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Gilbert Achcar : Algérie. Qui sème le vent…

Article de Gilbert Achcar signé Salah Jaber et paru dans Inprecor, n° 311, du 15 au 28 juin 1990, p. 36

Les élections locales (conseils communaux et départementaux) du 12 juin, en Algérie, se sont soldées par un score impressionnant des intégristes du Front Islamique du salut (FIS) : ils ont arraché la plupart des grandes villes du pays au Front de libération nationale (FLN), jusque-là parti unique à tous les échelons du pouvoir. Ces élections étaient les premières, depuis l’indépendance algérienne en 1962, à se dérouler sur fond de libertés politiques réelles et de multipartisme. L’opposition libérale et l’opposition de gauche avaient cependant appelé au boycott, jugeant que la partie était inégale contre le FLN. Le résultat des élections, malgré un taux d’abstention de près de 40 %, permet de s’interroger sur l’opportunité de ce choix.

IL N’EST PAS encore possible de tirer un bilan un tant soit peu complet du tremblement de terre politique qui vient de secouer l’Algérie. Il ne s’agit ici que de quelques réflexions à chaud sur l’événement.

Première grande question : les causes de la poussée intégriste. Elle relève, en Algérie, des mêmes ingrédients qui alimentent une montée similaire, à des degrés divers, dans la plupart des pays arabes et du Moyen-Orient : crise socio-économique aiguë, faillite du nationalisme bourgeois traditionnel, absence ou carence du mouvement ouvrier autonome, discrédit du « communisme » stalinien et faiblesse de l’extrême gauche.

L’Algérie du contre-choc pétrolier a vu se transformer l’euphorie du boom de 1974 en désillusion amère. Les 75 % de la population algérienne nés après l’indépendance subissent une économie qui a réussi l’exploit de combina les tares de l’étatisme bureaucratique et celles de l’enrichissement privé : chômage massif et croissant, les jeunes étant les plus atteints ; pénuries et inflation ; creusement des inégalités sociales, avec luxe ostentatoire des « nouveaux riches » ; etc.

L’échec flagrant et sans appel de la gestion économique du pays par la bureaucratie du FLN n’a fait qu’augmenter son discrédit politique : un parti bassement clientéliste en pane de légitimité, le prestige dû à la libération ayant été dilapidé depuis longtemps. Le président actuel, Chadli Bendjedid, n’a jamais eu le charisme de son prédécesseur Boumédienne.

Le mélange détonant de la crise socio-économique et du discrédit du pouvoir politique a produit l’explosion de colère populaire d’octobre 1988, obligeant le régime à tenter d’évacuer la vapeur en ouvrant grand les soupapes des libertés démocratiques. La première force à avoir occupé massivement ce nouveau terrain d’expression politique au grand jour est la même qui, naguère, occupait le souterrain de la contestation sociale mêlée de religion : l’intégrisme islamique.

L’absence d’un mouvement ouvrier autonome, la centrale syndicale unique du pays étant sous le contrôle de l’Etat-FLN, et la défaillance historique du stalinisme algérien incarné par le Parti de l’avant-garde socialiste (PAGS) — qui, outre son passé infamant de trahison de la lutte nationale, a plus agi jusqu’à maintenant comme aile gauche du FLN que comme opposition véritable — ont laissé le champ libre aux intégristes.

Les enfants de la crise

Ceux-ci, qui manient aisément le discours populiste, ont patiemment étendu leur réseau tout au long des années 80. Dénonçant en termes moralistes la corruption du régime, ils se sont faits les vecteurs du ressentiment populaire, notamment au sein des grandes concentrations plébéiennes où jeunes chômeurs et déshérités étaient d’excellentes recrues potentielles pour un mouvement qui, par nature, n’a aucune difficulté à s’ériger en contre-société.

Dotés d’emblée dune infrastructure matérielle constituée par les mosquées sous leur contrôle, et d’une liberté de mouvement due à l’aspect religieux de leur expression organisée, les intégristes se sont imposés, par la combinaison de leur discours et de leur pratique sociale, comme principale alternative à un régime de plus en plus honni. Leur comportement depuis la libéralisation de 1989, alternant discours politique « modéré », marches impressionnantes par le nombre et la discipline, et mises en garde menaçantes adressées à l’Etat-FLN et à ses forces armées, démontre qu’ils sont déterminés à s’emparer du pouvoir.

La deuxième grande question est précisément de savoir s’ils le pourront. Le calcul de Chadli était simple : de la libre confrontation des forces antagoniques de l’intégrisme musulman et de l’opposition laïque libérale ou de gauche, il escomptait le réaménagement d’un espace politique du « juste milieu » favorisant son jeu de bascule présidentiel. Toutefois, les forces de l’opposition ont toutes préféré pour l’instant se démarquer du FI.N. Le Front des forces socialistes (FFS), courant d’opposition libérale et laïque dirigé par Aït Ahmed rentré d’exil, sait qu’une alliance ouverte avec le régime pourrait lui être néfaste. Non seulement parce que Chadli n’est pas fiable et peut tout aussi bien être tenté par une alliance avec le FIS, mais aussi parce qu’une alliance FFS-Chadli laisserait au FIS le quasi-monopole de l’opposition au régime. Aït Ahmed essaye de surmonter son image de dirigeant ber­bériste kabyle par un discours démocratique et laïque faisant appel à tous ceux, et en particulier à toutes celles, qui ont des raisons de s’opposer à la fois au FLN et aux intégristes. La raison réelle de son appel au boycott, dont le succès relatif a été estompé par le score électoral du FIS, était l’impréparation de son mouvement, sans véritable charpente organisationnelle.

Le seul atout majeur de Chadli reste l’armée, dont il est lui-même issu. Celle-ci est déjà l’objet d’un noyautage intégriste. Si, avec ou sans Chadli, elle s’alliait au FIS, l’Algérie pourrait s’engager dans un processus à la soudanaise. Contre ce type d’éventualité, les révolutionnaires algériens auront besoin d’un grand savoir faire tactique : il leur faudra promouvoir un large front démocratique à la fois contre les intégristes et contre le régime, et œuvrer en même temps pour que se dégagent les éléments d’une alternative ouvrière anticapitaliste. C’est une tâche ardue, mais les jeux sont encore loin d’être faits.

14 juin 1990

Salah Jaber

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