Article de Claude Devence paru dans Nouvelle Gauche-Tribune étudiante, 2e année, n° 22, 25 février au 10 mars 1957, p. 1 et 7
LE 2 FEVRIER, entre 15 h. et 17 h., les ouvriers français, italiens, portugais et espagnols du chantier Perignan, à Vitry-sur-Seine, sous l’impulsion d’une militant Nouvelle Gauche, débrayaient unanimement. De quoi s’agissait-il ? D’une revendication de salaires ? D’une protestation contre les conditions de travail ? Non pas, c’était un acte remarquable de solidarité envers les camarades algériens en grève. En délégation, les ouvriers se rendirent à la Mairie de Vitry pout y déposer une motion réclamant la paix en Algérie et approuvant la grève de 8 jours faite à l’unanimité par leurs camarades algériens. Une collecte fut effectuée sur le chantier pour leur venir en aide.
Devant la volonté d’action de l’ensemble des travailleurs, la directeur du chantier n’a pris aucune sanction à l’égard des grévistes et aucun licenciement n’a eu lieu. Mieux que cela, ayant dû remplacer leurs camarades algériens dans les travaux qu’ils exécutaient, les ouvriers du chantier se sont rendu compte que c’étaient les plus durs et ils ont exigé de la direction qu’elle embauche désormais des travailleurs supplémentaires pour effectuer le travail.
ON aimerait pouvoir citer d’autres exemples d’une telle solidarité ouvrière internationale. Il faut constater cependant qu’ils sont rares. Le racisme a gagné jusqu’à la classe ouvrière et bien des travailleurs se livrent à des brimades faciles envers leurs camarades algériens, au lieu d’employer leur force contre un adversaire à leur mesure : le patron.
Les organisations se réclament de la classe ouvrière, soit en appuyant la guerre d’Algérie, soit en contemplant la lutte du peuple algérien sans jamais appeler les travailleurs français à entrer eux aussi à l’action contre leur ennemi commun, portent la plus lourde responsabilité dans cet état d’esprit.
Car l’absence de solidarité ouvrière envers les Algériens a gravement contribué à changer le caractère du conflit.
Il faut bien se rappeler que la lutte des Algériens est avant tout UNE LUTTE CONTRE LE COLONIALISME avant d’être une lutte contre la France et dans cette lutte les Algériens étaient en droit d’attendre l’appui des travailleurs français en Algérie comme dans la métropole.
Ce n’est que dans la mesure où elle joue activement que la lutte garde son sens véritable et qu’elle ne recourt pas à certains moyens désespérés. Mais si les travailleurs français restent indifférents ou même font cause commune avec leurs exploiteurs contre leurs camarades algériens, alors, la lutte devient raciste d’abord, totale enfin.
L’extension d’un terrorisme aveugle contre les Européens est la manifestation sanglante de cette évolution. Le développement du terrorisme c’est le développement de l’idée chez les Algériens qu’il n’existe plus (en Algérie tout au moins) de Français qui puissent être considérés comme alliés ou même comme neutres ; les musulmans eux-mêmes qui ne prennent pas parti sont des traîtres.
Quand un Algérien lance une bombe dans un café ou dans un stade, s’il ne se soucie pas des réactions de l’opinion française, C’EST QU’IL A RENONCE A LA GAGNER A SA CAUSE.
Chaque bombe est la preuve sanglante que de plus en plus d’Algériens ont perdu confiance dans les Français qui auraient dû appuyer leur lutte.
LE TERRORISME nous apporte la démonstration effroyable que le gouvernement nous entraîne non pas dans une simple opération de police ou de « pacification » mais dans une guerre de plus en plus impitoyable. Une telle évolution est dramatique. Le terrorisme lui-même conséquence de la répression et des méthodes du gouvernement qui refuse aux Algériens tout moyen d’expression légal ou semi-légal, toute forme d’existence politique, syndicale, physique, n’en est pas moins le prétexte au contre-terrorisme. Il exaspère la haine des Européens et renforce la position de ceux qui n’admettent que les solutions d’extermination. Il est utilisé pour dissimuler les atrocités de la répression aux yeux du publie qui prend parti contre les terroristes et, par une réaction émotionnelle, contre tous les Algériens.
L’exemple des travailleurs du chantier de Perignan est une réplique. Il faut prouver activement que le conflit actuel n’est pas en vérité une guerre totale, que les travailleurs français se solidarisent avec les travailleurs algériens dans leur lutte contre toute exploitation. Il faut que la solidarité ouvrière se manifeste comme à Vitry afin de démontrer effectivement aux Algériens que le terrorisme ne contribue pas au succès de leur cause, pour la simple raison qu’il ne correspond pas aux conditions réelles de la lutte.
C. DEVENCE.