Article de Mohammed Dib paru dans Egalité, organe du Manifeste du peuple algérien, IVe année, n° 75, 1er mai 1947

HORMIS certaines exceptions illustres, quand par goût ou par curiosité, nous consultons les travaux des arabisants, c’est de prime abord le ton de diffamation qui nous frappe le plus. Entreprendre l’investigation du domaine islamique dans un esprit de destruction à peine déguisé semble être de règle parmi les orientalistes – en particulier de l’école française ; le mot d’ordre passé : le silence ou le dénigrement systématique. Adoptant cette dernière attitude, les arabisants résolvent l’affaire par une simple négation : à les en croire, jamais une civilisation arabe proprement dite n’a existé, il ne peut être question que d’un assemblage de connaissances hétérogènes ; si culture il y a, une telle culture n’a jamais su se dégager des influences extérieures, franchir le stade des origines, élaborer les éléments d’une civilisation originale. D’aucuns prétendent que le ridicule tue en France. Point, si l’on songe à ces archontes. Laissons le grand orientaliste Philip K. HITTI leur répondre :
« Nous avions atteint, dit-il lorsqu’il arrive à l’étude de la civilisation islamique, la période durant laquelle la langue arabe devient le véhicule de travaux récents et originaux en science, spécialement en médecine, astronomie, alchimie et géographie, en mathématique – et aussi en philosophie, histoire, éthique, littérature. Les Arabes avaient non seulement assimile l’ancienne culture de la Perse et l’héritage classique de la Grèce, mais les avaient adaptes à leurs besoins particuliers et à leur manière de penser. Les traductions, modifiées par le génie arabe au cours de plusieurs siècles, furent transmises, en même temps qu’un grand nombre de nouvelles contributions, à l’Europe » (1).
Voltaire lui-même, qu’on ne peut soupçonner de sympathie à l’égard des Musulmans, disait :
« Il est évident que le génie du peuple arabe, mis en mouvement par Mohamed, fit tout de lui-même pendant trois siècles et ressemble en cela au génie les anciens Romains. »
Il n’accorde, il est vrai, que trois siècles au développement de la civilisation arabe, mais notons que l’esprit de justice, même avec des restrictions, ne fit pas entièrement défaut chez les philosophes du XVIIIe.
L’intention évidente, mais vaine, des détracteurs est d’exclure la civilisation arabe du fonds commun des acquisitions spirituelles de l’humanité. Par quel énorme tour de prestidigitation vont-ils pouvoir le faire ? … escamoter un phénomène aussi extraordinaire ? Son rayonnement traversait le monde de la mer de Chine jusqu’en Espagne, et continue de s’exercer de nos jours. Ces fossoyeurs qui ne songe qu’à cataloguer, énumérer, étiqueter – compilateurs dont l’unique souci consiste à dresser des monuments d’inutilité – tentent simplement de noyer les lignes maîtresses du grand et bel édifice dans un déploiement de détails sans signification dans les valeurs de l’Islam. Ils mettent tous leurs soins à réduire en un tas de poussière morte ce qui fut une immense flamme.
« Si ton œil est en bon état, tout ton corps sera éclairé ; mais si ton œil est en mauvais état, tout ton corps sera dans les ténèbres. Si donc la lumière qui est en toi est ténèbres, combien seront grandes ces ténèbres. » (Matthieu. VI. 22-23).
Ceux dont la lumière est ténèbres croient devoir parler d’une civilisation définitivement éteinte aussitôt qu’ils abordent l’étude de l’Islam. Là encore, opposons-leur l’opinion du Dr Hitti :
« L’Arabe qui, dans le passé, a grandement contribué à l’enrichissement de la culture du monde peut, encore une fois de plus, non seulement prendre sa place parmi les nations démocratiques d’avant-garde, mais avoir l’opportunité d’apporter de nouvelles contributions au problème de l’humanité. »
Et nous entendons la voix de Saint-Just tonner:
« Je ne connais qu’un moyen de résister à l’Europe, c’est de lui opposer le génie de la liberté. »
Ceux qui se sont concertés pour piétiner la culture arabe sont les ennemis de la vérité parce qu’ils sont les ennemis de la liberté.
Les Arabes aimaient inscrire cette devise au fronton des universités d’Espagne :
« Quatre choses supportent le monde : le savoir du sage, la justice du magnanime, les prières du juste et la valeur du brave. »
Il est significatif que dans cette énumération le savoir vienne en premier lieu. Dans les « ténèbres » du Moyen-Age, les peuples de l’Islam furent les seuls à pouvoir assurer la relève de l’intelligence. Ils ont été les porte-drapeau de la culture et de la civilisation à travers le monde, les médiums grâce auxquels la science et la philosophie antiques furent récupérées, puis augmentées de contributions neuves et originales.
C’est ainsi que la renaissance de l’Europe occidentale devint possible. Il n’entre pas dans notre dessein de dépeindre ici la civilisation arabe. Mais nierait-on que la cour des Abbassides fût, sans exagération, la plus brillante qui existât à l’époque ?… Ce rayonnement culturel en s’étendant à l’Espagne eut les conséquences les plus fécondes pour l’Europe, car ce fut principalement par l’intermédiaire de l’Espagne musulmane que la culture arabe allait pénétrer la culture chrétienne du Moyen-Age pour engendrer la civilisation que les Occidentaux actuels ont héritée.
A cette époque, les savants arabes entreprirent la synthèse la plus grandiose qui eût tenté l’esprit humain. En partant des doctrines de l’Orient et de l’Occident, qu’ils cherchèrent à concilier, ils édifièrent un système où tous les éléments de la connaissance trouvaient leur place logique. système complet où les mathématiques, la religion, l’astronomie, le droit, la musique, la médecine, la poésie, se trouvaient liés sous le signe d’une unité primordiale. Pour la première fois dans l’histoire de la pensée humaine, l’Islam, au Moyen-Age, réussit à mettre en harmonie le monothéisme et la philosophie grecque, fondre, par ailleurs, en un seul corps les deux cultures sémitique et indienne. Il se trouvait donc, que le domaine intellectuel était beaucoup moins compartimenté qu’il ne l’est aujourd’hui ; les diverses manifestations de l’intelligence beaucoup moins isolées les unes par rapport aux autres. Nous ne sommes point habitués de nos jours à voir les philosophes être aussi des mathématiciens, des médecins, des musiciens, des astronomes, des poètes. Aussi, le nom de Omar Kheyyam n’évoque pas seulement la grande figure de l’auteur des Roubayyat, mais encore celle d’un astronome et d’un mathématicien renommé. L’œuvre d’El-Kindi, à ce point de vue, n’est pas moins typique. El-Kindi n’était pas seulement un philosophe ; c’était en même temps un astrologue, un alchimiste, un musicographe.
Il est vrai que, ainsi que l’a noté Ibn-Khaldoun (Goldziher le dit bien aussi), il entre dans la cristallisation définitive de la civilisation arabe des éléments éclectiques incontestables. Mais cela peut exactement s’appliquer à n’importe quelle autre civilisation lorsque nous considérons ses origines. Si, à ses débuts, l’Islam se sert de traits lui étant étrangers – influences helléno-persanes, indiennes – nous sommes en droit d’affirmer, par contre, que les ayant absorbées et assimilées, il en tire des conceptions en matière d’art, de philosophie, de mathématique, d’astronomie ou de médecine, entièrement originales, car incomparables à toutes celles qui les précèdent ou leur succèdent. Outre leur originalité propre, ces conceptions offrent une universalité qui les fit s’imposer de l’Inde jusqu’à l’Océan Atlantique. L’art, dans son extension à travers cette immense aire, conserve une identité qui est le signe d’une création puissante, autonome.
Pour les intellectuels arabes, l’accomplissement fut atteint dans la pensée philosophique. A cet égard, l’Islam constitua le dernier et le plus puissant chaînon entre la philosophie grecque et l’Occident latin. Sa contribution particulière en cette matière consista spécialement à concilier la foi et la raison, la religion et la science. Si pour les penseurs arabes le Coran est vérité, Aristote, Platon, également, sont vérité ; et la vérité est une. C’est cette harmonie que les philosophes réussirent à établir. On est mal venu de nous déclarer, comme le fait Cl. Huart :
« la philosophie moderne est libre, parce qu’elle fait table rase de tout ce qui l’a précédée ; celle du Levant (entendez la philosophie arabe) ne l’est pas parce qu’elle ne peut se dépêtrer de la terminologie scolastique que lui a léguée le Moyen-Age ».
Nous ne cesserons de répéter aux arabisants qui sont de bonne foi : Vous ne vous informerez jamais assez lorsqu’il s’agit de la pensée arabe, s’il n’entre pas dans votre dessein de la déprécier. A propos de Cl. Huart, nous remarquons, d’abord, qu’il se produit une confusion dans son esprit. De la notion du Moyen-Age, il passe facilement, et sans s’en douter, à la conception d’une philosophie arabe médiévale parce que contemporaine de la phase historique qu’on nomme Moyen-Age en Europe. Au même titre que les philosophes arabes, les scoliastes chrétiens eux-mêmes se trouvèrent en face du même problème : concilier la foi et la raison, la religion et la science. Mais ils s’y attaquèrent en vain ; des difficultés insurmontables naquirent précisément de l’accumulation des dogmes et des mystères qu’offre leur théologie, cependant que l’Islam et le Coran font appel autant à la raison qu’à la foi du croyant. L’esprit qui anime la philosophie arabe est éminemment rationaliste et, à maints égards, moderne ; et les conceptions qu’il engendre cohérentes.
Ibn Rochd (Averroès), le philosophe de Cordoue, grand surtout par l’influence qu’il eut sur l’Occident déjà au XIIe siècle, et en dépit de la réaction des orthodoxes, eussent-ils été Musulmans, Talmudistes ou Chrétiens, réclamait le droit de soumettre toutes choses, sauf les dogmes de la révélation, au jugement de la raison. Il n’était pas, contrairement à ce que croient certains, l’ancêtre des libres-penseurs et de l’athéisme, l’ennemi de la foi, mais celui dont les conceptions, jusqu’à la naissance de la science expérimentale actuelle, furent les premières du rationalisme moderne.
Il est vrai que l’Islam a aussi son Moyen-Age, qui d’ailleurs est bien loin de correspondre dans le temps au Moyen-Age chrétien. Epoque médiévale en Occident, en Orient nulle éclipse dans le rayonnement de la culture arabe. Ce fut au contraire, pour celle-ci, un véritable âge d’or. Avec les temps modernes commença pour elle l’Age des Ténèbres. Elle y est depuis quatre siècles, depuis la domination ottomane.
Il est indéniable que les Turcs ottomans édifièrent un des plus puissants Etats musulmans, un de ceux qui durèrent le plus. Mais où est la gloire que fut Bagdad et Damas, Le Caire et Cordoue ? A partir de cette période, la culture arabe devient réellement simple matière à controverses pour scoliastes : la pensée arabe, le fief de l’esprit médiéval. Le règne des confréries commence : à la pensée éclairée succèdent d’obscures querelles de sectes et la liberté fuit le domaine de la connaissance remplacée par l’esprit d’orthodoxie. Ce que la culture arabe posséda de rationaliste, de moderne avant la lettre, sombre dans de fumeuses discussions théologiques et mystiques.
C’est cette apparence médiévale de la pensée arabe que l’Europe, à présent, veut imposer comme l’unique aspect de la culture islamique. Les arabisants français insistent, dans leurs travaux, sur cette période comme si, dans le passé de l’Islam, il n’y eut que cette phase des ténèbres. En limitant, sciemment, l’aire de leurs recherches à cette époque, d’une part ; d’autre part, en exagérant l’importance de la pensée scolastique et de ceux qui, dans le passé et aujourd’hui, incarnent cette pensée, en l’occurrence les chefs de confréries : les arabisants servent la cause de l’impérialisme et non celle de l’intelligence. Ils veulent prouver à l’Europe, et surtout aux Musulmans : 1° que la culture ne fut qu’ure série de spéculations dogmatiques ; 2° que les chefs de confréries sont les vrais penseurs de l’Islam.
A ce propos, d’ailleurs, écoutons celui que représente ce type d’arabisant, maître en l’art de camoufler la vérité, d’insulter l’esprit :
« Il importe donc à ceux qui commandent en pays musulmans d’avoir une politique assez avertie et souple vis-à-vis des chefs des confréries religieuses, de surveiller leur attitude et leurs agissements, de récompenser le loyalisme des uns et de châtier l’hostilité des autres. DE LES OPPOSER AU BESOIN LES UNS AUX AUTRES. » (A. BEL, « L’Islam mystique »)
Relevons ailleurs cette phrase pleine de cynisme insolent, chez le même auteur :
« Or, le peuple ignorant et fruste, N’A QUE FAIRE DE LA SCIENCE ISLAMIQUE qui s’enseignait jadis dans les universités, il n’a ni le goût ni les moyens de l’acquérir. Ce qu’il veut c’est assurer son bonheur en ce monde et dans l’autre par des pratiques religieuses qui soient à sa portée ».
Aussi, tout naturellement, le mysticisme prendra une importance qu’il n’eut jamais dans la véritable culture musulmane. Mais nous savons que la contemplation mystique qui constitue le fondement des confréries met en péril la religion et la civilisation.
A l’heure actuelle, nous avons le sentiment que cet affreux Age des Ténèbres est en train de se dissiper : qu’une aube se lève. L’Occident, en retour de ce qu’il puisa dans l’humanisme arabe, infuse en nous les germes de l’esprit scientifique moderne. Notre propre passé, par-delà une phase d’éclipse périlleuse, de nouveau fait rayonner son message afin de faire renouveler chez nous le triomphe de la pensée indépendante.
par Mohammed DIB.
(1) Philip K. HITTI « The History of the Arabs ».
Le témoignage d’un Français
L’étude que nous publions ci-dessus était déjà composée lorsque nous avons reçu de notre excellent camarade, Roland Miette, conseiller général de Zemmora, un article concernant le même sujet. Nous en extrayons les passages suivants qui confirment les observations de M. Mohammed Dib.
Notons que le personnage auquel fait allusion Miette est précisément celui que cite l’auteur de l’étude.
Le Gouverneur général Viollette avait mis sur pied un programme d’enseignement de la Médersa de Tlemcen qui était guidé par le désir de donner aux jeunes gens de cet établissement un niveau d’études nettement supérieur. Mais il avait compté sans l’action du directeur de cette Médersa, aujourd’hui décédé – paix à ses cendres – qui, dès le départ de M. Viollette, amenuisa progressivement le niveau du programme. Au cours de la visite que fit, il y a une dizaine d’années, la commission Lagrosillière la Médersa de Tlemcen, le directeur (M. Bel), dans son discours de présentation, déclarait ceci (je cite de mémoire) :
« Il n’est nullement question de donner à nos élèves un enseignement supérieur qu’ils ne peuvent assimiler, étant par atavisme réfractaires à l’enseignement de la philosophie et des sciences modernes ».
Ce fut ce même directeur qui, faisant une conférence à des personnalités locales administratives et militaires, ses élèves de 4e année étant présents, déclarait, montrant du doigt les jeunes gens qu’il eût dû chérir comme ses enfants : « Méfiez-vous de ces calottes rouges », et cela en présence d’un sous-préfet, d’un général, d’un maire, et d’une assistance choisie !
De telles humiliations, de tels mensonges, sont le ferment de la révolte ; et il a fallu que ces jeunes générations aient une âme d’airain et un cerveau singulièrement lucide pour n’en point garder rancune à la France.
Ceux d’entre nous qui se sont penchés sur le monde arabe avec l’ardent désir de le comprendre pour mieux l’aimer, ont senti la noblesse de l’âme arabe, et ont compris tout le dévouement, toute l’ardente affection que l’on en pouvait attendre.
Mais hélas ! combien sont rares ceux qui ont voulu faire cet effort, mais que de satisfactions morales et spirituelles ont obtenu ceux qui l’ont fait.
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