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Mikhalis Raptis : L’Opium des intellectuels de R. Aron

Article de Mikhalis Raptis dit Michel Pablo paru dans Quatrième Internationale, 13e année, Vol. 13, nos 7-10, octobre 1955, p. 62

Après la philosophie, voici la sociologie « scientifique » qu’on enseigne en Sorbonne, armée de logique cartésienne solide et de keynesisme à fortes doses. Ayant en 1946 jugé « le parlementarisme tel que le pratique la France » « inadapté à la guerre froide, à la dissidence communiste, aux exigences d’une économie à moitié dirigée » et choisi le R.P.F., Mr. Aron réduit maintenant en poussière les « mythes » de la « gauche », de la « révolution », du « prolétariat » et s’efforce de désintoxiquer les intellectuels de l’opium de toutes les Églises, surtout de celle du marxisme. Du reste, peut-on maintenant accuser le R.P.F. d’avoir été une formation d’extrême-droite, presque fascisante ?

Mr. Aron n’aime pas les prestidigitations d’une telle « dialectique ». Il ne connaît que les antithèses bien carrées, clairement définies, entre lesquelles la réalité place, dit-il, toute une série de phénomènes bizarres, qui tiennent à la fois de la gauche et de la droite, de nature éclectique, indéfinissable. L’hitlérisme, se demande-t-il, était-il vraiment un régime de droite, le « bolchevisme » un régime de gauche ? Sa réponse est un exemple de la vraie science sociologique, opposée à la « pseudo-science » du marxisme :

« Le national-socialisme est devenu de moins en moins conservateur au fur et à mesure que son règne se prolongeait ».

A la fin de son évolution — étudiée sans rapport avec les conditions intérieures et internationales, d’une manière tout à fait formelle, phénoménologique — Mr. Aron ne devait plus le distinguer du « bolchevisme ».

« Droite et gauche ou pseudo-droite fasciste et pseudo-gauche communiste ne se rejoignent-elles pas dans le totalitarisme ? »

Il faudrait citer des « pensées », des réflexions non moins profondes et caractéristiques de la « science » professorale, comme celles sur la révolution permanente (p. 58), le prolétariat (p. 79) et son salaire (p.86), la dialectique (p. 194), etc. qui illustrent la manière de procéder de Mr. Aron aussi bien en logique, qu’en sociologie ou en économie. En logique, il évolue entre antithèses absolues et notions intermédiaires, où les contraires cohabitent juxtaposés sans unité décisive à chaque moment dans un sens ou l’autre, et où le moment dialectique est remplacé par la notion cartésienne d’une évolution graduelle accumulant l’un sur l’autre les éléments du passé.

En sociologie, Mr. Aron fait abstraction aussi bien de la lutte de classe que de la nature de classe de chaque phénomène. Ce qui lui permet d’abolir les distinctions qualitatives entre phénomènes politiques et sociaux, qu’il compare et assimile par leurs seules ressemblances extérieures. Quant à son économie, elle est toute nourrie de « science » keynesienne et rayonne de l’euphorie actuelle des affaires aux États-Unis (exemple du capitalisme bien faisant), dans les pays scandinaves et même en France (pourvu, il est vrai, qu’elle ne perde pas son empire). Même Mr. Aron est capable, dans un tel cas, de constater que certains bienfaits d’ordre économique et politique actuels tiennent pour l’essentiel à la surexploitation des colonies.

Mr. Aron se demande où est le prolétariat, ce que pourrait être cette « mystification » du prolétariat et de la révolution. Donnons-lui l’adresse : le prolétariat concret de la France est à l’heure actuelle à Saint-Nazaire et Nantes : il hante les bourgeois de ces villes et de tout le pays avec le chant de l’Internationale qu’il n’a pas oublié. La réalité statistiquement constatée par des services officiels étant toujours que, dans un pays comme la France, 50 % des ouvriers gagnent moins de 30.000 francs par mois. Certains journaux veulent actuellement aiguiser le sens « national » de leur public en affirmant que la perte de l’Afrique du Nord ferait descendre d’au moins de 30 % le niveau de vie de la population de la métropole. Pensez, Mr. Aron, aux perspectives d’un capitalisme sans colonies ! Vous auriez vraiment envie de demander ce que fait donc ce R.P.F.

Mr. Aron produit quelques effets faciles en chargeant le marxisme et le bolchevisme de tous les crimes et de toutes les stupidités de la bureaucratie soviétique et du stalinisme. Sa « science » pénétrante là aussi n’enfonce que des portes ouvertes, tout en démontrant son caractère phénoménologiste superficiel, et son ignorance de la critique approfondie, scientifique du stalinisme que fait le marxisme révolutionnaire lui-même.

Blasé et sceptique, Mr. Aron ne prépare pas une jeunesse ardente, optimiste et combattive, à l’échelle de notre temps. Y a-t-il un dissolvant plus pernicieux que de tels livres, que de tels éducateurs ?

M. P.


(*) Calmann-Lévy éditeurs. Paris 1955

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