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Marche, crie et me venge !

Article signé E. S. et C. paru dans Courant alternatif, n° 33, février 1984, p. 7-8


Dans CA N° 31, j’avais fait un article sur la « marche pour l’égalité », article dont le scepticisme a été démenti, entre autre par l’arrivée de la marche à Paris, et qui, en s’attachant trop aux tentatives de récupération gravitant autour de la marche, n’a pas assez tenu compte de la dynamique qui était en train de s’enclencher, même si à ce moment-là, cette dynamique n’était pas encore très évidente.

Comme disait Mao : »Faute avouée est à moitié pardonnée ». Aussi je n’hésite pas à m’infliger une bonne dose d’autocritique et à participer à l’élaboration d’un autre texte avec un collègue. Par ailleurs cette approche différente de l’événement ne remet pas totalement en cause certains points de vues de l’article précédent (rôle d’une gauche chrétienne newlook, négation des enjeux politiques) et ne doit pas être considéré comme une tentative de rattrapage en vue de se faire bien voir de l’immigration qui dans son ensemble n’a pas grand chose à foutre de nous.


Le phénomène spectaculaire de cette marche, tout d’abord, a bien sûr
tenu à l’effet « boule de neige » qu’elle a pu engendrer tout au long de son parcours, voyant se déclencher une affluence grandissante pour culminer aux 80.000 personnes à la Bastille le 3 décembre. L’aspect hétérogène de ce soutien à retardement, inespéré pour les marcheurs au moment du départ a également provoqué pas mal d’interprétations contradictoires quand à l’humanisme flou dont la marche pouvait sembler porteuse.

Mais ce qui était visible à Paris le 3 décembre, c’était précisément cette joie énorme d’être là, de communiquer, d’échanger, quelle que soit la zone ou la cité de transit ou le foyer dont on venait. Échanger la conscience aiguë de sa réalité, des problèmes de son quartier, des problèmes sans réponse, cela paraît peu de choses et même assez vide mais en fait, c’est le palier sur lequel d’autres actions peuvent se constituer demain ou après-demain puisque l’isolement a été brisé et qu’on a pu montrer qu’il n’y avait rien d’inéluctable. La structure finale de la marche a bien révélé ces différents aspects, les organisations constituées telles que le MRAP venant loin derrière le flot des immigrés où les plus jeunes tenaient la tête. Pour un jour, cette masse inattendue de paroles qui se libéraient illustrait la rencontre d’une collectivité qui se reconnaissait soudain entière et pourtant contradictoire, la collectivité du « gibier » qui veut se réveiller face aux « chasseurs » sans gober les discours du style « SPA ».

Le fait que l’église et tout un ensemble de militants désinvestis se soient lancés sur le créneau du marathon des Beurs pour retrouver un marché où vendre leurs salades tient essentiellement à la relative originalité de ce type d’action dans un contexte vide de grands mouvements sociaux où le silence, la peur au quotidien, la parano ambiante faisaient auparavant (et font encore) le lit du racisme sous toutes ses formes. Originalité car l’initiative de ce pari plutôt audacieux appartient d’abord et avant tout aux immigrés eux-mêmes qui sont malgré tout parvenus à préserver jusqu’au bout leur autonomie d’organisation et de décision sans céder au recours des organisations traditionnelles. Le soutien ou les mains tendues, les grands sourires intéressés aussi, sont venus a posteriori quand cette marche s’est révélée ponctuellement être l’amorce d’un rapport de force face à l’Etat et aux Partis.

Bien entendu ce rapport de force s’inscrivait avant tout dans le contexte de la marche et ne pouvait en aucune façon bouleverser ni les mentalités ni l’impact de la crise sur le renforcement du racisme au quotidien. Mais néanmoins, au-delà du simple message revendicatif et de l’affirmation de leur identité, les jeunes de « SOS Minguettes », sont parvenus à casser quelque part l’engrenage de la peur, le langage de vaincu face au racisme qui devenait ultra banalisé ces derniers temps : impossibilité de s’organiser pour riposter aux attentats, aux agressions, découragement, lâcheté collective par manque de perspectives. Briser la peur pour les marcheurs et pour les jeunes immigrés des quatre coins de la France présents à Paris, tordre le coup le mieux possible à cette parano ambiante, est effectivement une forme de victoire. Elle a permis de désenclaver la position d’isolement des immigrés, surtout les jeunes bien sûr, qui là ont parlé pour leurs pères et leurs mères autant que pour nous-mêmes, en conservant largement l’initiative des opérations.

Dynamique

En reprenant la parole, à la fois en tant que culturellement différents et économiquement sacrifiés, les beurs ont permis d’enclencher un début de dynamique qui a commencé à avoir des répercussions, particulièrement à Talbot. Cette dynamique ne concerne d’ailleurs pas que les immigrés, cet exemple pouvant permettre à d’autres de reprendre confiance en envisageant le présent sous un angle plus collectif, peut être aussi plus politique et plus offensif, que ce soit dans la lutte contre le racisme ou dans celle contre la restructuration.

Cependant, la présentation de fait d’une certaine autonomie, l’imposition d’un rapport de force suffisant pour éviter une récupération réelle de l’événement, l’incapacité actuelle de la plupart des partis ou organisations politiques (dont nous !) à cerner la réalité immigré ne doit pas nous cacher la fragilité de cette autonomie (qu’il faudra bien un jour préciser ou re-préciser) Imposer qu’une Dufoix ou qu’un quelconque autre notable défile comme un vulgaire manifestant est un acquis important, mais non une garantie suffisante pour obtenir dans l’avenir des victoires globales et plus conséquentes.

L’autonomie, c’est pas de la tarte

Il faut en fait distinguer deux phénomènes : d’une part la remise en cause, que ce soit par les marcheurs ou par les OS de Poissy, des institutions et de leurs diverses courroies de transmission (syndicats, partis, etc…), qui est porteuse de nouvelles pratiques, et d’autre part le fait que ceci arrive dans une période d’isolement et de rareté des luttes, de repli des individus, donc à un moment où il est extrêmement difficile à la fois de pouvoir gagner quelque chose, tout en essayant en même temps de sortir des impasses de la gauche officielle, ce qui est lié puisque ça fait un moment que cette gauche là n’obtient plus grand chose.

L’échec relatif de la manifestation organisée conjointement par les dissidents cégétistes de Talbot et par les jeunes de « SOS – Avenir Minguettes » le 15 janvier est peut-être un exemple de cette difficulté. Autant toute remise en cause des syndicats et de leur rôle dans les luttes est une avancée, autant cela ne signifie pas qu’on peut obtenir immédiatement des mobilisations d’importance autour de ces dissidents, ni même qu’on sache très bien comment les organiser. Par ailleurs le concert-débat (sans débat…) organisé à Lyon par un groupement d’associations immigrées en réponse aux assises du Front National peut servir de contre exemple, puisqu’il a connu un certain succès…

De toutes façons ce qui s’enclenche progressivement connaîtra encore probablement de nombreuses difficultés, qu’il faudra surmonter au fur et à mesure, aussi bien du point de vue des regroupements autonomes immigrés que de tous ceux pour qui autonomie est une condition indispensable pour que se concrétisent des gains sociaux. En évitant surtout de les mythifier ou inversement de les négliger s’ils ne reproduisent pas exactement une logique ou des valeurs connues.

E. S. et C.

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