Dossier paru dans La Voie communiste, n° 24, octobre 1961
DEPUIS quelque temps, la répression s’accentue contre les Algérien qui vivent en France. Nous avons eu connaissance d’un certain nombre de faits qui ont eu lieu à Paris, depuis un mois environ. Nous n’avons voulu citer que les cas que nous avons pu connaitre directement. Que les responsables démentent s’ils le peuvent. Les faits sont trop nombreux pour pouvoir rester cachés longtemps. Pas plus que les tortures, les assassinats ne pourront être passés sous silence. Il faut qu’une vaste campagne de presse fasse connaître à tous, le sort des Algériens qui « disparaissent à Paris ».
Cela fait des années que l’on emprisonne des Algériens. Cela fait des années qu’on les torture, et qu’ils en meurent. Mais, jusqu’ici, c’était généralement le travail de « spécialistes ». Un Algérien entrant au commissariat du coin, pouvait espérer en sortir, sinon libre, du moins vivant.
Nous ne vous parlerons pas aujourd’hui de la rue des Saussaies où la DST récolte des « renseignements » ; ni des camps de concentration, ni des C.R.S. La plupart des Parisiens n’ont jamais eu à faire à un inspecteur de la DST, à un CRS, ni à un gardien de prison. Mais, tous, vous connaissez les gardiens de la paix, vous êtes entrés dans des commissariats, vous avez demandé un renseignement à l’agent de la circulation. C’est parmi ceux-là, que se trouvent aujourd’hui ceux qui ne se contentent plus d’arrêter les Algériens, de les passer à tabac. Aujourd’hui, nous savons, car ceux qui nous ont signalé ces faits que vous lirez ici sont des rescapés, que des Algériens à Paris, sont morts entre les mains de gardiens de la Paix.
On fait une rafle. Le commissariat est plein. On va emmener les « suspects » au camp de Vincennes en attendant de décider de ce qu’il convient d’en faire. Mais, le camp de Vincennes est plein aussi. On ne peut pourtant pas les relâcher. Et puis, au fond, qu’est-ce que c’est qu’un bicot ? Est-ce que ça compte, un de plus ou de moins ? Ça se reproduit comme des lapins, et ça fera toujours une cotisation de moins pour le F.L.N. Alors, la nuit, en passant sur un pont, ou sur le quai, on le jette à la Seine. Tant pis, pour lui s’il ne sait pas nager, si on y est allé un peu trop fort dans le car et qu’il est assommé ou qu’il a un bras ou une jambe cassé. Est-ce que ça compte, un bicot ?
Un brave agent français est tué : articles et photos remplissent les journaux. Un brave agent français tue des Algériens, les jette à la Seine en plein Paris : pas un mot dans la bonne presse française. Pas d’atteinte à l’honneur des forces de l’ordre, l’ignorance bienheureuse permet de sauvegarder la bonne conscience ; que ta main droite ignore ce que fait ta main gauche, et puis, est-ce que ça compte un bicot de plus ou de moins ?
Marcel ANDRIEUX.
A quand l’étoile verte ?
« Les terroristes F.L.N. porteront les premiers la responsabilité de la discrimination établie entre des hommes qui, quelles que soient les solutions adoptées, demeureront condamnés à se côtoyer, en Métropole comme en Algérie. » – Ainsi se termine le « chapeau » de présentation d’un article, non signé, paru dans le « Monde » du 7 octobre 1961 sous le titre « Les responsables de la sécurité renforcent en Métropole et en Algérie leurs moyens de lutte contre les terrorismes. »
Les responsables en question, l’article nous le dit, sont, outre le président du Conseil : MM. Frey, ministre de l’Intérieur ; Chenot, garde des Sceaux ; Messmer, ministre des Armées ; Joxe, ministre d’Etat chargé des affaires algériennes et, entre autres, MM. Jean Morin, délégué général en Algérie ; Papon, préfet de police et Verdier, directeur de la Sûreté nationale.
Les premières mesures prises – « car « c’est avant tout le terrorisme algérien … qui avait … retenu l’attention des autorités » – consistent en un conseil donné par la préfecture de police « de la façon la plus pressante » aux Algériens DE NE PAS CIRCULER LA NUIT, D’EVITER DE FORMER DES GROUPES, ET DONNE L’ORDRE DE FERMETURE, dès 19 HEURES, DES DEBITS DE BOISSONS APPARTENANT A DES ALGERIENS OU FREQUENTES PAR EUX.
La décision avait déjà été prise récemment de renvoyer en Algérie, dans leurs douars d’origine, des milliers de suspects. – Maintenant, ce ne sont plus seulement les suspects, terme déjà très sujet à caution, qui seront en butte à ces mesures dont le « Monde » souligne tout de même le « caractère de coercition« , mais l’ensemble de la population musulmane de la capitale.
Qu’est-ce là, sinon une nouvelle et intolérable manifestation de racisme ?
On a tendance à oublier, en effet, ce que signifiera pour les Algériens de Paris ce « couvre-feu sans le dire » : plus de cinéma ou de bal le soir, plus de sorties nocturnes avec des camarades, des difficultés très grandes pour les travailleurs qui font équipe. – Pour ceux qui ont vécu l’occupation, cela rappelle fâcheusement l’obligation alors faite aux Juifs de n’emprunter que le dernier wagon du métro … – Pourquoi ces vexations ? Le « Monde » nous le dit : afin, « aussi … d’apaiser les craintes et, le cas échéant, de prévenir les ressentiments des fonctionnaires de la police ».
On ne peut manquer de penser qu’on donne vraiment beaucoup d’importance à la police dans ce pays. – On savait déjà, par les affaires Jacques Fesch et Daniel L’Hénoret, que la vie d’un policier coûte beaucoup plus cher devant notre justice que celle d’un malheureux gosse abattu par un « gardien de la paix a un soir de réveillon.
On ignorait encore que le syndicalisme policier fût assez fort pour imposer dans une ville comme Paris, dès la nuit tombée, une véritable ségrégation raciale. On le sait maintenant. Qu’on ne vienne surtout pas nous dire que tout cela n’a d’autre but, en fin de compte, que de protéger la population et « les Algériens qui ne demandent qu’à vivre en paix ».
On s’en souciait bien de la population, on s’en souciait bien des « Algériens pacifiques » quand il s’agissait non des policiers « bien de chez nous », mais des harkis ! C’est que, n’est-ce pas, les fusillades entre harkis et groupes F.L.N., c’étaient des affaires de « bicots » ?
Certains nous somment de verser des pleurs sur « les pauvres policiers victimes innocentes d’un terrorisme aveugle ».
On pourrait croire à leurs sentiments d’humanité si les mêmes avaient élevé un tant soit peu la voix contre les massacres et les brutalités qui ont été le lot quotidien du peuple algérien en sept ans de guerre.
Les combattants algériens, quant à eux, ont tous le souvenir des brimades et des sévices infligés aux leurs par les diverses polices. Et comme on le constate dans toutes les guerres, à plus forte raison dans les luttes clandestines de francs-tireurs ou de partisans, c’est l’uniforme qui, pour eux, désigne l’ennemi. Les conditions de leur lutte ne leur permettent pas de distinguer entre les policiers qui frappent et ceux qui n’empêchent pas de frapper. Les vrais responsables sont ceux qui donnent des ordres de répression aveugle dans la perspective d’une guerre qu’ils savent sans issue.
Les premières mesures à prendre pour la protection de la police devraient tendre à faire la police … au sein de la police elle-même. Et l’on ne comprend guère que les syndicats de police, dont le rôle est tout de même d’assurer la défense des intérêts matériels, mais aussi moraux de leurs membres, ne se soient pas avisés qu’en ne s’opposant pas à l’utilisation au sein de la police de procédés infâmes à l’égard des Algériens, ils s’exposaient à en faire subir les conséquences au corps tout entier.
Ce qui vaut pour la police a aussi valeur d’enseignement pour la gauche française. – A laisser continuellement se perpétrer de nouveaux crimes contre les travailleurs algériens et à laisser au nouveau « système » le soin d’empêcher de nuit les « plastiqueurs » – qui, précisément, ont largement contribué à le porter au pouvoir – elle s’expose à être considérée de plus en plus, de la part des révolutionnaires algériens, mais également de l’opinion internationale, à l’égard du gaullisme, comme une « opposition de sa Majesté ».
E. HERMAND
Statistiques macabres
Voici quelques chiffres, rien que pour Paris :
En juillet : 4 Algériens disparaissent mystérieusement. En août : 2 ; en septembre : 3.
C’est à la morgue qu’on peut voir les corps.
Depuis, le rythme progresse :
Le 2 octobre : 3 ; le 3 octobre : 4 ; le 4 octobre : 7.
Des hommes jetés à la Seine
Comment ne pas rapprocher ces chiffres sinistres de ces deux récits :
Le mois dernier, deux Algériens, dont un gosse de 15 ans furent jetés à la Seine. Le gosse était évanoui, et c’est la fraicheur de l’eau qui l’a réveillé : bien heureux, il savait nager. Son compagnon, un adulte, est mort, dit-il. Qui sont les assassins ?
Un autre Algérien raconte : la semaine dernière au pont X, le car s’arrête. Trois Algériens sont jetés sur le trottoir, battus, insultés. L’un d’eux esquisse un geste de défense. Les trois sont jetés par dessus la rambarde du pont. « Je suis seul à m’en être tiré. Mais, qu’on ne dise pas mon nom, demande-t-il : ils ne me rateraient pas deux fois ! »
Dans un couloir du métro
Le 5 octobre 1961, A … , ouvrier algérien, accompagne sa femme au métro place Clichy ; il est huit heures du soir. Dans le couloir, il croise un flic.
« Qu’est-ce que tu fous là, imbécile, et le couvre-feu ? »
Et sans même lui demander ses papiers, comme ça, il lui flanque un coup de pied dans le tibia, puis, trouvant cela insuffisant, un coup de poing dans l’estomac.
A … s’écroule et reste K.O. vingt minutes, le souffle coupé.
Dans le métro, les gens passent, mais il n’y a que sa femme pour l’aider. Le soir même A … crache le sang.
Deux jours après, il va chez le médecin, qui lui dit qu’il aurait dû venir plus tôt. A … répond : « J’avais peur ».
Tête de Turc
La répression policière est aveugle. Dernièrement, ils ont passé à tabac un Turc, pris d’abord pour un Algérien. Ensuite, les flics ont continué de le battre parce qu’il était Turc. A quand les Auvergnats ?…
A la porte de chez Renault
Chez Renault, des ouvriers algériens font équipe et quittent leur travail à 22 h. Les flics les attendent à la porte, et ils les gardent deux ou trois jours au poste et à Vincennes. De plus, on leur vole leurs papiers, ce qui entraîne à leur prochaine arrestation, un « retour au douar ».
Le 10 septembre 1961 à 22 h 30, toujours à Levallois, un chauffeur de taxi algérien est arrêté malgré une autorisation préfectorale, par un agent qui le menace de sa mitraillette. Arrivé au car, il est battu, insulté et sa voiture est détériorée par les policiers. Un brigadier lui dit : « Si je t’avais vu le premier, je t’aurais abattu comme un chien ».
Des spectateurs trop passifs
Tous les soirs, les rafles se multiplient, commencées un peu avant le couvre-feu pour être sûr de ne pas faire chou blanc ; mitraillette au côté, les policiers cernent les rues et gare à celui qui se trouve là : il est brutalisé, insulté et ceci sous l’œil de la « bonne population française » contaminée par le racisme. Souhaitons qu’elle prenne conscience au plus vite que le jour où l’indépendance algérienne se fera, et elle se fera, les bonnes habitudes policières ne se perdront pas : que l’ouvrier qui, en fin de compte est l’ « Algérien » de France. « Un peuple qui en opprime un autre… ».
A Levallois
Le 18 septembre à Levallois, 13 algériens habitant 98, rue du Président-Wilson, sont expulsés, leur linge et le peu qu’ils possédaient a été jeté dans la cour. Les policiers se sont rués sur la maison, cassant portes, fenêtres, éventrant les cloisons. Certains des ouvriers n’ayant encore retrouvé aucune possibilité de logement, passent donc leur nuit au poste.
A Aubervilliers
A Aubervilliers, le 6 septembre, dans un hôtel où logent plus de 100 algériens, des harkis ont été installés à la place de ces travailleurs. Ils leur ont brûlé leurs affaires. Nous citons l’adresse : 51, rue des Cités.
Le patron de l’hôtel a fait constater, par huissier, près de 4 millions de dégâts.
Les responsables
La semaine dernière, dans le 5e, les policiers après avoir brutalisé un Algérien, sont passés dessus en moto. Mais cela, c’est pratique courante ; dans les paniers à salade, on ne fait plus asseoir les Algériens ; on les allonge par terre, et on marche, on saute dessus. Ce ne sont plus des méthodes réservées aux parachutistes ou aux CRS. Ce sont maintenant de « bons agents de la circulation », qui les emploient, de ces agents dont la chanson dit qu’ils sont de si braves gens, des « bons flics , qui habitent dans nos quartiers, et que les voisins saluent familièrement.
Mais, plus encore que ces exécutants à l’esprit fruste, qu’on excite en les appelant à venger leurs morts, ce sont leurs chefs, le préfet Papon en tête, qui sont les coupables de ces déshonorantes « ratonnades ».