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Marche pour l’égalité

Article paru dans Courant alternatif, n° 31, décembre 1983, p. 11


« Oui, nous allons marcher. Marcher pour construire et non pas détruire. Marcher pour être entendus et pour entendre. Marcher pour rassembler et dire la paix. Ensemble nous nous sortirons ainsi de l’engrenage de la haine raciale qui nous menace. De cette marche dépend en grande partie l’avenir de notre pays ». (Conclusion de l’appel à la marche envoyé aux orgas par J. Costil, pasteur et C. Delorme, prêtre…).

Quand ce n° paraîtra, la marche pour l’égalité sera arrivée à Paris depuis quelques jours. Les organisateurs attendent beaucoup de ce rassemblement final pour juger de l’importance de la mobilisation entreprise. Mais on peut d’ores et déjà dire que dans les villes où elle est passée, cette initiative a obtenu un relatif succès, par le nombre de participants aux soirées organisées et par l’impact dans les médias, et ce, compte-tenu de la période, assez peu favorable à ce genre de choses.


D’où ça part ? …

Pour comprendre l’idée de ce marathon et ne pas rigoler trop vite à la lecture du prêche cité ci-dessus, il faut d’abord le replacer dans son contexte. D’une part l’initiative est partie de Lyon en s’appuyant principalement sur « S.O.S. avenir Minguettes » et la Cimade, dont les
positions sont assez bien résumées dans la conclusion de l’appel, et ce, après que Toumi Djaid se soit fait blesser par un flic alors qu’il voulait intervenir dans un contrôle d’identité. Elle est à rapprocher de la grève de la faim organisée en avril (voir CA n° 28), non seulement par les méthodes choisies (non-violence) mais aussi par la justification de celles-ci, à savoir trouver les moyens de faire baisser la tension existant dans les cités en brisant l’image du loubard barbaresque. D’autre part, elle a lieu à un moment où on constate que nationalement, face à la montée du racisme et de la légitime défense expéditive, il n’y a pas de réponse « de gauche » crédible et efficace. C’est dans ces conditions que certains, curés ou jeunes immigrés, ont cru bon de reproduire à petite échelle l’exemple si mythifié du célèbre M. Luther King qui avait tenté par un procédé similaire d’émouvoir la population américaine blanche.

Par ailleurs, la Cimade reconnaît elle-même, dans son texte de présentation de la marche, que celle-ci a peut-être été lancée de façon un peu trop volontariste et sans concertation préalable avec les orgas supposées intéressées. Ce qu’elle justifie en ayant le sentiment d’obtenir rapidement les concours les plus divers… Ce qui, après tout, ne semble pas avoir trop mal fonctionné puisque tout un réseau de sympathisants a pu se créer suffisamment rapidement pour assurer le succès matériel de l’entreprise. Il faut dire que l’idée ratisse tellement large que ça ne pose guère de problèmes, sauf peut-être celui de la non-participation de fait de toute une frange d’immigrés qui ne se reconnaissent pas dans une telle démarche et qui n’ont pas les possibilités matérielles de l’exprimer face à l’arsenal non-violent des super-curés. A moins qu’à Paris, ce genre de « débats » apparaisse ?

… Et où ça va ?

Il est évident qu’à priori nous ne pouvons qu’être sceptiques devant une telle idée. Parce qu’elle est teintée d’un sacré relent de curaillerie, parce qu’elle se veut œcuménique et fraternelle comme si Toumi était le frère du flic qui lui a tiré dessus, parce qu’elle a une vision totalement idéaliste de la société et des moyens à employer pour calmer la xénophobie ambiante. D’un autre côté, il ne s’agit pas de plaquer une vision d’ultragauche sur l’événement sous prétexte qu’il manque de radicalité. Le problème ne se situe pas là et nous sommes bien obligés de constater que dans la situation présente, surtout tout ce qui peut participer au combat idéologique contre le racisme est bon à prendre, surtout tant qu’on n’aura pas trouvé de moyens plus efficaces de sensibiliser les gens une fois sortis de nos cercles restreints.

Mais il y a quand même deux faits particulièrement gênants là-dedans :

– le premier étant cette impression croissante qu’une partie des jeunes
immigrés se fait manipuler par des mecs style Delorme ou Costil et ce qu’ils représentent : une gauche chrétienne éclairée, chargée de calmer les situations trop conflictuelles en apportant des initiatives dynamiques et le plus souvent efficaces ponctuellement. Ceci ne touche bien sûr qu’une minorité, peut-être même que la manipulation ou l’utilisation n’est pas qu’à sens unique… Cela n’empêche pas que ça permet de dégager une image du bon jeune bronzé, comme il y a eu de bons nègres genre Oncle Tom, et donc que ceux qui choisissent d’autres formes d’expression, moins calmes, ont toutes les chances d’apparaître comme encore plus inadaptés, donc nuisibles.

– Le second est l’attitude par rapport au politique. Sous prétexte d’être amis avec tout le monde, puisqu’il s’agit de « rassembler les habitants de notre pays de toutes origines pour la constitution d’une nation solidaire », les marcheurs refusent systématiquement d’aborder les causes, le rôle de la droite ou l’attitude de la gauche. Ce qui ne va pas sans poser quelques problèmes aux étapes où les attendent des militants. Ce qui n’empêche nullement qu’un des buts de la marche soit aussi d’aider le gouvernement dans d’hypothétiques initiatives sur le sujet en lui fournissant un soutien populaire…

Cette négation du politique ramène à la notion d’efficacité. Parce qu’elle ne fait, en fait, que désarmer les gens en restant dans le flou, en se refusant à indiquer des cibles, en ne pouvant déboucher sur autre chose que des protestations passives se terminant aussi vite qu’elles ont été lancées. Entre la défense armée des ghettos et ce style de pleurnicherie, il va falloir rapidos trouver d’autres formes de lutte « pour l’égalité ».

E.S. 15-11-83

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