Article d’André Chouraqui paru dans La Jeune Garde, n° 3, 29 août 1936

N.D.L.R.
La lutte contre le colonialisme est une des tâches des révolutionnaires dont le souci est d’affaiblir, pour le mieux écraser, leur propre impérialisme. Les questions coloniales seront donc régulièrement traitées dans la Jeune Garde. Dès maintenant notre camarade André Chouraqui délégué à la propagande de la fédération des J. S. d’Alger, nous écrit : « Nous collaborons régulièrement à votre journal, pour décrire dans tous les détails la situation du peuple d’Algérie : sa misère effroyable, le sort lamentable physique et moral de sa jeunesse, ses aspirations, ses volontés ».
Crime religieux ou provocation
L’assassinat du Muphti de la Mosquée d’Alger est l’un de ces faits qui, par leur cruauté, leur gravité ou leur importance nationale, parviennent, par la grande information, à fixer l’attention du peuple de France et ramener au premier plan la question algérienne trop souvent oubliée.
Crime religieux ou provocation policière ? L’enquête, si elle était menée sérieusement, ne tarderait pas à le démontrer. On sait que, sur la dénonciation du meurtrier, l’on a arrêté le cheik Tayeb el Okbi, chef des Oulémas, mouvement luttant pour le retour a l’enseignement du Coran et contre les privilèges monstrueux du colonialisme. Or, après la première confrontation, El Okbi a dû être relâché. L’on pourrait alors s’étonner d’abord que cette confrontation n’ait eu lieu que six jours après l’arrestation d’El Okbi et d’autre part, il faudrait arriver à connaître qui a provoqué la dénonciation mensongère de l’assassin et aussi qui a organisé l’assassinat du muphti !
L’arrestation d’El Okbi a donc été une tentative de donner au crime un double caractère religieux et politique.
Religieux parce que le muphti appartenait à l’église musulmane officielle qui est une force d’oppression entièrement dévouée à l’impérialisme et combattue par les Oulémas.
Politique parce que le muphti était le signataire d’une protestation contre le Congrès Populaire Musulman et sa délégation venue à Paris présenter à Léon Blum les revendications immédiates des masses indigènes.
C’est pourquoi le sentiment profond des camarades d’Algérie est qu’on se trouve en présence d’une provocation de l’impérialisme tendant à démontrer que les indigènes musulmans d’Algérie ne sont pas encore dignes de jouir des libertés politiques et faire ainsi obstacle à l’action du gouvernement de Léon Blum en leur faveur.
Libération nationale ou assimilation
Que cet événement, qui a eu un grand retentissement, nous permette donc de signaler à la jeunesse de France la grande effervescence politique qui depuis plusieurs mois existe en Algérie. Le peuple d’Algérie est sorti enfin de l’indifférence et de l’atonie où l’avaient maintenu un régime d’oppression inouïe. Il exprime des revendications, il s’organise pour les faire triompher, des divergences naissent sur les moyens à employer dans ce but. Une « opinion publique » s’affirme, qui passe du terrain religieux dans le domaine politique et prouve que ce peuple est humain et qu’il est digne de la liberté.
Le problème algérien se pose donc à nouveau et l’émancipation des musulmans d’Algérie devient une pressante nécessité.
Mais cette émancipation, n’importe quelle forme qu’elle revête, intéresse surtout le peuple de France, car c’est en lui que réside la décision finale.
A aucun prix, les masses indigènes d’Algérie ne veulent être mises en opposition avec le peuple de France. C’est a lui au contraire qu’elles soumettent leurs revendications car elles savent que le prolétariat français leur est essentiellement favorable ; son rôle sera donc d’énoncer des solutions, guidé en cela par les populations revendicatrices, et de les imposer à ses mandataires et à son gouvernement.
Ces conditions nous imposent donc, à nous, Jeunesses Socialistes d’Algérie, une conception nette de notre action immédiate.
La Révolution socialiste reste sans déviation, atténuation, ni concession, notre but final. Elle deviendrait impossible et serait en tout cas retardée par l’évacuation par les Français du territoire d’Algérie. Et d’ailleurs, c’est une utopie car, depuis la conquête, il s’est créé, à côté du peuple musulman indigène, tout un peuple de « Français d’Algérie » attachés à ce pays par des liens économiques et sentimentaux. Cette situation complique donc le problème, mais c’est ainsi ; et il faut se rappeler que la Révolution n’est pas exprimée dans un schéma.
La revendication immédiate du peuple musulman d’Algérie est donc la disparition de toute législation spéciale qui en fait une « minorité nationale » dans ce pays dont il forme l’élément ethnique le plus important. C’est cette revendication capitale qu’il exprime dans ce mot d’ordre : « A bas le code de l’indigénat ! » qui détermine et explique tous les autres.
Le triomphe d’une telle revendication aura pour effet de mettre sur un pied d’égalité de conditions économiques et sociales et de droits politiques le prolétariat indigène et le prolétariat français qui reste jusque-là une classe privilégiée.
Entre l’émancipation nationale qui, même si elle était possible, ne profiterait qu’à la grande bourgeoisie indigène aussi féroce oppresseuse, sinon plus, que le colonialisme français, et l’intégration de l’Algérie à la nation française même dans les conditions sociales actuelles, le peuple d’Algérie s’est catégoriquement prononcé pour la dernière solution qui présente cet avantage énorme de créer l’unité de classe du peuple algérien – de tout le peuple algérien : chrétien, juifs, arabes ou berbères et mozabites et du peuple de France.
Cette unité, nous en sommes persuadés, accroîtra la puissance révolutionnaire du prolétariat dans les deux pays et rendra plus aisée et plus sûre leur commune libération sociale.
Pour l’unité révolutionnaire de classe du Prolétariat de France et d’Algérie
Voilà donc brièvement exposé la tendance actuelle du peuple musulman d’Algérie et la position des Jeunesses socialistes qui expriment la volonté des masses.
Cette position est le résultat d’une lente évolution du peuple indigène.
Souvent ses fluctuations religieuses ou politiques ont inquiété les milieux prolétariens. On se souvient encore de la menace des Croix-de-Feu. Ceux-ci étaient même parvenus à faire de l’Algérie leur bastion et le refuge de leur déclinante autorité. Mais cette évolution avait été facilitée par l’attitude antérieure des gouvernements dits de gauche, en particulier des ministres Chautemps et Regnier qui avaient suscité un profond désespoir et provoqué une rancœur violente des musulmans à l’égard de tous les partis politiques.
Mais le prolétariat français d’Algérie a puissamment réagi. En toute occasion : élections, propagande, grèves, conflit italo-éthiopien, il a affirmé sa solidarité envers les frères musulmans opprimés.
A noter l’attitude magnifique des travailleurs français, au cours des dernières grèves victorieuses, imposant au patronat l’égalité de conditions en faveur de leurs camarades de travail indigènes, en faisant figurer en tête de tous les cahiers de revendications cette clause : à travail égal, salaire égal. De même, l’attitude intelligente et noble du prolétariat et de la jeunesse juifs proclamant, à la suite du pogrom de 1934, leur adhésion entière à la cause de l’émancipation des indigènes.
Tous ces faits, ajoutant leurs répercussions, ont entièrement arrêté la propagande des Croix-de-Feu et amené en masses les indigènes aux organisations syndicales et politiques de la classe ouvrière, bien qu’ils ne jouissent pas des libertés politiques.
Telle est l’observation qu’a permis de faire le Congrès musulman tenu à Alger le 7 juin dernier, grâce au libéralisme du gouvernement de Front populaire à direction socialiste. Ce Congrès vota aussitôt, à la presque unanimité, une motion de remerciements au Front populaire et au Parti socialiste pour l’ordre du jour de son dernier Congrès de Paris, affirma sa solidarité parfaite avec tous les travailleurs de France et d’Algérie contre toutes les divisions, notamment les menées antisémites des fascistes tolérées par l’Administration d’Ancien Régime. Il élabora ensuite une « charte revendicative » qui a été soumise à Léon Blum et que celui-ci a accueillie avec une telle délicatesse et une si sincère fraternité que l’espoir s’est encore accru.
Mais l’appui total et conscient des travailleurs de France ne sera-t-il pas de trop pour vaincre l’opposition farouche des privilégiés. C’est donc un appel ardent que les Jeunesses socialistes d’Alger adressent aux J. S. de France.
Ainsi naîtront les conditions psychologiques de cette unité révolutionnaire de classe vers laquelle tendent tous nos efforts.
Et alors, tous les « Franco » de chez nous devront en prendre leur parti. S’ils essayaient de se soulever contre la volonté populaire, le peuple algérien, unanime, se dresserait à l’appel du prolétariat français, se souvenant que, seul, l’avènement d’une société socialiste pourra faire à jamais disparaître les oppressions et les iniquités sociales.
André CHOURAQUI.

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