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Abdelaziz Menouer : Les travailleurs coloniaux et le chômage

Article d’Abdelaziz Menouer alias El Djazaïri paru dans La Vie ouvrière, 8e année, n° 395, 24 décembre 1926, p. 5

LES PREMIERS FRAPPES

Quand le capitalisme subit une crise dans sa production, il s’attaque aux salaires des ouvriers sans distinction de leur race ou couleur. Naturellement, il commence par ceux des ouvriers inorganisés, à ceux des travailleurs socialement infériorisés et se sert de leur faiblesse pour constituer une masse de manœuvre et s’attaquer ensuite aux salaires des ouvriers organisés et socialement privilégiés. Parmi les travailleurs à la merci du capitalisme on peut distinguer les coloniaux. Dans le Peuple du 30 novembre le réformiste Jules Uhry assimile le Kabyle aux ouvriers étrangers. Nous ne voulons pas diviser les ouvriers en catégories raciales pour servir le capitalisme, nous laissons ce soin à MM. Jouhaux et consorts, mais nous analyserons ces différentes mains-d’œuvre ethniques pour comprendre comment elles sont sur le marché du travail métropolitain, jusqu’où leurs droits et libertés sociales égalent ceux des ouvriers français et jusqu’où ils peuvent combattre le capitalisme français.

En France, la main-d’œuvre étrangère, polonaise, italienne, espagnole, ou autre est un phénomène accidentel dû à la loi de l’offre et demande, aux conditions politiques et économiques des différents pays d’origine. Si la loi de l’offre et demande a, depuis la guerre, joué pour la main-d’œuvre coloniale, il n’en est pas moins vrai qu’elle devait apparaître sur le marché du travail métropolitain en concurrente. La possession d’un vaste domaine colonial peuplé de 60 millions d’êtres, spoliés de leurs terres, paupérisés, venant grossir l’armée de réserve capitaliste, le développement de la technique devaient fatalement réclamer sa participation dans la production.

L’ouvrier étranger est chez lui un citoyen, et malgré tout le régime de terreur qui puisse sévir dans son pays il est dans une condition sociale supérieure à celle du travailleur colonial. Il a appris après des décades la lutte de classe, il a acquis une éducation sociale, arraché des libertés et des droits sociaux. Le travailleur colonial, lui, est un esclave. Il est écrasé par la domination qui se conjugue avec l’exploitation d’une bourgeoisie d’un autre peuple. Il est dépourvu de droits politiques et de libertés ouvrières. Il ne connaît aucune loi sociale. Sa liberté est aliénée, il ne peut se déplacer, émigrer à l’étranger, aller où il puisse offrir librement la force de ses bras. Il est à la merci de l’impérialisme du conquérant, il n’est qu’une bête de somme, qui pour vivre, doit se courber à toutes les exigences du dominateur.

Il fait partie d’un cheptel humain, propriété exclusive du vainqueur, et ne peut se déplacer que vers les points où celui-ci en juge la nécessité.


Pendant la guerre, l’impérialisme français avait amené des coloniaux de différentes possessions d’Afrique et d’Asie. Esclaves noirs, jaunes et bruns, furent par lui massacrés dans le carnage ou contribuèrent à la production d’engins de mort. L’après-guerre, avec la modernisation de l’industrie, les retint dans les usines, les mines, les chantiers, et en forma jusqu’à des manœuvres spécialisés.

La majorité de ces travailleurs coloniaux sont Nord-africains ; la distance qui les sépare de leur pays d’origine permet leur exploitation sans que le capitalisme ait à payer les frais de voyage. Ils sont près de 150.000 en France. En faible quantité, les Indochinois travaillent également dans les usines ou comme cuisiniers. Ils sont pour la plupart recrutés sur contrats et à des conditions éhontées. On trouve également un fort pourcentage de noirs africains utilises comme chauffeurs dans la marine marchande.

La question des Nord-Africains, Marocains, Algériens et Tunisiens, est celle qui prend aujourd’hui la plus grande importance, d’autant plus que la bourgeoisie et ses agents réformistes s’en sont assez préoccupés.

L’offensive qui est menée depuis deux ans et demie contre les « Sidis » n’a pas seulement été inspirée par la rapacité des colons d’Algérie, mais elle était dictée par le danger que le capitalisme courait en mettant cette plèbe en effervescence au contact d’une classe ouvrière révolutionnaire.

On s’était servi du crime de la rue Fondary pour mener une campagne de calomnies contre les Sidis. On leur trouva des vices, des maladies, on fit tout pour dresser l’opinion ouvrière contre eux. On marquait par là l’effroi causé à la bourgeoisie, par la participation des Nord-Africains au mouvement révolutionnaire : adhésion aux syndicats, attitude intransigeante dans tous les conflits, tenue de meetings grandioses, etc., et l’on justifiait aussi les terribles mesures de répression qu’on voulait appliquer : suppression de la liberté de voyage, contrôle de l’émigration, constitution d’un vaste service de police politique. Le bureau de surveillance, de la rue Lecomte, est une véritable officine de briseurs de grève et de terreur contre les militants indigènes.

La crise de chômage qui vient d’apparaître donne un prétexte au capitalisme et aux réformistes pour intensifier leur offensive contre les travailleurs Nord-Africains. On veut, plus que jamais, les contrôler, tout en présentant à la classe ouvrière française cette solution comme étant susceptible de résoudre les difficultés qui surgissent du chômage. Pure démagogie !

Dans la Dépêche Coloniale, le plumitif Jacques Hassen crie : que l’émigration intellectuelle ou artisane est devenue abondante, et l’organe du flibustier Homberg, faisant chorus avec le Peuple, réclame « qu’une mesure générale rapatrie la majeure partie de ces indésirables, qui n’ont d’ailleurs pas le mérite de faire un travail bon, adéquat et continu ». Michelin, Renault, Say, Citroën et Cie n’ont jamais pensé ainsi, mais il faut renforcer à tout prix le bureau de police de la rue Lecomte. Le socialiste Besombes qui voisine avec le négrier Pierre Godin, dans une commission chargée de la surveillance des Nord-Africains a réclamé à cor et à cri au Conseil municipal un budget important pour alimenter cette œuvre de mouchardage et de « jaunisse ».

On veut rapatrier les éléments indigènes révolutionnaires qui combattent l’exploitation capitaliste et le colonialisme. On les rembarquera pour l’Algérie où déjà 1.500.000 musulmans se meurent de la famine, et on ne veut tolérer que ceux dument contrôlés et embauchés sur contrat afin d’abaisser le niveau des salaires.

Dans toutes les usines, on débauche des Algériens et déjà, ces jours-ci à Lyon, on a dirigé sur l’Algérie deux convois de 200 Nord-Africains chômeurs. Là-bas ils ne recevront aucun secours, que le refoulement à coups de trique et de crosse vers leurs terres désolées où il mourront d’inanition. Pour eux, on a même moins d’égard qu’avec des ouvriers étrangers : aucune considération diplomatique ne se pose.

Le prolétariat français ne peut donner dans le panneau de cette manœuvre capitaliste. Tourner sa haine sur des ouvriers de sa classe, subjugués par son capitalisme national, ce serait collaborer à une besogne criminelle et contre-révolutionnaire.

Il doit, dans le combat qu’il va livrer, pour son existence, se lier aux parias des colonies et exiger non seulement les mêmes revendications réclamées par la C.G.T.U. pour les chômeurs, mais toutes les libertés syndicales et politiques qu’on refuse aux coloniaux. Les masses coloniales ont assez payé pour une guerre qui n’est pas la leur. Ils ne veulent supporter encore les charges de la déconfiture économique de leur oppresseur. Ils doivent recevoir en France les mêmes secours de chômage : ils y ont assez droit.

Les ouvriers français doivent combattre avec eux pour la suppression de ces bureaux de chaouchs et de briseurs de grève du type « rue Lecomte » et exiger l’utilisation du budget affecté pour l’amélioration des conditions d’existence des travailleurs coloniaux et comme secours aux chômeurs.

Ils doivent aussi exiger : 1° la suppression de la circulaire Sarraut contrôlant l’émigration des Nord-Africains ; 2° s’opposer au rapatriement forcé, à l’immigration organisée par le gouvernement colonialiste et les patrons, et réclamer la liberté de voyage aux coloniaux pour la France et l’étranger. Et c’est seulement dans la mesure où ils lutteront fraternellement avec eux, non seulement pour l’abolition de « l’Indigénat » et de ses conséquences, mais pour la libération des coloniaux du joug impérialiste, qu’ils diminueront la concurrence ouvrière, en tarissant une de ses sources : la colonisation.

EL DJAZAIRI.