Article de Maurice Clavel paru en deux parties dans Combat, 7 et 12 juin 1957
I. – HISTOIRE ET IDEOLOGIE
L’ARTICLE de Gilles Martinet sur le M.N.A. et le F.L.N. apporte une confirmation éclatante aux thèses que j’avançais. L’auteur nous y expose la baisse et les reculs d’un mouvement nationaliste dont il avait omis de nous signaler, en temps utile, la force et la prospérité. Il doute que le M.N.A. puisse organiser encore des manifestations de masse comme celle du 9 mars 1956 à Paris, que nous avions crue F.L.N. : qu’elle fût M.N.A., sur le moment, on ne l’avait pas crié sur les toits. Qui trompe-t-on ? Et quand nous a-t-on trompés ? Et pourquoi diable cette préférence obscure pour un des deux mouvements ? Surtout pour celui qui compte, dans ses victimes, le plus de petits enfants ? Fascination sanguine des âmes tendres, des esprits faibles ? Mystère. M. Claude Bourdet, dans le même numéro, voit dans le massacre de Melouza « une conséquence de la politique des ralliements à tout prix et par tous les moyens » ; autrement dit pas de M.N.A. dans l’affaire : et responsabilité de l’armée française atténuant la culpabilité du F.L.N., auquel, par ailleurs, on adresse de vifs reproches dans le style « Mes amis, mes amis, ah ! que vous me gênez ! » Coup double.
Nous, informons. Mais comme M. Gilles Martinet donne sur l’histoire et la géographie politique de l’Algérie une documentation matériellement exacte, cheminons de concert avec lui. Le F.L.N. sort d’une scission du M.N.A. (1). A son congrès de 1954, il éclatait en trois groupes. Une part approuvait entièrement Messali Hadj et le nommait président à vie (d’où l’accusation de « culte de la personnalité »). Ce groupe, partisan de l’insurrection, désirait toutefois une mise en place méthodique et envisageait le déclenchement des hostilités vers le printemps de 1955.
Un autre groupe, qui comprenait la majorité du Comité central (d’où son nom : les Centralistes) était exclu pour modérantisme. De fait, ils n’étaient pas loin, alors, de souscrire à certaines thèses du « néo-colonialisme » français incarné par Jacques Chevallier.
Un troisième groupe, au contraire, se formait, sous le nom de C.R.U.A. (2), autour de quelques activistes, notamment Ben Bella et Khidder. Il prenait pied au Caire et déclenchait prématurément l’insurrection en novembre 1954, avec quelques centaines d’hommes seulement.
Or l’insurrection réussissait, faisait tâche d’huile. Messali était pris de court. Les centralistes, intimidés. Ces jeunes « exaltés » devenaient naturellement les chefs de la résistance nationale.
Les centralistes se hâtaient de faire leur soumission. Les deux groupes – naguère opposés, encore disparates – devenaient le noyau du Front de la Libération nationale, qui appelait à lui tout le peuple et toutes les élites algériennes (un peu comme notre Front National en 1943-1944).
Dès lors, le FLN gagnait, en haut et en bas, des éléments extrêmement nombreux et contradictoires. D’une part, il recrutait dans la masse, et surtout le « lumpen-prolétariat ». D’autre part, il ralliait à son état-major les éléments naguère les plus modérés, voire pro-français, du personnel politique algérien : Ferhat Abbas, Farès. On devine quel souci inspira ces ralliements. On sait comment ils rachetèrent leur tiédeur passée par une surenchère à la terreur et à l’intransigeance. « Nous porterons le terrorisme en France », déclarait le benoit Ferhat Abbas, à peine débarqué au Caire, avec passeport français.
Messali restait isolé. Avec des troupes à la fois beaucoup moins nombreuses et plus homogènes, recrutées dans ce qu’on pourrait appeler le « prolétariat averti ». Ses militants sont plus âgés que ceux du FLN ; en contrepartie, plus instruits politiquement, plus hiérarchisés. Qu’on songe à la force de discipline nécessaire à ce mouvement pour ne s’être jamais livré jusqu’ici à aucun attentat aveugle, et ce dans un état d’esprit public algérien où tous les coups sont à l’honneur.
Des tractations eurent lieu l’an dernier entre les deux mouvements en vue de l’unification totale de la Résistance algérienne. On proposait à Messali Hadj une place au comité directeur et on demandait au MNA de se fondre – homme par homme, je crois – dans le FLN. Messali parlait de « fédération ». On lui répondait « intégration ». Il s’y refusait.
On connaît la suite : les sanglants règlements de comptes en France, Melouza …
On comprend donc les critiques que l’un à l’autre ils s’adressent. Pour le MNA, le FLN est un « ramassis ». Pour le FLN, le MNA est une « secte ». Les deux sont vrais.
Pour le MNA, les combattants populaires du FLN seront, dès la paix, débordés, dupés par les politiciens bourgeois et démagogiques. Pour le FLN, l’isolement du MNA le conduira tôt ou tard à un compromis avec la France.
… Et ceci n’est que très partiellement vrai. Car s’il est évident que les survivants – femmes et enfants – d’un village sauvagement exterminés peuvent se ranger sous la protection de la France, un homme comme Messali Hadj, pionnier, doyen, véritable saint algérien de l’indépendance ne saurait se résoudre à aucune concession. Il ne peut ni ne veut renier sa vie entière. Messali, prisonnier à Belle-Ile, « n’a voulu saisir, dit Martinet, aucune des perches diplomatiques qui lui ont été plus ou moins discrètement tendues ».
D’autre part il semble peu probable que les éléments combattants du FLN se laissent « embobiner ». Ben Bella aurait dit : « S’ils comptent sur nous pour installer leur bourgeoisie au pouvoir, ils se trompent ! ».
On a saisi récemment des lettres de lui où il exprime une sorte de mépris guerrier pour les politiciens de Tunis et du Caire, même pour les plus acharnés : « Debaghine, ce médecin sans clientèle … » (je n’ai pas pu, évidemment vérifier si ces lettres sont véridiques : le ton m’en paraît vraisemblable). Quoi qu’il en soit, sans aller rejoindre l’affirmation française selon laquelle les chefs militaires FLN sont isolés, ne relèvent plus de personne, deviennent de véritables rois des montagnes, il semble certain qu’un accord conclu avec les représentants politiques du FLN n’entraînerait pas automatiquement l’adhésion des combattants du djebel.
Nous étudierons demain l’équilibre des forces en Algérie. Que conclure de cet examen historique ? Que le FLN risque de se casser. Le MNA de se réduire. Phalange pauvre contre riche coalition. Le combat est évidemment incertain …
A moins – c’est une hypothèse personnelle, avancée avec crainte – à moins que, dès la paix, des combattants des deux clans, à la formation idéologique commune, ne se rapprochent pour des raisons de « classe » sur des positions politiques et sociales, faisant ainsi basculer toutes les données actuelles de la question.
Ainsi, la réforme agraire peut regrouper en de nouveaux partis les formations insurrectionnelles en présence. Ni Ben Bella, ni Messali ne seraient du côté des Musulmans gros propriétaires.
(1) Qui s’appelait alors MTLD (Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques).
(2) Comité révolutionnaire pour l’unité d’action.
II. – GEOGRAPHIE, CONCLUSIONS
« Vous voici donc M.N.A. », m’écrivent certains, avec ironie – entre bien d’autres qui me reconnaissant un certain goût pour la vérité, m’encouragent. Me voilà donc, surtout, victime du « Monde », de l’ « Express », de l’ « Observateur », qui ont tant tordu les faits que je parais les tordre dans l’autre sens, alors que je les redresse.
Que veut dire, pour un Français : être M.N.A. ? J’ai pour ce mouvement, je l’avoue, une préférence d’homme, toute négative : sa pensée ne me vient pas liée à l’image de corps innocents broyés, de troncs déchiquetés, de pieds épars et de cervelles en flaques. J’avoue que j’ai quelque peu changé depuis Mélouza : avant, je me méfiais presque de mon indignation, de ma pitié pour telle mère de famille égorgée, telle fillette amputée, de la « Cafeteria ». Il s’agissait de compatriotes à moi. Je pouvais donc, imprégné par certaine presse, me suspecter de nationalisme … Mais voici des centaines de cadavres de Musulmans, d’Algériens, de nationalistes d’en face. C’est bien l’homme qui crie en moi et qui ne se taira plus.
J’avoue enfin que le M.N.A. m’a donné un certain respect pour l’homme algérien. Qu’un mouvement se batte contre nous sans jamais céder au terrorisme aveugle, affreux et facile, m’empêche désormais d’attribuer tel massacre à une férocité raciale de l’Arabe, qui le ferait mon inférieur en humanité. Le Musulman n’est pas plus féroce que nous. Certains reçoivent des ordres atroces. C’est tout.
Quels sont les rapports de forces en Algérie ? Le M.N.A. est-il en progrès ou en recul ?
En recul, nous affirme M. Gilles Martinet, qui titre : « Le F.L.N. : 80 % des maquis ». Notons que s’il avait titré « Le M.N.A. : 20 % » – ce qui revient arithmétiquement au même – il eût donné l’impression que le M.N.A. constituait une force non négligeable, alors que la presse française de gauche, depuis un an, le réduisait à des poussières en voie de disparition. M. Martinet nous fait penser à un rédacteur de communiqué de guerre qui, après quelques jours de silence, annoncerait un grand succès de ses troupes … à 200 km. en deçà de la ligne où il les avait laissées. Ainsi, en mai 1940, les yeux fixés sur la Belgique, nous apprenions soudain un inquiétant succès français sur la Somme. Le procédé est donc très connu.
Notons toutefois que ses litotes accordent 20 % au M.N.A., et que des messalistes convaincus s’arrogent 30 à 35 % des effectifs. La différence n’est donc pas énorme. Le chiffre que m’ont donné les services de renseignements français est entre les deux : 25 à 30 %.
Nous reproduisons ici, sous toutes réserves, une carte que publiait, il y a quelques semaines, notre confrère « Demain ». Les zones pointillées y délimiteraient l’influence du M.N.A. Cela me semble assez juste pour tout le Sud algérien, assez exagéré pour les confins tunisiens, puisque de nombreuses armes passent tous les jours la frontière, et que le M.N.A. n’en reçoit pas. Il est vraisemblable par contre que les Aurès, d’où partit la rébellion, sont aujourd’hui contrôlés par le M.N.A. M. Gilles Martinet fait état d’un grand chef F.L.N., Ben Boulaïd, que le M.N.A. revendiquerait hautement. La encore, il frise la vérité. Ben Boulaïd – je le tiens d’un de ses avocats de naguère – est effectivement un chef F.L.N., pionnier de l’insurrection de novembre 1954 ; mais dès ce moment-là, il recrutait ses partisans en invoquant le nom de Messali Hadj : ceci peut donner une idée de la confusion du problème, de la difficulté, pour le plus honnête enquêteur, d’être exact.
Le M.N.A. fait-il d’immenses progrès, comme l’affirme « Demain » ? Je n’ose me prononcer. Il semble, en toute logique, vraisemblable que les massacres F.L.N. sont de violents coups d’arrêt à une avance M.N.A. Le résultat militaire ne peut se savoir encore. La répercussion dans l’opinion musulmane (qui doit décider au lendemain de la paix) ? D’une part, il est vrai que la force fascine ces peuples. D’autre part, ce serait lui faire une grave injure que de croire qu’à la longue l’horreur ne l’horrifie pas !
Nous reproduisons toutefois ici un paragraphe de « Demain » qui nous donne les conditions objectives favorables à l’implantation M.N.A., car il recoupe exactement des renseignements que j’ai obtenus à Alger de l’armée française.
Jusqu’au mois de février, me disait-on, un maquis F.L.N. pouvait un jour rassembler 2.000 hommes, le lendemain se disperser en groupes de trois ou quatre, se reformer le surlendemain. Le quadrillage et les initiatives françaises ont rendu cette tactique impossible. Les maquis sont désormais des bandes de 200 à 300 hommes, toujours groupés, sans cesse en déplacement. Or, dit notre confrère, « il est évident que les populations ne considèrent pas du même œil des combattants vivant avec elles et une force militaire se déplaçant rapidement, surgissant sans prévenir et disparaissant de même, vivant néanmoins sur le pays et ne lui apportant pas au moins les quelques compensations liées à la présence permanente des forces armées » (Que sera-ce, cet été, avec la sécheresse et la famine qui menacent ?).
Ce fait, selon notre confrère, a pour résultat une recrudescence du M.N.A. ; selon les officiers que j’ai vus, un certain retour des populations à la France. Les deux me semblent partiellement vrais. Il est vrai que la plupart des opérations militaires françaises de mars et d’avril ont été montées d’après des renseignements justes et spontanés. Il est vrai que le M.N.A., plus ancien, plus politique, plus modéré que le F.L.N., peut bénéficier de l’échec des outrances de ce dernier, (ainsi la grève de huit jours d’Alger, que le M.N.A. a désapprouvée comme chimérique, et qui a échoué) et mieux tenir sous une occupation française intensive. On pourrait dire que les excès et les échecs du F.L.N. font regarder vers Messali les couches actives, politiques, de la population, les couches plus amorphes ou fatiguées, vers la France.
J’ai parlé des maquis. Mais dans les villes ? Le nombre des prisonniers et des procès pourrait nous renseigner. M. Martinet affirme que la plupart des procès sont F.L.N. Les avocats français qui défendent les inculpés M.N.A. sont débordés, depuis plusieurs mois, par des centaines de constitutions : certains procès M.N.A. réunissent 38, 43 prévenus à la fois. L’un d’eux disait l’autre jour, après sa condamnation à mort : « Monsieur le Président, je suis né en 1935. Depuis que j’ai ouvert les yeux, je n’ai vu que de la misère ».
Je cite ces paroles parce qu’elles me reviennent. Peu importe que l’auteur en soit F.L.N. ou M.N.A. Cette misère est un pénible point commun aux deux mouvements nationalistes. La répression ne la soulagera pas. L’indépendance n’y mettra pas un terme. L’indignité où nous avons tenu un peuple lui fait oublier son besoin de nous. Si nous reconnaissons sa dignité, s’en souviendrait-il à nouveau ? Il pourrait, en tout cas, qu’il le fasse au dépend de notre politique. Il la faut grande. En aurons-nous jamais une ?