en Tunisie, dès le début de la guerre (1957-1958), à cause de leurs aspirations égalitaires avec les hommes qui était considéré comme le fait d’avoir des mœurs légères (sic), qu’elles ont été enfermées pour apprendre la couture ou mariées à des officiers de l’ALN à Tunis. D. Amrane ne semble moins réfuter cette thèse que refuser de la prendre en considération.
Il me semble que le défaut de ce livre est de parler des femmes uniquement en tant qu’héroïnes patriotes, animées par des sentiments consensuels de fraternité et de solidarité. Ce qui existait sans aucun doute, mais pas seulement. Les hommes, au maquis ou dans les prisons, se sont affrontés sur des questions politiques. Pas les femmes ? Pourtant, parmi les prisonnières, certaines venaient du Parti communiste algérien (PCA), lequel avait refusé, après le Congrès de la Soummam (1956), de se dissoudre comme le FLN le demandait à tous les partis. Il avait accepté que ses militants rentrent dans le FLN-ALN à titre individuel tout en maintenant un embryon d’organisation. Ceci après des accords passés entre PCA et FLN et après l’échec d’une tentative de lutte année qui aurait permis au PCA de garder son autonomie dans le cadre d’un front. La plupart des anciens militants du PCA, hommes et femmes, sont sortis des prisons convaincus des « erreurs » du PCA, de l’inanité de chercher à imposer, en 1962, d’autres partis que le FLN. Bref, on aurait aimé connaître le rapport réel des femmes à la politique et les voir moins embaumées, héroïnisées : vivantes, parties plus ou moins prenantes dans des conflits.
Monique Gadant
(*) Préface de P. Vidal-Naquet, Éditions Plon, 1991, 298 pages, 140 F.
(1) On se demande si Mohamed Boudiaf est toujours sur la même position. Interrogé par Algérie Actualité n° 1384, 22-29 avril 1992, sur le rôle de la femme dans la société actuelle, il répond : « Une société où la femme n’évolue pas est une société figée (…) Ceci dit, je suis contre l’imitation des étrangers, et pour le respect des traditions de la société. »
(2) « Les femmes dans la révolution algérienne » interview de M. Harbi, in les Révoltes logiques n° 11, hiver 1979-1980.