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Claude Bourdet : N’ayons pas peur d’avoir raison

Editorial de Claude Bourdet paru dans Nouvelle Gauche, organe du mouvement uni de la nouvelle gauche, 1ère année, n° 1, 15 avril 1956, p. 1

AU cœur même de la situation politique française se trouve la guerre d’Algérie. Elle n’est pas le seul objet d’intérêt, elle n’est même pas, pour beaucoup de salariés vivant difficilement et préoccupés de leur salaire insuffisant, de leur logement médiocre, elle n’est même pas le problème principal. Mais, tout compte fait, c’est d’elle que tout dépend. Le climat international est à la détente. Le Parti communiste soutient le gouvernement. Malgré l’absence du Front Populaire aux élections, la droite n’est pas ressortie de celles-ci assez puissante pour inquiéter sérieusement Guy Mollet, tant au moins que la situation algérienne n’est pas très aggravée. Dans de telles circonstances, il apparaît clairement que, sans la guerre d’Algérie, nous serions partis pour une longue période de stabilité, et peut-être de progrès. Mais il apparaît aussi qu’à cause de la guerre d’Algérie, tout peut changer : la logique de la guerre alimente le chantage de la droite et des militaires exigeant de Mollet des mesures toujours plus brutales, lesquelles doivent normalement provoquer la chute du gouvernement de Front Républicain et son remplacement par un gouvernement de guerre totale animé par Bourgès-Maunoury, Soustelle, ou tous les deux.


NOUS avons donc eu raison, depuis des mois, de mettre au premier rang de notre action la lutte active contre la guerre ; nous avons toujours, et de plus en plus, raison d’y consacrer la majorité de nos efforts ; nous avons raison de mettre en avant sans cesse la seule solution valable, c’est-a-dire la négociation avec les insurgés, dans la reconnaissance du fait national algérien. Pourtant, nous avons le sentiment très net que, sinon chez les militants de la Nouvelle Gauche, du moins chez les sympathisants plus ou moins proches de nous, ceux précisément qui nous permettent d’élargir notre action, ainsi que dans l’ensemble des milieux de gauche sans exception, apparaît une sorte de désarroi, de lassitude, qui ralentit l’action au moment même où elle devrait décupler de vigueur. Pourquoi ?

La capitulation du 6 Février à Alger est évidemment la première raison. Elle a, pour un temps, bouché les perspectives ; la majorité des citoyens n’est capable de se battre qu’avec l’espoir, d’un résultat rapide. Le ralliement des communistes aux pouvoirs spéciaux accentue la démobilisation de la gauche ; pour des cercles très larges, cela signifie ou bien un certain découragement, ou bien l’excuse pour la passivité, assortie de raisons comme « vous ne pouvez tout de même pas être plus exigeants que les communistes ». Mais enfin et surtout, tout le pays est pris dans une dialectique de guerre ; même au sein de la gauche se développe le réflexe conditionnel imbécile et traditionnel construit tous les jours par la presse, le cinéma, les discours des hommes politiques : la fameuse division en « Nous » et « Eux », « nous », c’est-à-dire « nos » soldats, « nos » victimes, « nos » intérêts – « eux », c’est-à-dire « leurs » crimes, « leur » hostilité à « la France ».

Nous savons tous très bien qu’il s’agit là d’une tartufferie. Nous savons que les actions menées par certains corps de troupes sous prétexte de représailles et que les vengeances collectives des milices d’auto-défense dépassent de loin en envergure, ne fût-ce qu’à cause de la puissance de feu et de la vulnérabilité des cibles, les crimes commis par les insurgés, et, sans les excuser, les expliquent souvent. Nous savons aussi que l’on ne défend pas les intérêts de la France mais ceux des Borgeaud, et que, sous ce voile d’écœurants mensonges et de paroles glorieuses, on est en train de rejeter l’Algérie de demain hors de toute communauté, si lâche soit-elle, avec la France. Mais… nous n’osons plus, souvent, le dire avec la même vigueur, car nous sommes pris, comme presque tous les citoyens des pays alliés l’étaient en 1944-45, au piège qui faisait trouver abominables les massacres de civils effectués par les Allemands et normaux ceux des civils de Dresde ou d’Hiroshima par les alliés.


Eh bien, il faut réagir, et le plus vite possible, et avec la plus grande vigueur, ou alors le rôle essentiel que l’histoire donne en ce moment à la Nouvelle Gauche et à tous ceux qui sont proches d’elle aura été trahi.

La capitulation du 6 Février a fait perdre un temps précieux : elle ne rend pas tout impossible. Sachons affirmer la vérité, à savoir que, comme en Indochine, cela ne se terminera, cela ne peut se terminer que par la négociation. Même à coups de napalm, on n’étouffera pas la lutte de tout un peuple soutenu par les sympathies de la plus grande partie de l’univers. Réciproquement, le peuple algérien n’aura jamais la force de rejeter les Français à la mer.

L’alignement des communistes n’empêche pas les militants communistes de réagir contre la guerre : c’est le moment justement où il convient de prendre contact avec eux, comme avec les socialistes, sans ultragauchisme stérile, mais sans esprit de freinage. Remarquons aussi que cet alignement, malgré ses conséquences démoralisatrices, a un avantage sérieux : il empêche les socialistes et le reste de la gauche de craindre d’être « entraînés » par les communistes ; dans bien des cas, il permettra d’amener – et pas seulement dans le domaine de la lutte contre la guerre – d’autres que les communistes à prendre des initiatives de lutte, que les communistes soutiendront nécessairement si le mouvement démarre réellement ; souvenons-nous des grèves de 1953. Il s’agit donc de rechercher partout les thèmes qui peuvent faire l’unité, et de les lancer au lieu de les garder en « cave ».


ENFIN la campagne des va-t-en-guerre – « vous voulez donc laisser massacrer les civils français » – ne doit pas être accueillie la tête basse, mais faire l’objet de la plus violente riposte. La vérité, c’est que les Français d’Algérie sont en train d’aller au suicide collectif, et que les va-t-en-guerre sont vis-à-vis d’eux des gens qui, sans rien risquer, en aident d’autres à se suicider, c’est-à-dire les plus lâches et les plus odieux des assassins.

Dans l’immédiat même, l’accroissement des effectifs, l’intensification des opérations amènent nécessairement les insurgés à étendre les leurs géographiquement afin de diluer les forces françaises ; ce qui veut dire que des secteurs calmes seront touchés. L’intensification, cela signifie aussi en réalité, sur un plan strictement technique, l’augmentation des destructions aveugles, car rien ne ressemble plus à un fellagha qu’un fellah et les moyens massifs sont encore plus incapables de choix que les tireurs individuels. Cela signifie donc d’autres massacres de civils par les insurgés exaspérés, dont on aura anéanti les villages. D’une manière générale, la réponse des musulmans à la cruauté de la guerre et aux excès de nos troupes, se fera plus facilement aux dépens des civils que des soldats protégés par leurs casernes ou leur dispositif de campagne.

La campagne « intensifier la guerre pour protéger les civils » est très exactement une campagne pour le massacre des civils. Certains, parmi les animateurs de cette campagne, se moquent bien de la mort des « petits blancs », et ne songent qu’à aller jusqu’au bout de la terreur. D’autres agissent par sursaut aveugle, ou, ce qui est encore moins excusable, pour ne pas avoir l’air indifférents. Mais nous, en tout cas, ne devons pas faiblir un seul instant. Inéluctablement, notre thèse triomphera. D’innombrables Français nous en sauront alors gré – à condition que nous n’ayons pas. entre temps, mis notre drapeau dans notre poche.

Mon arrestation du samedi de Pâques constitue à ce sujet un double avertissement. D’une part, elle montre la nervosité de M. Bourgès et de ses amis devant une opinion qu’ils ont du mal à mener à la cravache. Pour l’opération politique qu’ils ont en vue, les poursuites avaient un sens, l’arrestation était, l’expérience l’a montré, une gaffe. D’autre part cette arrestation nous prépare à l’aggravation de la lutte, et les perquisitions menées le 5 avril au siège de la Fédération SFIO de la Seine montrent que toute la gauche est menacée directement. Il s’agit simplement de savoir si nous sommes prêts, comme il y a dix ans, à répondre à la furie réactionnaire par un combat plus actif que jamais – quelles qu’en soient les conséquences pour nos personnes. En avant !

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