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Maxime Rodinson : Révolution algérienne et unité maghrébine

Article de Maxime Rodinson paru dans La Voie communiste, n° 23, juin-juillet 1961

L’INDEPENDANCE algérienne est maintenant en vue, malgré toutes les « péripéties » qui peuvent encore surgir, qui surgiront certainement. Les problèmes d’après l’indépendance, posés théoriquement depuis longtemps, commencent à acquérir une certaine urgence. Les deux problèmes les plus importants sont évidemment le caractère interne du futur Etat algérien, avant tout son caractère social, puis les rapports extérieurs de cet Etat. Parmi ceux-ci, les plus immédiats sont sans doute les rapports avec les deux autres pays maghrébins, Tunisie et Maroc. Il est clair que le problème intérieur, social et le problème extérieur sont étroitement liés.

Partout, depuis longtemps, les hommes politiques, et d’ailleurs tous les milieux intéressés, spéculent dans des sens différents sur l’avenir de l’Algérie et du Maghreb. Un Etat algérien révolutionnaire et dynamique est un cauchemar pour certains, un espoir pour d’autres. Partout, dans les milieux réactionnaires du Maghreb et d’ailleurs, on échafaude des plans pour contenir, canaliser, voire réprimer l’élan révolutionnaire algérien. L’un de ces plans consiste à enserrer le jeune Etat algérien dans les liens d’une association étroite avec les Etats marocain et tunisien pour lesquels on entrevoit une évolution plus « sage ». C’est un plan dans lequel une certaine unité maghrébine jouerait le rôle de frein. C’est donc un plan à proprement parler réactionnaire.

Mais en face, il y a des tendances vers l’unité maghrébine d’une nature toute différente. Entre tous les peuples de langue arabe, il y a des facteurs d’unité et des facteurs de différenciation. Il en est de même plus particulièrement pour les peuples du Maghreb. On peut solliciter à volonté l’histoire dans le sens de l’unité ou dans celui de la diversité. Les deux existent. Au cours des siècles, les Maghrébins ont souvent eu à subir les mêmes dominations, ont éprouvé les mêmes influences, sont souvent entrés dans les mêmes Etats, ont eu à répondre aux mêmes problèmes. A la base, le Maghreb tout entier a eu le même peuplement berbère, a subi partout quoique inégalement, l’influence culturelle punique, puis est entré dans le giron de l’Empire romain et a été plus ou moins latinisé. L’opposition à l’Orient arabe, où a surtout joué l’influence grecque, assimilant plus ou moins les vieilles civilisations orientales, se marque dans maints faits ethnographiques. Pour en donner un seul exemple frappant, à côté du calendrier canonique musulman qui est lunaire et ne peut servir à rythmer les travaux agricoles, les paysans de tout le monde musulman ont conservé le calendrier solaire antérieur. Or les noms de mois solaires, iraniens en Perse, assyro-babyloniens en Irak, en Syrie et Palestine, en Turquie, coptes en Egypte, sont latins au Maghreb.

Plus tard, comme le souligne un document du F.L.N. (Mandouze, La révolution algérienne par les textes, p. 76), des Etats tels que celui des Fatimides et celui des Almohades se sont étendus à tout le Maghreb. Dans tout le Maghreb se sont répandues les tribus bédouines venues d’Orient et les émigrés musulmans et juifs d’Espagne chassés par la Reconquista et les persécutions chrétiennes. Les attaques espagnoles ont été éprouvées sur toute la côte. La suzeraineté turque à partir du XVIe siècle ne s’est pas étendue au Maroc, mais les trois « régences barbaresques » de l’époque turque avaient des institutions en partie communes, participaient au même monde culturel. La conquête française a fait suivre à l’Algérie pendant un demi-siècle une voie particulière avant que les autres pays maghrébins ne la rejoignent sous la même domination sous des formes différentes.

Les Marocains, les Algériens, les Tunisiens ont leurs particularités et même des régions encore plus restreintes à l’intérieur de chacun des trois pays. Mais, pour les Arabes d’Orient, ce sont tous des Maghrébins, c’est-à-dire des Occidentaux reconnaissables à certains caractères particuliers, à des coutumes spéciales, à un vêtement, à des mœurs alimentaires, à une psychologie, etc., qui les séparent d’eux-mêmes. Pendant de nombreux siècles, les termes les plus employés pour désigner les trois pays ont été, en arabe, le Maghreb extrême (Maroc), le Maghreb moyen (Algérie), le Maghreb proche (Tunisie). Pour ce dernier seulement, on adoptait couramment un autre nom, Ifriqiya, du latin Africa. Le nom du Maroc (de sa capitale du XVIIe siècle Marrakech) est d’origine européenne ; le sultan se désignait lui-même simplement comme le souverain du Maghreb (c’est-à-dire de l’Occident) extrême.

On voit donc qu’il n’y a pas de séparation nette dans la conscience populaire entre les trois pays. Malgré les différenciations locales, le sentiment d’unité est fort. Mais cela ne signifie pas forcément une volonté d’unité politique. Ici entrent en jeu les facteurs récents : formes différentes sous lesquelles a été menée la lutte pour l’indépendance, caractères particuliers imprimés par les formes et les circonstances différentes de la colonisation.

PARTICULARITES ALGERIENNES

Au-delà des particularités ethnographiques, et autres qui se rattachent aux conditions géographiques et à l’histoire culturelle, l’Algérie présente des particularités dues à ces facteurs récents. Elles sont de toute première importance

On a cent fois exposé ce qui concerne sa structure sociale : bourgeoisie autochtone moins forte qu’ailleurs, révolution profonde apportée par sept ans d’une guerre atroce, rôle capital joué par la petite paysannerie dans cette révolution, etc. (1).

Le point de vue culturel et idéologique (d’ailleurs en étroite connexion avec celui de la structure sociale) est peut-être moins clairement aperçu. On rejoint, en regardant la question sous cet angle, les problèmes fondamentaux du monde musulman contemporain. Dans celui-ci, comme d’ailleurs dans tout le monde sous-développé, l’option essentielle porte sur le choix d’un modèle de développement économique, ce qui implique une conservation ou une transformation plus ou moins profonde de la structure sociale. Ce choix ne se fait pas selon une certaine orientation existentielle de l’âme des Arabes anxieuse de retrouver l’harmonie perdue de la société traditionnelle comme semble le suggérer J. Berque par exemple. Il se fait selon les intérêts et aussi les traditions, les tendances des forces sociales en cause dans chaque pays. Mais même les intérêts les plus sordides n’acquièrent une force décisive que quand ils se traduisent en une idéologie, quand l’idée se fait force matérielle comme dit Marx. Or, la formation et le choix des idéologies se fait à la fois en fonction des positions de la lutte sociale et des traditions culturelles.

La tradition culturelle musulmane comporte beaucoup d’éléments novateurs, ouverts, de liberté intellectuelle, de progrès social. Mais par suite de la conjoncture historique, la plupart de ces éléments ont été pendant des siècles étouffés, éteints. Les éléments conformistes, stagnants, réactionnaires ont été mis au premier plan.

La force, plus ou moins grande, de cette tradition sous sa dernière forme conservatrice est un des facteurs qui explique l’orientation différente des divers pays arabes. Elle est elle-même à expliquer d’ailleurs par toute l’histoire sociale et politique de ces pays. En Irak, un pluralisme d’idéologies, de traditions, d’ethnies a rendu plus facile l’orientation vers l’idéologie marxiste. De même peut-être l’influence de la forme chiite de l’Islam, très réactionnaire, « cléricale » sous certains aspects, mais d’un autre côté ayant toujours servi de cadre à une pensée individuelle, critique et révoltée, dans le sens mystique. En Egypte, il y a eu au contraire domination écrasante sur les masses de l’Islam sunnite, convoyant une tradition basée sur l’encadrement idéologique de l’individu sous une forme presque militaire. Il y a eu aussi solidarité des masses et des cadres sunnites dans l’opposition au monde moderne que représentait l’aristocratie étrangère ou européanisée adonnée à la fois au luxe insultant pour la misère du pauvre et aux idées irréligieuses.

En Algérie aussi, il y a eu solidarité entre les masses souffrantes et certains de leurs cadres religieux. Mais ceux-ci ont été partiellement compromis par la collaboration avec la puissance colonisatrice. La France avait pratiquement acheté tous les cadres des confréries mystiques, les « marabouts » suivant l’expression employée. Il est vrai que, contre eux se dressait la « Société des Ulémas » qui pensait revenir au vrai et pur Islam des origines, se dressant à la fois contre les marabouts corrompus, leurs formes de cultes et de religion et (de façon plus ou moins voilée) le colonialisme qui les soutenait. Il n’en reste pas moins qu’il y avait là rupture du front unique de l’Islam. D’autre part et surtout, le contact beaucoup plus profond qu’ailleurs du fait de l’implantation massive des Européens, avec le mode de vie industriel moderne, l’émigration en France mettaient en rapport, même indirect, des masses beaucoup plus étendues qu’ailleurs avec de nouveaux problèmes radicalement ignorés par les idéologies anciennes, souvent même, le contact était établi avec les idéologies modernes.

Dans l’Orient arabe et partiellement en Tunisie, le XIXe siècle et le début du XXe ont vu, sous la direction de l’aristocratie et de la bourgeoisie, se poursuivre une européanisation limitée des institutions, de la vie quotidienne, des mœurs, des goûts. Une certaine synthèse s’est faite entre la tradition culturelle orientale d’idéologie musulmane et la culture bourgeoise européenne. Au Maroc, il n’y a rien eu de semblable, la bourgeoisie et l’aristocratie ayant gardé jusque tout récemment, à peu près intacts, leurs cadres de vie et de pensée médiévaux, tandis que les Français introduisaient un mode de vie tout moderne parallèlement. En Algérie, la situation était encore différente. Une certaine synthèse ne se faisait que dans des milieux très limités. D’un côté, il y avait assimilation complète au mode de vie et aux valeurs du pays colonisateur, on ignorait l’arabe, etc. D’un autre côté, les masses populaires non assimilées voyaient leurs traditions culturelles réduites à quelques vestiges squelettiques par la « clochardisation » générale du pays.

LE CHOIX ALGERIEN

Les nouvelles générations algériennes ont donc la voie libre. D’une part le contact direct, dépourvu du voile des mystifications idéologiques, avec le monde moderne leur fait aborder les problèmes actuels avec un maximum de liberté d’esprit. D’autre part, à la recherche de leurs traditions perdues, elles se tournent, il est vrai, avec anxiété et espoir vers leur passé culturel, le passé musulman et arabe. Mais, nous le savons, les idéologies et particulièrement les idéologies religieuses sont souvent des formes où un nouveau contenu peut être insufflé. Cela est tout particulièrement aisé quand, comme en Algérie, les cadres chargés de transmettre les interprétations des siècles passés, de transmettre le sens traditionnel des idées de base, ont été discrédités ou décimé.

On ne peut prévoir dans quelle mesure le nouvel esprit sera moulé dans le cadre islamique. Celui-ci est beaucoup plus souple qu’on ne le croit habituellement, comme le montre l’histoire idéologique du Moyen-Age musulman. Mais la force des nécessités nouvelles, leur prise de conscience par les générations révolutionnaires sont telles que, s’il y avait résistance ou incompatibilité, ce serait le moule qui serait brisé. Si se développait une lutte de classes ou de tendances, il est vraisemblable que la tendance réactionnaire trouverait commode de se saisir du drapeau de l’Islam pour masquer ses vrais buts et mystifier les masses. La tendance progressive aurait alors le choix entre une autre interprétation de l’Islam et une orientation délibérément laïque. Nul ne peut prévoir quelle serait l’option retenue.

Que la forme musulmane soit ou non maintenue, l’esprit de la révolution algérienne ne sera pas aisément mis en veilleuse. A la base, il y a là une tendance à la liberté d’esprit, à une orientation positive envers le monde moderne, un rejet des idéologies mystificatrices qui le méprisent en principe tout en acceptant les seules recettes permettant la domination pratique des exploités. Il y a là une orientation révolutionnaire vers la transformation dirigée des structures sociales comme condition de libération à l’égard de toute une série de causes d’oppression.

On ne peut être certain, dans l’Algérie de demain, de la victoire définitive de cet esprit révolutionnaire et d’ailleurs aucune victoire n’est définitive. Mais on peut être certain de sa force et de son dynamisme. On peut être certain aussi de sa puissance de contagion à l’égard du reste du Maghreb. Les parentés culturelles sont trop étroites (comme on a essayé de le montrer rapidement ci-dessus) pour que les mêmes problèmes ne soient pas saisis de la même façon en Tunisie et au Maroc, pour que les solutions algériennes, théoriques et pratiques, n’y trouvent pas un écho profond.

Par ses malheurs même, l’Algérie s’est trouvée avantagée par rapport au Maroc où une forte bourgeoisie, économiquement puissante, tient solidement les leviers de commande et utilise la force de la tradition musulmane dans les masses pour contenir un prolétariat exaspéré, mais relativement peu nombreux. L’interprétation traditionnelle de l’Islam s’y est trouvée maintenue par des cadres nombreux, favorisés, solides. Par rapport aussi à la Tunisie où au contraire la bourgeoisie, emportée depuis plus longtemps dans le courant de la vie moderne, a préféré une idéologie libérale et laïcisante et où les masses ne trouvent aucun centre de ralliement sur le plan organisationnel, ni sur le plan idéologique. Les Partis communistes des deux pays en question qui auraient pu diffuser la pensée marxiste ont été handicapés, à l’accoutumée, par une subordination trop étroite à la stratégie communiste internationale.

Comme la Tunisie et le Maroc, le monde arabe dans son ensemble a besoin d’un puissant renouvellement de pensée pour s’orienter vers une construction économique qui se fasse avec les masses et non contre elles. Il a besoin pour cela de formes d’organisation, d’idées, de structures inspirées par un esprit résolument révolutionnaire. C’est un fait qu’actuellement l’Algérie semble seule capable de lui fournir.

Dans un Maghreb uni, la contagion se ferait probablement au profit de l’orientation la plus vigoureuse, la plus dynamique. Divers dangers sont à craindre naturellement. Il pourrait se dégager des tendances algériennes qui faciliteraient aux bourgeoisies des pays voisins et d’ailleurs l’écrasement ou l’étouffement d’un dangereux foyer révolutionnaire. Il incombe aux hommes épris de liberté et de progrès d’aider les Algériens à faire face à ces menaces. Mais le rapport des forces qu’on peut observer actuellement semble leur donner des chances sérieuses dans cette lutte.

On peut trouver exagérés les espoirs d’une partie de la gauche française en une influence mondiale ou continentale de la révolution algérienne. On peut avoir plus de prudence, concevoir une méfiance méthodologique envers des pronostics à si longue portée, porter en soi un scepticisme aiguisé par plusieurs expériences malheureuses sur les virtualités des révolutions. Mais on ne peut contester les chances sérieuses d’influence de la révolution algérienne à l’échelle maghrébine, ni la valeur d’exemple qu’aurait un socialisme maghrébin réussi sur un monde arabe déçu et déchiré. Et toute réussite de ce genre serait un gain pour l’humanité tout entière.

Par MAXIME RODINSON.


(1) On lira en particulier à ce sujet, parmi les publications récentes, l’excellent article de G. Sibert, « Le contenu social de la Révolution algérienne » dans le n° 67 de Vérité-Liberté. N.D.L.R.

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