Article de Louis Houdeville paru dans Nouvelle Gauche, n° 29, 9-22 juin 1957
Nous sommes de ceux pour qui l’anticolonialisme militant constitue une raison de vivre. Nous sommes de ceux qui n’avons jamais cessé de dénoncer les crimes commis au nom de la raison d’Etat, de la Nation ou des « impératifs » de la présence. Nous sommes de ceux qui n’avons cessé de lutter contre les bourreaux pour que justice et réparation soient rendues aux victimes.
Nous considérons aujourd’hui que ce serait faillir à notre vocation, que ce serait trahir le socialisme qui demeure notre but, si, dans les tragiques événements de cette dernière semaine, nous gardions le silence.
L’on nous objectera que nous risquons de nous trouver en mauvaise compagnie et que les phrases que nous allons écrire serviront d’abord ceux que nous combattons. Nous répondrons à cela que la Vérité n’a jamais servi que les justes causes et que le mensonge en politique – même par omission – relève aussi de cette perversion de l’esprit que nous dénoncions dans un précédent article.
L’on nous dira aussi que nous ne pouvons pas comprendre des situations tragiques, des exaspérations légitimes, un désespoir que rien ne contient. Nous répondrons que nous taire serait trahir la mémoire de ceux qui sont morts, les tourments de ceux qui souffrent, l’idéal de ceux qui luttent.
L’on nous dira encore que cela ne nous concerne pas, que nous sommes étrangers à l’affaire. Nous répondrons que nos responsabilités publiques nous font participer à la lutte et que le sang innocent – quelle que soit son origine – nous concerne et que nous trahirions notre vocation humaine et internationalistes si nous restions indifférents.
Depuis plusieurs mois, le terrorisme aveugle déferle sur l’Algérie. Des hommes, des femmes, des enfants en sont les victimes, les innocentes victimes, les victimes européennes.
Nous savons aussi que chaque jour qui passe rend la guerre plus atroce, plus sacrilège. Nous savons aussi que les villages dévastés, les hommes torturés, les femmes violées, les enfants tués sont le lot quotidien du peuple Algérien. Ces crimes, nous les avons dénoncés. Et nous continuerons – quoi qu’il arrive – à les dénoncer.
Hier, c’était près de Tiaret, une mère et ses quatre enfants – dont deux jeunes bébés – qui étaient victimes d’un attentat. C’était encore deux jeunes institutrices qui à Mazouna tombaient sous une rafale de balles. C’était aussi l’horrible massacre de Melouza qui fit trois cents victimes. C’est à l’heure où ces lignes sont écrites l’annonce de l’explosion de trois bombes à Alger: neuf morts dont trois enfants de 6, 9 et 14 ans…
Nous savons que ces victimes sont d’abord des victimes de la guerre colonialiste. Mais nous savons qu’elles sont aussi victimes de ce qui apparaît dangereusement comme une méthode d’action politique.
Nous savons que la guerre – parce que son essence même est criminelle – est source de crimes et d’injustices. Mais il nous faut distinguer ceux qui sont accidentels et ceux qui sont prémédités. Si nous pouvons comprendre les premiers, nous devons condamner les seconds sans équivoque. L’attentat terroriste aveugle, l’expédition punitive organisée sont des crimes. Les divergences politiques réglées par le revolver et la mitraillette, ne relèvent pas de la lutte politique normale, mais du banditisme pur et simple. Une cause triomphe parce qu’elle est juste. Elle se déshonore en utilisant les armes et les méthodes de ses adversaires. Le régime colonial ne peut qu’être renforcé si ses adversaires utilisent ses méthodes. L’injustice ne se combat pas par l’injustice, le crime par le crime. Aucune cause, si juste soit-elle, n’a le droit de verser le sang des innocents.
Le Mouvement National Algérien, son président Messali Hadj et des maquis de l’Armée de Libération Nationale ont, courageusement, à plusieurs reprises, condamné les attentats terroristes aveugles.
Il appartient maintenant au Front de Libération Nationale de prendre la même position. Il lui appartient de condamner des méthodes qui, en plus de leur caractère inhumain, compromettent la cause du peuple algérien.
Les tortures n’excusent pas le meurtre des enfants de Tiaret. L’opposition politique ne justifie pas le massacre de Melouza. La lutte légitime pour l’indépendance de l’Algérie n’est pas renforcée par la mise au point et l’exécution d’actes qui n’atteignent pas les coupables, mais uniquement des hommes, des femmes et des enfants par le hasard.
Nous sommes solidaires de la lutte du peuple algérien pour la justice et la liberté. Nous reconnaissons le droit du peuple algérien à l’indépendance. Mais nous pensons que l’Algérie nouvelle n’a pas le droit de s’édifier en versant volontairement le sang innocent. C’est parce que la lutte du peuple algérien est légitime que ceux qui assument la responsabilité politique de cette lutte n’ont pas le droit d’ignorer et de bafouer des règles morales. Dans une lutte révolutionnaire, morale et politique doivent être inséparables.