Catégories
presse

Le racisme, arme des exploiteurs

Article paru dans Liberté, 6ème année, n° 253, 15 avril 1948 et n° 254, 22 avril 1948

« Les hommes ont toujours été et seront toujours en politique les dupes naïves des autres et d’eux-mêmes tant qu’ils n’auront pas appris, derrière les phrases, les déclarations et les promesses morales, religieuses, politiques et sociales, à discerner les intérêts de telles ou telles classes. »
LENINE

LE RACISME

Une constatation qu’il est nécessaire de faire à la suite des récentes élections est la suivante : une campagne de panique raciale, alliée à la politique de féroce répression menée par Naegelen, est parvenue, dans une certaine mesure, à approfondir le fossé, qu’un siècle d’exploitation colonialiste a réussi à creuser entre les éléments ethniques qui peuplent l’Algérie.

Et à la faveur de cette situation, des hommes de la réaction la plus noire, de très gros propriétaires, des politiciens véreux, des ex-collaborateurs avec les nazis, des aventuriers ont pu être élus sur les listes dites d’U.R.P.F. ou autre. Ainsi est prouvée encore une fois la vérité que nous n’avons cessé de proclamer : le racisme ne profite qu’aux exploiteurs.

« Le paratonnerre »

A vrai dire, cette vérité n’est pas d’aujourd’hui. Car le racisme, hélas ! n’est pas d’aujourd’hui. Mais le savant et professeur anglais universellement connu Julian S. HUXLEY en a donné une définition valable pour tous les temps et pour toutes les formes de racisme.

« Le racisme est un mythe et un mythe dangereux.

C’est un vêtement pour des fins économiques égoïstes, qui dans leur nudité paraîtraient assez laids. »

Quels sont ces buts égoïstes ? Ils varièrent au cours de l’histoire. Mais on peut sans se tromper affirmer qu’à chaque cas, ils ne concouraient qu’à une fin ; assurer la domination d’un groupe d’hommes, d’une classe sociale sur les autres. Les exemples ne manquent pas. Et on peut remonter fort loin.

Les persécutions anti-juives au Moyen Age, dont les seigneurs féodaux firent pour le peuple un excellent dérivatif aux souffrances qu’il endurait, le mouvement antisémite sous le régime capitaliste par lequel on fait porter aux Juifs les tares de ce régime, peuvent servir d’exemple.

C’est pendant cette période que le racisme antisémite devint, selon le mot de Joseph Staline :

« Le paratonnerre qui soustrait le capitalisme aux coups des travailleurs. »

La sanglante baudruche hier seulement dégonflée du nazisme, le « Jim-Crowism » ou racisme antinègre qui sévit encore aujourd’hui en Amérique, ne peuvent que donner de nouvelles preuves ; en Amérique, par exemple, en vertu du racisme antinègre, les nègres touchent dans l’industrie, pour un travail égal, un salaire inférieur à celui des ouvriers blancs. Il en est de même pour les travailleurs intellectuels, les instituteurs, les petits fonctionnaires, etc…

L’instruction est refusée à une grande partie de la population nègre.

Les nègres sont en fait privés de droits politiques.

Mais tout cela n’est rien à côté de cette coutume ignoble et sanguinaire : le lynchage. Le nombre des lynchages enregistrés officiellement s’élève à plusieurs milliers.

Ces nègres par milliers pendus ou lapidés, abrutis de coups, écrasés, torturés, cela ne rappelle-t-il pas quelque chose ? Oui, les pogroms hitlériens !

Et le publiciste noir du Sud, James W. FORD n’a-t-il pas raison d’écrire :

« La séparation des races, le Jim-Crowism, le lynchage légal ou non, voilà quelques unes des méthodes qui servent à la classe régnante… à opprimer, dans sa cupidité, mon peuple ; ce faisant, cette classe impose ainsi un régime de misère, de pauvreté et d’abaissement à la population pauvre de race blanche… la maintenant en servage aussi bien que les nègres… »

Ainsi un nègre le proclame : le racisme quel que soit la collectivité à laquelle il s’applique n’est toujours qu’un instrument d’oppression entre les mains des exploitateurs.

Diviser pour régner

A vrai dire, en Algérie, dès le début de la conquête, le colonialisme vit tout le parti qu’il pouvait tirer du racisme, pour établir et asseoir solidement sa domination. C’est pourquoi, dès le début, il s’emploie à nourrir une propagande de division raciale entre les divers éléments de la population.

Comment s’y prennent-ils pour susciter cette division ou l’entretenir ? Les procédés sont nombreux qui vont de la calomnie et du mensonge à l’appel ouvert à la guerre civile. Il y a la fausse nouvelle, il y a la provocation, il y a aussi les inégalités. Et combien de manœuvres et d’intrigues.

L’inégalité de traitement, il faut le dire dès l’abord, est une arme de choix. Et les maîtres de l’Algérie s’en servent en virtuoses.

Que ce soit l’inégalité dans le ravitaillement, dans les salaires ou même dans les pensions militaires, que ce soit l’inégalité dans l’instruction ou même devant la juridiction, un seul but est visé : donner aux Musulmans et aux Européens l’impression qu’ils ne sont pas semblables, n’ont pas les mêmes intérêts, ne sont nullement astreints à la solidarité dans la lutte et dans le travail.

Mais diviser Musulmans et Européens ce n’est ni sûr ni suffisant. Le coup de maître, ce serait aussi de diviser les Musulmans entre eux et les « Européens » entre eux. Personne n’y coupe. On tente de dresser les « chrétiens » contre les Juifs, les Juifs contre les Musulmans, les « Français » contre les « Espagnols », les « Italiens » ou les « Maltais », ceux que l’on appelle parfois (le Juriste Paoli par exemple), les « Etrangers » – les Arabes contre les Kabyles – et ainsi de suite. Et au milieu de l’infernale ronde, une clique de profiteurs marque les coups et excite : kss ! Kss !


Racisme anti-juif

IL ne fallut pas longtemps au colonialisme pour saisir tout l’intérêt qu’il y aurait à dissocier dès le début la « masse indigène » elle-même.

C’est pourquoi il y eut par exemple ce décret dit Crémieux par lequel on prétendait extraire de la communauté algérienne tout un groupe ethnique, pourtant soudé par des centaines d’années de vie commune, par des mœurs communes, une langue et une histoire communes, des intérêts communs, aux autres groupes. La manœuvre, qui a fait long feu aujourd’hui, ne manqua pas sur le champ de rencontrer quelques succès en creusant pour un temps un fossé entre Musulmans et Juifs.

Mais en même temps qu’on essayait d’inculquer aux Israélites l’idée qu’ils n’avaient rien de commun avec les Musulmans, on trouvait le moyen, en même temps, de les dénoncer aux Européens comme des étrangers et des ennemis. Cette propagande qui commença avec les frères Régis par nous valoir les troubles d’Alger de 1897 continua jusqu’à nos jours avec les Coston, les Morinaud, les Molle et les Pantaloni pour nous apporter en passant ce que l’on a fort justement appelé la sanglante provocation de Constantine en 1934.

Ce qu’en retira le colonialisme ? Une déclaration de Morinaud à l’ « Echo d’Alger », le 8 août 1934 est suggestive à cet égard :

« Pour éviter le retour d’événements si terribles, il nous faut des garnisons fortes, des policiers solidement organisés, et je n’hésite pas à le dire, et je l’ai dit au Marechal Pétain, voici six semaines, il nous faut le droit pour le Gouvernement Général de mobiliser les citoyens valides en cas d’émeutes… NOUS AURIONS TORT DE NE PAS TIRER LE PROFIT QUI SIMPOSE. »

Racisme anti-musulman

Le travail, cependant, qu’on eût le plus à cœur de mener fut (et reste) sans conteste de susciter la méfiance, le mépris et la haine entre Européens et Musulmans.

C’est à cela que s’applique l’effort la plus considérable, le plus soutenu.

Il y eut une époque où l’on écrivait tranquillement en Algérie :

« L’Etranger est le peuple arabe. »

« Les hordes qui peuplent actuellement l’Algérie sont telles qu’Hérodote, il y a 2.300 ans, dépeignait les Arabes de l’Asie » (général Daumas) « Ignorant, grossier, paresseux, menteur, cynique, sanguinaire, dégradé par tous les vices. L’Arabe… un abîme sépare l’homme d’Europe de l’indigène d’Afrique » (Comte de Raousset-Boulbon.)

Mais on ne se contentait pas d’affirmer les différences profondes, « l’abîme » infranchissable entre Musulman et Européen. Surtout – car c’était là l’essentiel – surtout on faisait passer sur les Européens, selon la plus savante des manœuvres, ces vents de panique, qui sont plus utiles aux oppresseurs que des armées entières, avec leurs canons. Cette manœuvre-là reste malheureusement la plus efficace, elle continue à jouer un rôle, qui fut plus important certes dans le cours de l’Histoire, mais qui n’en reste pas moins des plus néfastes à la paix, à la prospérité et au bonheur de ce pays. Il faudrait remonter les ans et les décades, rappeler chacun des sursauts anti-colonialistes des populations opprimées, chacune aussi des provocations montées et des complots fomentés pour dire toute la malfaisance de ces ouragans que, de temps à autres, ont fait lever et dans lesquels disparaissent en un instant ce que des années de paix avaient su construire d’union et d’amitié.

Et chaque fois, l’oppresseur rétablit ainsi son équilibre menacé. N’a-t-on pas vu hier encore une campagne de peur basée sur des tracts douteux (« la valise ou le cercueil »), sur de fausses nouvelles (troubles en Kabylie, dans le Constantinois, etc.) pour aboutir à une certaine victoire électorale de la réaction dans le premier collège.

Mais n’a-t-on pas vu surtout pour susciter de telles paniques la réaction colonialiste aidée de l’administration commettre les pires crimes, comme dans le Constantinois, le 8 Mai.

L’heure du gendarme

Le résultat fut immédiat. Comme Morinaud en 1934, l’ « Echo d’Alger » proclama : « L’heure du gendarme est arrivée ! » Et le torchon de chantage « Démocratie », de commencer sa campagne ordurière. Et la « Dépêche de Constantine ». Et la « Dépêche Algérienne ». Jusqu’au socialiste « Fraternité » qui prétendit voir dans le 8 Mai la preuve que

« la grande masse des populations musulmanes de ce pays n’a pas encore atteint le degré d’évolution minimum qui nous semble nécessaire pour justifier les revendications du manifeste… »

On voit le bout de l’oreille. La réalité est là, exposée à rebours. Il s’agissait de prouver que toute revendication était injustifiée. Le 8 Mai, dans l’esprit de ses organisateurs, devait apporter cette preuve. Il apporta surtout celle de l’utilité du racisme pour les profiteurs de la colonisation, qui en retirent à chaque fois la consolidation de leur pouvoir. Or malgré quelques échec, le moyen est trop bon pour qu’ils l’abandonnent. C’est pourquoi continue d’exister cette presse pourrie et déshonorante pour ceux qui l’emploient qui par des moyens ouverts ou hypocrites ne poursuit qu’un but : dresser des barrières entre les hommes de ce pays.

Le racisme anti-algérien

Or le trouble et la haine qui renforcent les exploiteurs ne jouent pas contre un seul élément de la population.

Si, aujourd’hui, parce que le peuple algérien n’était pas uni dans un même front anti-colonialiste, le Statut n’a pas été l’instrument de liberté et de démocratie qu’il aurait pu être, si l’Assemblée algérienne sera composée en majorité de réactionnaires, qui en souffre ? Mais tous les Algériens.

Le régime infâme des Communes mixtes n’est pas supprimé. Pas plus que celui des Territoires du Sud. Le pays est toujours soumis aux volontés, à l’arbitraire d’une administration essentiellement irresponsable. Les lois scélérates ont été appliquées en Algérie sans que nul Algérien ait été appelé à donner son avis. Et le projet de Sécurité Sociale, le Statut des fonctionnaires qu’une Assemblée Algérienne démocratique se serait sans aucun doute empressée d’adopter, courent aujourd’hui de gros risques.

La caverne d’Ali-Baba demeure intangible, toute puissante.

Une assemblée où tendent à se heurter deux blocs qui peuvent susciter dans les population aussi le heurt de deux blocs, voici les résultats du vent de panique que l’on fit souffler ces derniers temps.

Et derrière la Caverne, et derrière l’Assemblée se profile le spectre menaçant : profitant de ces divisions, l’impérialisme insatiable des Américains. N’est-ce pas déjà sa volonté que l’on devine dans cette mesure inouïe, digne seulement du pays des « Jim Crow » : les wagons spéciaux pour Musulmans.

A cela, une seule réponse : si nos exploiteurs veulent nous diviser, soyons unis. La panique et la haine raciales renforcent leur domination, consomment notre ruine. L’expérience de ces derniers temps est précieuse. Pendant le magnifique mouvement revendicatif de décembre, les travailleurs se-sont dressés sans distinctions de race ni de religion. La lutte fut commune. Ce qui fut arraché le fut pour tous.

Or, devant les entreprises des fauteurs de guerre qui voudraient transformer notre pays en base militaire, nos enfants en chair à canon, la lutte doit être encore plus acharnée. Nous avons un dur combat à mener. Seuls notre union est le gage de notre victoire.