Article d’Abdelaziz Menouer alias El Djazaïri paru dans La Défense, Organe de la section française du Secours rouge international, Quatrième année, n° 54, du 18 janvier au 1er février 1930, p. 3

(Suite)
… Le convoi depuis plus d’une heure a quitté Barberousse. Le troupeau misérable est composé d’une quarantaine d’Arabes faméliques, vêtus de gandouras et de burnous en loques ; les pieds nus, ils avancent péniblement sur la route poudreuse. Les gendarmes à cheval plastronnent et rudoient les prisonniers ; ils jurent pour hâter leur pas :
– Fils de chiens, ce n’est pas loin, 12 kilomètres !
On s’engage dans la forêt d’eucalyptus, et comme une caserne géante, l’édifice, sinistre, se dresse : Prison de « Maison Carrée ».
Ici, l’atmosphère est terrifiante. On comprend déjà, pourquoi Ben Kanoune a tenté de se suicider à Barberousse : il était rare qu’un musulman se retirât la vie ; il fallut connaitre l’épouvantable régime colonial pour pousser ces résignés à cette fin tragique. Les féodaux turcs, eux-mêmes, avant l’occupation française, ne poursuivaient pas une politique systématique de répression, appliquée sur une échelle aussi vaste et aussi cruelle.
La « fouille »
Dès leur arrivée, les hommes doivent ôter leurs guenilles. Et pendant une heure, ils sont là dans la cour, tout nus, exposés au soleil qui brûle, ou au froid qui glace leurs corps débiles. Attente pour la douche réglementaire.
Alors une scène effarante, non moins réglementaire, se produit.
Une équipe de « prévôts », « l’aristocratie », qu’on a sélectionnée parmi la lie des condamnés, ces 10 % de détenus, comprenant les souteneurs aux mœurs spéciales, les bandits habitués des prisons, auxiliaires zélés de l’administration pénitentiaire, s’avance pour opérer la « fouille ».
Chaque prévôt se réserve un lot de nouveaux arrivés et visite chacune des parties de leur corps pouvant dissimuler un objet quelconque : les mains, la bouche, les oreilles, le rectum sont inspectés. Le détenu malmené doit prendre toutes les positions exigées. Plié en deux, il doit écarter les fesses ; qu’il proteste et les coups de ceinture pleuvent : la lanière de cuir cingle l’épiderme, zèbre le corps de raies, d’où le sang jaillit. Et si la blessure physique ne suffit pas, on heurte à dessein la dignité du condamné ; le « prévôt », sans gêne ni pudeur, devant les gardiens amusés, se permet d’ignobles attouchements.
Ces mœurs, nous sommes amenés en passant et sans fausse honte à en parler car elles sont une plaie des prisons coloniales, où l’on trouve parfois, dans une seule salle, plus d’une centaine de détenus vivant dans la plus vicieuse promiscuité.
Ce crime retombe sur le capitalisme, qui, malgré un climat particulier, enferme des hommes dans la virilité de l’âge, les entasse dans ses geôles et les livre à l’école de débauche que professent les individus tarés, placés sous sa protection.
Et il est d’autant plus criminel, qu’il n’ignore pas les besoins physiques des hommes soumis à son absolutisme, car lorsqu’il s’agit de son intérêt, et pour maintenir le « bon moral » parmi ses troupes, il ne répugne pas de placer, près des cantonnements, des maisons spéciales.
A « Maison Carrée », il laisse avec bienveillance développer les mœurs contre nature, et combien de jeunes détenus sont rongés par des maladies honteuses et mortelles ; combien d’autres conservent, pour la vie, les tares immondes contractées dans les prisons du civilisateur.
Ce premier contact avec la Centrale de « Maison Carrée » nous a fait assister à une réception préliminaire d’initiation.
Le calvaire commence. L’Arabe vient d’être affecte à une salle, à un chantier ou à un atelier.
En cage !
Il n’a plus son cher burnous en haillons, on l’a revêtu d’un pantalon « français », d’une blouse « française », et d’un calot « français » comme il les désigne en arabe. Son accoutrement de bagnard l’étouffe, c’est pour lui la camisole de force. Et, suprême dégradation, on lui a rasé, lui un « homme », ses moustaches. Il en pleure de rage.
Dans l’immense cage où on l’a jeté, il entre, portant la natte qui lui servira de litière.
– Es Salam Alaïkoum (que le salut soit sur vous). Cent paires d’yeux le dévisagent ! Derrière les barreaux de fer, il croit maintenant être délivré du gardien, il se voit au milieu de musulmans, d’opprimés comme lui, il soupire, il espère être soulagé par leur solidarité.
Mais là encore, le capitalisme s’est assuré la division dans une même classe, dans une même race. Le prévôt, cette canaille privilégiée, se substitue férocement au garde-chiourme officiel. S’il ne reconnaît pas dans le nouvel arrivé une crapule de son genre, vite il lui démontre son autorité par quelques brutalités, lui désigne sa place dans un coin détestable de la salle. Car pour un bandit, il dérangera vingt détenus ; il l’installera près de lui, dans le rayon des augures et de la dictature.
Le nouvel arrivé est un honnête homme et souffre de son malheur. Il s’assied par terre, se croise les jambes, et demeure pensif. Il pense à son douar, à ses enfants, à son gourbi, aux calamités que fait peser sur sa tête la France conquérante. Il pense, jusqu’à ce que le crépuscule descende son voile morne.
La nuit ne lui apporte même pas le repos physique ; elle lui réserve un autre supplice moral. L’enfermé est vite tiré de sa rêverie par une seconde épreuve plus répugnante que celle de la cour.
(A suivre).
El Djazaïri
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