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Roger Hagnauer : 500.000 prolétaires Nord-Africains sur le sol français

Article de Roger Hagnauer alias Jean-Yves Hairius paru dans La Révolution prolétarienne, 23e année, n° 382, Nouvelle série n° 81, mars 1954, p. 1-4

Après la tragique et sanglante manifestation du 14 juillet 1953, la grande presse a consacré ses colonnes aux Nord-Africains. La mort des six manifestants ne pouvait rester silencieuse : il fallait, après avoir accusé les Nord-Africains de crimes odieux dont ils n’étaient que rarement coupables, lancer un bien humain « Pitié pour eux » ! Des journalistes très généreux ont alors écrit d’émouvants articles d’un lyrisme un peu douteux qu’ils auraient pu nous épargner. A cette époque la question de l’émigration nord-africaine était à l’ordre du jour. On cria à l’ignominie, à la honte, on justifia même la révolte, puis le silence se fit. Une fois de plus, la misère n’avait fait que « susciter des avocats ». Et aujourd’hui (tout comme hier et sans doute demain) des milliers d’hommes continuent à vivre leur vie misérable et souvent odieusement inhumaine. Constatation amère, sans doute, mais combien vraie : Les Nord-Africains n’ont droit qu’au silence des cimetières.

Causes de l’émigration

Plus de 500.000 Nord-Africains vivent dans la métropole. Tous ces hommes ne sont pas venus en France pour y vendre des tapis, des stylos à bille ou des cacahuètes ni pour y faire fortune (!), mais ils y viennent parce que la vie en Algérie ne leur est pas possible, parce qu’ils veulent quand même vivre et qu’ils doivent faire vivre leur famille restée dans le douar ou la commune mixte. Ils viennent en France parce qu’ils sont Français et qu’ils ont cru (ô dérision) en la parole des législateurs français affirmant que :

« L’égalité effective est proclamée entre tous les citoyens français.

» Tous les ressortissants de nationalité française des départements d’Algérie jouissent, sans distinction d’origine, de race, de langue, ni de religion, des droits attachés à la qualité de citoyens français… Ils jouissent, notamment, de toutes les libertés démocratiques, de tous les droits politiques, économiques et sociaux attachés à la qualité de citoyen de l’Union française, garantis par le préambule et l’article 81 de la Constitution de la République française. Toutes les fonctions publiques leur sont également accessibles. » (1)

Ils viennent en France parce que là-bas, en Algérie, ils crèvent de faim. Qu’on le veuille ou non, c’est la faim qui pousse ces hommes à venir en France pour « y voler, comme prétendent certains imbéciles, le travail des ouvriers français ». Pour reprendre une expression consacrée qui en dit assez long, l’émigration algérienne représente une « soupape de sécurité ». La poussée démographique (2) est telle que l’Algérie nourrit difficilement sa population et qu’elle ne parvient pas à « permettre l’accession des masses rurales au niveau social et économique du monde contemporain ». L’Algérie produisait, en 1871, 5 quintaux de blé par habitant et elle n’en produit plus aujourd’hui que 2, et l’on ne s’étonnera nullement de cette déclaration d’un haut fonctionnaire (M. Dumont, expert du commissariat au plan pour les questions algériennes) :

« Avec le développement modéré de ses seules ressources, en prolongeant les courbes de production et de population, l’Afrique du Nord va à la famine. »

Ajoutons à cette cause principale, quelques causes secondaires et nous saurons alors pourquoi tant de Nord-Africains vivent parmi nous :

1) Les Nord-Africains viennent en France pour y trouver « l’égalité qu’ils recherchent et la fraternité qu’ils espèrent » ;

2) De nombreux jeunes veulent échapper à l’emprise familiale qui est particulièrement dure ;

3) D’autres facteurs d’ordre moral qui jouent un rôle considérable si l’on en juge d’après certains témoignages.

Bien qu’il soit radicalement impossible d’indiquer un chiffre exact, on peut évaluer à 500.000 le nombre d’immigrants nord-africains. Sur ces 500.000, 138.527 seulement occupent un « emploi régulier » (3). Les emplois se trouvent surtout, par ordre d’importance, dans le bâtiment, les industries mécaniques, la métallurgie lourde et les houillères.

Les Nord-Africains dans l’Est

Abandonnons ces généralités et examinons la situation des Nord-Africains dans l’Est et le Nord-Est de la France (Moselle, Meurthe-et-Moselle et Bas-Rhin).

Dans cette région industrielle vivent des milliers de Nord-Africains. Combien sont-ils ? La encore nous ne pouvons avancer un nombre exact. Nous ne pouvons indiquer que celui des salariés. Et encore ! Pour une même mine, les renseignements que j’avais obtenus sur place étaient différents de ceux qui me furent communiqués quelques jours plus tard par l’inspection du travail. Pourtant, à l’aide de certains recoupements, je suis parvenu à établir un effectif d’une assez grande exactitude. Dans un article publie dans « Le Lorrain » (17 septembre 1952), nous pouvons lire :

« Ils (les Nord-Africains) sont actuellement plus de 30.000 (chiffre contrôlé à la Caisse d’allocations familiales) a peupler nos cités mosellanes, nouvelle terre promise pour des musulmans naïfs… »

Or, dans le tableau montrant la répartition des salariés nord-africains présents dans le département de la Moselle à la fin du troisième trimestre 1952, nous relevons un effectif total de 14.216 salariés. 15.000 étaient alors sans emploi régulier ! La légende, je le sais, veut que les Nord-Africains soient des « fainéants » et des « salopards », mais la réalité dément une semblable ineptie. Répondant à une lettre que je lui avais adressée, le maire-adjoint de Thionville m’écrivait en octobre dernier :

« … C’est ainsi que journellement 100 à 150 Nord-Africains, en quête de travail, défilent dans les locaux du « Service de la main-d’œuvre », sans toutefois obtenir satisfaction, car les demandes en travailleurs non spécialises (manœuvres) sont pour ainsi dire nulles… »

J’ai vu moi-même ces Nord-Africains, lors de mon séjour à Thionville. Il y en avait une centaine qui attendaient dans les locaux de l’Inspection du travail. Devant mon étonnement, l’inspecteur du travail précisa :

« Aujourd’hui, ce n’est rien. Vous comprenez, c’est toujours le même problème. Les demandes surpassent infiniment les offres. Si je donne du travail à 200 Nord-Africains, 400 se présenteront demain, et ainsi de suite. Ce que je fais est infime : c’est une goutte d’eau sur une pierre chaude… »

Revenons aux salariés nord-africains mosellans. Nous pouvons les classer ainsi (chiffre du 30-9-1953) :

Munis de ces quelques chiffres, nous allons essayer d’examiner les principaux problèmes que pose la main-d’œuvre nord-africaine.

Le logement est sans aucun doute le problème capital. En dépit d’efforts souvent louables, mais insuffisants, il n’a pas encore été résolu. Dans les grandes entreprises (Société générale d’entreprise, par exemple) et dans les grandes usines sidérurgiques (De Wendel, Sollac, Sidelor, U.C.P.M.I. ou Aciéries de Mont-Saint-Martin), la plupart des Nord-Africains employés sont logés soit dans des baraquements, soit dans des bâtiments dont certains offrent une vision assez réconfortante. De Wendel (Hayange), Aciéries de Longwy (Thionville), Nord et Lorraine et Terres Rouges logent tous « leurs » Nord-Africains. L’U.C.P.M.I. (Hagondange), sur un effectif de 800 n’en loge que 590, De Wendel (Moyeuvre) en loge 254 sur 364. Certaines petites entreprises comme la Sollotrafer (dont l’œuvre réalisée en faveur des Nord-Africains est vraiment remarquable) les logent tous. En moyenne, on peut dire que le nombre de travailleurs nord-africains heberges en Moselle est de 10.787 ; en Meurthe-et-Moselle on en compte 3.391 pour un effectif de 6.078 salariés (4). Généralement, la plupart des baraquements et des bâtiments, que j’ai visités – ou dans lesquels j’ai vécu, répondent aux exigences des decrets du 13 aout 1913 et du 26 novembre 1946 concernant « les travailleurs deplaces ou vivant en collectivité ». Il ne faudrait pas voir dans les realisations faites par les entreprises ou les travaux publics une œuvre plus ou moins philanthropique ; il faut savoir que ces entreprises ne font que se soumettre aux decrets qui leur sont imposés. D’autre part, il est certain que si les grandes usines sidérurgiques logent leurs ouvriers nord-africains, c’est parce que ceux-ci occupent généralement des postes (moulins à scories, par exemple) que les ouvriers metropolitains ne veulent plus remplir…

Les prix demandés pour l’hébergement sont relativement faibles : ils s’échelonnent de 15 à 50 francs par jour.

L’organisation est la même partout. En général le nettoyage est assuré par des femmes de ménage ou par une équipe spéciale. La surveillance y est plus ou moins étroite. A l’U.C.P.M.I. (Hagondange), elle est « quelque peu » (!) choquante et révoltante. Des gardiens circulent autour des baraquements. Les visiteurs désirant y pénétrer pour y voir un membre de leur famille, un ami ou un camarade doivent laisser leur carte d’identité à l’entrée du cantonnement. Une telle mesure est prise, m’a-t-on déclaré, pour remédier au problème des clandestins, de ces hommes qui, sans travail et la plupart du temps sans argent, cherchent à manger et un « endroit » pour dormir. Dans les années 1947-1948, ces non-logés ne rencontraient que peu de difficultés pour pénétrer dans les baraquements. Il arrivait parfois que 150 Nord-Africains logent dans un baraquement prévu pour 50 personnes. Ainsi, au cours d’une descente de police faite dans un baraquement, un Nord-Africain fut trouve mort. Mort de faim et de fatigue… Dans des chambres de six lits, on a trouvé jusqu’à 17 hommes couchant à même le sol, serrés les uns contre les autres. Mieux encore ! Des Nord-Africains qui ne pouvaient trouver un gite creusaient l’hiver dernier des « trous d’homme » dans les crassiers. Là, dans la cendre encore chaude, il trouvaient une espèce de réconfort…

A Strasbourg, dans les casemates qui surplombent la gare, vivent quatre Nord-Africains. Ils couchent sur des grabats et doivent faire plusieurs centaines de mètres pour trouver de l’eau. Tous quatre travaillent, mais aucun ne parvient à trouver une chambre. J’ai vu ces hommes. Ils acceptent « froidement » leur misère avec un courage d’une discrétion admirable.

Devant l’impossibilité de trouver un gîte, des Nord-Africains sont dans l’obligation d’accepter des solutions vraiment inhumaines. Certains (20 parfois) s’entassent dans des caves où, pour 40 francs, on leur laisse passer la nuit ! Les plus fortunés peuvent s’offrir le luxe d’un lit pour une durée maximum de huit heures. C’est le fameux système des « trois huit ». Un lit est loué pour 8 heures à un homme, les 8 heures passées, un second le remplace, puis, au bout de 8 nouvelles autres heures, un troisième remplace le second. Ingénieux système : le propriétaire touche ainsi plusieurs fois le montant de la location de la chambre…

Certes, il existe des centres d’accueil officiels. On les compte sans peine sur une seule main ! Je ne parlerai pas du « Centre Ifriquia » (Longwy) qui est nationalement connu et qui a été inauguré par l’ex-ministre Brune. Je parlerai simplement du centre préfectoral de Strasbourg ; il en vaut vraiment la peine ! C’est une caserne plus ou moins délabrée dans laquelle plusieurs dortoirs ont été aménagés. Je les ai tous visités et ai doucement souri (j’avais entendu la veille un très bel exposé sur l’œuvre réalisée par la préfecture) : Un dortoir n’avait pas de vitres… et même pas de fenêtres ! Il est vrai que ce centre n’est que provisoire… et que depuis quelque temps on ne réclame plus que 1.000 fr. par mois au lieu de 1.500 !

Quelques Nord-Africains ont leur famille, et j’ai eu la chance de visiter leurs appartements. A Metz, rue de la Boucherie Saint-Georges, dans un misérable logement, composé d’une pièce de dimensions moyennes à laquelle était accolée une minuscule cuisine, vivait une famille de douze membres. Un des enfants (une fillette de 12 ans) est actuellement en cure au sanatorium de Nevers. A Talanges (Moselle) une famille nord-africaine de huit membres vit dans une chambre. Un lit sert pour trois personnes ; la femme est enceinte. A Strasbourg, au contraire, j’ai eu la joie de voir un jeune ménage nord-africain vivre dans un appartement respectable (deux pièces et une cuisine) dont la propreté était parfaite.

Leur travail

Il va sans dire que les salariés nord-africains accomplissent généralement les besognes les plus pénibles et occupent les postes qui sont dédaignés par la main-d’œuvre française. Nous prendrons, à titre d’exemple, une usine (5) occupant 650 ouvriers nord-africains. Cet effectif se répartit de la manière suivante :

_ 20 ouvriers spécialisés.
_ 1 aide-ajusteur.
_ 3 pontiers.
_ 1 conducteur de Fen-Wick.
_ 1 premier mouleur.
_ 1 second mouleur.

Tous les autres sont de simples manœuvres occupant les postes suivants : moulins à scories, décrassage des hauts fourneaux, accrocheurs, chargeurs et ouvriers au bassin. Les salaires sont semblables à ceux des ouvriers métropolitains. Les manœuvres les moins qualifies peuvent gagner 25.000 à 30.000 fr. par mois, à raison de 10 heures par jour. Les ouvriers spécialisés peuvent (heures supplémentaires et primes à la production comprises) atteindre un salaire mensuel dépassant 40.000 francs.

Dans les entreprises du bâtiment, les salaires sont plus faibles. Le tarif syndical (Moselle et Meurthe-et-Moselle) est de 96 fr. 25. Mais le salaire horaire s’échelonne généralement entre 98 et 100 fr. Quelques manœuvres spécialisés peuvent obtenir 105 et parfois (ô miracle !) 106 fr. Bien que la base de 96 fr. 25 soit un tarif syndical qui doit être respecté, il n’en reste pas moins vrai que certaines entreprises l’ignorent volontairement. Pour reprendre une expression du directeur du centre Ifriquia, elles constituent de véritables « marchés d’esclaves » dont le commerce est d’autant plus facile que, par crainte d’être renvoyés, les Nord-Africains sont d’une discrétion absolue…

Leurs salaires

Ne touchant pour la plupart que des salaires oscillant entre 20.000 et 25.000 francs, les Nord-Africains, pour envoyer des mandats qui permettront à leur famille de vivre, doivent accepter de nombreuses privations. Il m’est souvent arrivé de manger avec eux. Se nourrissant de pain, de lait, de fromage et parfois du traditionnel couscous, certains parviennent à subvenir à leur nourriture à raison de… 8.000 francs par mois! Ceux qui sont logés par l’usine n’ont à verser mensuellement que 450 à 500 francs pour couvrir les frais d’hébergement ; ajoutons à ces « dépenses indispensables », 2.000 francs employés à l’achat de cigarettes et de café, et nous comprendrons alors des envois de mandats atteignant 15.000 francs par mois, quelques-uns n’envoyant l’argent en Algérie que tous les trimestres ou tous les semestres, et comme plusieurs membres d’une même famille travaillent parfois dans une même usine, certains mandats atteignent et dépassent parfois 100.000 francs.

Pour le travailleur nord-africain non logé par l’usine ou l’entreprise, c’est plus difficile.

Admettons que ce travailleur ait un salaire de 25.000 francs. Les dépenses qu’il fait peuvent ainsi s’établir :

Reste donc : 25.000 – 14.000 = 11.000. Cette somme, mise soigneusement « de côté », est réservée pour la famille.

Un mot sur les distractions.

Ce sont celles de l’ouvrier français : ils aiment tous le cinéma, grande distraction et moyen d’évasion. Quelques-uns pratiquent les sports, et d’autres (peu nombreux ceux-là) lisent.

Discrimination et racisme

Le régime de sécurité sociale accorde aux Nord-Africains résidant dans la métropole est l’image même de l’injustice. Soumis aux obligations métropolitaines, les Nord-Africains versent aux assurances sociales une cotisation égale à celle des ouvriers français, mais ils ne jouissent nullement des mêmes avantages.

Leurs familles, restées en Algérie, ne sont reconnues ni par la Sécurité sociale métropolitaine, ni par la Sécurité sociale algérienne. Si la famille du Nord-Africain résidait en France, il n’y aurait aucune difficulté, mais presque tous (c’est là une nécessité) ont dû laisser leur famille en Algérie. La famille est donc légalement frustrée.

D’autre part, si le travailleur retourne chez lui pour une longue convalescence, il risque de perdre ses droits à l’assurance, car son congé de longue maladie ne pourra être accepté par le régime algérien !

La même injustice existe dans les Allocations familiales. En deux mots, le problème peut être ainsi formulé : Aux cotisations métropolitaines correspondent les prestations algériennes, ce qui signifie que les Nord-Africains résidant dans la métropole versent aux caisses françaises les mêmes cotisations que les travailleurs français et que les familles algériennes résidant en Algérie reçoivent des prestations nettement inférieures à celles reçues par les familles françaises.

Un exemple mettra particulièrement en relief cette discrimination sociale. Considérons une famille métropolitaine et une famille algérienne ayant chacune le même nombre d’enfants (trois) :

_ A la famille française on verse par mois une allocation de : 19.921 francs.

_ A la famille algérienne on verse une somme de : 7.200 francs (2.400 x 3 = 7.200).

Autrement dit les prestations familiales versées à la famille française sont proportionnellement et progressivement croissantes avec le nombre d’enfants à charge alors que les prestations versées à la famille algérienne sont simplement proportionnelles au nombre d’enfants (6) !

Notons que ce régime apparait d’autant plus discriminatoire que des avantages importants ont été accordés aux ouvriers italiens et belges.

D’une manière générale, le Nord-Africain n’est pas aimé de l’ouvrier français. Des deux côtés peu d’efforts sont faits ; aussi le fossé qui sépare les Nord-Africains des métropolitains est-il grand. Les Nord-Africains sont victimes d’un complexe d’infériorité bien compréhensible, et les métropolitains, doués de la plus incroyable incompréhension, cherchent à s’imposer ; pour eux les Nord-Africains ont tout à apprendre.

A priori les Nord-Africains sont pour les dignitaires de l’industrie des « salauds » et des « fainéants ». Un contrôleur nord-africain m’a déclaré : « Dès qu’on peut faire foutre les Algériens à la porte, on n’hésite jamais, on le fait. » Dans certains ateliers, les chefs d’équipe refusent de prendre plus de cinq Nord-Africains, car ceux-ci, parait-il, mettraient la pagaïe. Quant aux employeurs du bâtiment ou des Travaux publics, leur mépris des Nord-Africains est total. Pour eux, l’Algérien ne vient pas en France pour travailler, mais pour y gagner de l’argent ! Et puis, comme me l’a déclaré l’un d’entre eux,

« le bâtiment n’est pas une institution philanthropique. Nous ne sommes pas là pour donner des leçons humanitaristes (?!?), mais pour construire … La qualification des Nord-Africains ? Elle se fait sur le tas : les plus solides et les plus travailleurs restent, les autres sont balancés. La main-d’œuvre nord-africaine n’est pour nous qu’une main-d’œuvre brute. »

Admirable vacher !

Le racisme se manifeste avec plus de virulence à l’extérieur de l’usine. Nous avons tous lu des articles plus ou moins ignobles sur les Nord-Africains et constaté que l’Aurore était championne en la matière. Trop souvent on accuse les Nord-Africains de crimes qu’ils n’ont pas commis. Je ne ferai que relater brièvement un accident qui souleva l’indignation des Lorrains : l’odieux crime du cinéma « Dux » à Hayange. Une fillette fut violée, puis étranglée. On accusa Hamed ben Mohammed. Pas d’erreur possible, il était bien l’auteur de l’ignoble assassinat ; tous les journaux l’avaient déclaré. Mais quelques jours plus tard, ô miracle ! on découvrait le véritable coupable : c’était un ouvrier italien !…

A Metz, j’ai vu des gosses qui menaçaient les Nord-Africains de bâtons. Les gens, sur le seuil de leur porte ou accoudés à leur fenêtre, regardaient paisiblement et se contentaient de sourire.

A Mont-Saint-Martin, lors des grèves d’août dernier, des Nord-Africains revenant du cinéma furent « malmenés » par les C.R.S. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’il fallait montrer qu’on était là !

Le devoir de solidarité

Débarquant pleins d’illusions et persuadés que la France saura leur donner ce que l’Algérie n’a pu leur fournir : du travail – les Nord-Africains sont handicapés dès le départ. Ils arrivent dans une mauvaise condition physique, et soumis à un dur régime, ils ne peuvent malheureusement pas lutter efficacement contre les difficultés. Voués à rester simples manœuvres, beaucoup auront droit à l’exclusif domaine de la pelle et de la pioche ; victimes de l’incompréhension des agents de maîtrise (certains se vantent de leur flanquer leur poing sur la gueule !), l’usine ou le chantier est pour eux un monde qu’ils ne comprennent pas et qui ne les comprend pas. Leur nuit est d’une profondeur redoutable… car victimes d’une civilisation qui n’est pas toujours à leur mesure, ils sont aussi les victimes d’une société qui ne veut pas les comprendre. Pour le Français moyen, le Nord-Africain est un être de seconde zone.

J’ai rencontré trop de déceptions pour pouvoir parler de l’action des syndicats ouvriers métropolitains à leur égard, et je suis trop mal « placé » pour porter sur elle un jugement qui ait une valeur. Ce que je voudrais, pourtant, c’est que certains militants ouvriers lisent avec attention la lettre de Messali Hadj publiée dans la dernière R.P., et qu’ils s’arrêtent assez longuement sur ce passage :

« C’est pourquoi je crois absolument indispensable que le problème nord-africain qui géographiquement, économiquement et stratégiquement touche de très près la classe ouvrière française doit se trouver au centre des préoccupations du peuple français. », et sur cet autre : « Animé du souci permanent de lier le mouvement d’émancipation des peuples nord-africains à la lutte de la classe ouvrière française… »

Il y a dans ces deux phrases tout un programme.

Les Nord-Africains conscients de leur force et de leurs prochaines responsabilités ont déjà commencé leur combat, mais ils ne doivent pas se battre seuls. Ne pas les aider, ne pas participer à leurs luttes, c’est rejeter les principes élémentaires de la solidarité de la classe et de l’internationalisme ouvriers, qui ne se satisfont pas au moyen de simples et grossières images d’Epinal.

Jean-Yves HAIRIUS.


(1) Article 2 du Statut organique de l’Algérie du 20 septembre 1947.

(2) En 1856, l’Algèrie comptait 2.496.000 habitants ; aujourd’hui, elle en compte 9.400.000 !

(3) Statistiques du 14 octobre 1953 « Liaisons sociales ». no 1714.

(4) Renseignements indiqués par le ministère de l’Intérieur.

(5) Il s’agit de l’une des usines des aciéries de Longwy.

(6) Quelques protestations contre le scandale se sont fait entendre. Le 2 avril 1952, un projet de loi (n° 3180) a été élaboré et déposé sur le bureau de l’assemblée par J. Chevallier. Ce projet, qui porterait le montant des allocations familiales à 5.000 francs par enfant, attend toujours d’être voté.

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