Entretien de Sonia Leith avec Redouane Osman paru dans Inprecor, n° 390, avril 1995, p. 34-35
Redouane OSMAN membre de la direction nationale du Parti socialiste des travailleurs (PST, organisation en solidarité avec la Quatrième internationale en Algérie) fait, dans l’interview qui suit, le point sur la situation algérienne.
Inprecor : Depuis le début du ramadan (1er février) la presse internationale parle d’une nette recrudescence des attentats en Algérie. Peux-tu nous donner des précisions sur ce phénomène ?
Redouane OSMANE : Il faut rétablir la vérité sur ce qu’on appelle « la guerre civile » en Algérie.
D’abord, les actions des intégristes se situent en général dans la périphérie urbaine et beaucoup moins à Alger même. Le quadrillage de la capitale par des patrouilles militaires, la police civile et des policiers en patrouille a fortement réduit le nombre d’attentats à Alger. Mis à part quelques attentats spectaculaires à Alger, les intégristes ont commencé à attaquer les quartiers populaires comme Ben-Jarah et Beraki où il y a eu des viols, des exactions et des rackets. Par conséquent, ce qu’on nous présente comme des victimes médiatiques – les journalistes et les anciens Moujahidine – ne constitue à mon sens que quelques pour-cent des victimes des intégristes, alors que la grande majorité des victimes sont des travailleurs. Par exemple pour l’année 1994 les assassinats ont touché l 800 travailleurs et plusieurs centaines de commerçants. Les chômeurs, non plus, n’ont pas été épargnés dans le but de terroriser le quartier et d’imposer l’ordre moral. Par ailleurs, les membres des institutions de l’Etat ne représentent que 2 % des victimes des intégristes. 61 étrangers ont été assassinés sur un total de 8 300 qui résident encore en Algérie soit également 2 %. Naturellement les journaux ont tendance à cadrer avec l’imaginaire extérieur occidental pour présenter des intégristes s’attaquant exclusivement aux femmes, aux étrangers et aux intellectuels alors qu’en réalité c’est toute la société qui subit la terreur. Cette manipulation médiatique ne montre qu’une facette de l’Algérie : les intégristes « terroristes » d’un côté et, de l’autre, les intellectuels qui ont réussi à traverser la Méditerranée et qui développent de plus en plus un discours hystérique sur toute la société algérienne.
Le meilleur démenti à cette manipulation est aujourd’hui la résistance des femmes en Algérie qui continuent à aller travailler et affronter la mort quotidiennement.
La deuxième vérité à rétablir c’est que cette « guerre civile » c’est aussi les exactions commises par le pouvoir c’est-à-dire les 3 500 victimes parmi les intégristes en 1994. Ces 3 500 ne sont pas tous des « terroristes ». Ils sont pour la plupart des sympathisants, des gens qu’on a tué parmi la population civile en les attribuant au camp des intégristes.
Je pense qu’il y a aujourd’hui un équilibre de la terreur. Néanmoins, il faut noter une désaffection croissante dans les quartiers populaires vis-à-vis des intégristes, qui ne peut guère être capitalisé par le pouvoir. Les gens critiquent de plus en plus les bombes placées, donnent des informations aux personnes menacées, préviennent lorsqu’il y a quelqu’un qui n’est pas du quartier, etc.
Quel impact a eu en Algérie la plate-forme de Rome signée par le Front des forces socialistes (FFS), le Front de libération nationale (FLN), le Mouvement pour la démocratie en Algérie (MDA), le Front islamique du salut (FIS) et le Parti des travailleurs (PT) ?
Il faut d’abord souligner que la plateforme de Rome est une initiative américaine, c’est pourquoi notre parti le Parti socialiste des travailleurs (PST, organisation en solidarité avec la Quatrième internationale en Algérie) n’en fait pas partie. Nous ne sommes pas opposés à une trêve qui met un terme à la mort qui rôde autour de nous, une trêve qui permet aux gens de refaire la politique, de manifester dans la rue, mais nous sommes contre le fait que sous la simple pression des chancelleries on arrive à faire rencontrer autour d’une même table des partis politiques algériens. Cette rencontre s’est déroulée sous l’égide de la fondation Saint Egidio dont les rapports avec l’administration américaine sont connus.
Le deuxième élément qui est important c’est que cette plate-forme ne pourra pas conduire à une trêve nationale honorable car ses initiateurs n’ont pas de relais en Algérie, soit à cause de la répression, soit parce qu’ils se contentent de vivre dans l’imaginaire journalistique. Le FFS et le FLN ne mobilisent pas aujourd’hui autour de la plate-forme, bien au contraire ils ont une attitude plus ou moins conciliatrice vis-à-vis du pouvoir dont le souci majeur aujourd’hui est l’organisation de l’élection présidentielle, qui sera une opération de plébiscite. Pour toutes ces raisons l’initiative de Rome même si elle pourrait constituer un minimum démocratique dans la réalisation d’une trêve, ne bénéficie pas d’un écho réel en Algérie. Les grèves ouvrières (dans le port d’Alger, à l’UNIEM) et le Mouvement culturel berbère (MCB) en Kabylie ont eu plus d’écho.
Par ailleurs cet événement médiatique a permis de laisser dans l’oubli un autre événement, d’importance capitale : la signature des accords de confirmation du Fonds monétaire international (FMI). Au mois de mars, alors que tout le monde était focalisé sur cet aspect des querelles médiatiques, le régime algérien était en train de signer dans le silence et dans l’opacité totale un accord avec le FMI d’une durée de trois ans, qui nous emprisonne encore plus fortement.
A ton avis, le pouvoir s’oriente aujourd’hui vers l’organisation de l’élection présidentielle ?
Notre parti s’est étonné de voir qu’il n’existe aucune condition pour l’organisation de l’élection présidentielle, les conditions de la sécurité à l’exception du centre d’Alger sont déplorables, les libertés démocratiques sont quasi-inexistantes, les Algériens n’ont pas le droit de faire de la politique ou d’intervenir, toutes les manifestations (à part celles en faveur du pouvoir) sont interdites. C’est pourquoi nous pensons que le taux d’abstention sera très élevé. Malgré cela le pouvoir continue de jouer sur le découpage électoral, sur le parrainage des candidatures de telle façon il n’y aura que le président Zéroual qui se présentera à moins d’arriver à un accord de dernière minute avec ce qu’on appelle l’« opposition ». Cependant une brusque remontée des tensions peut encore brouiller les cartes.
Le pouvoir est en train de préparer la présidentielle, dans le but de reconquérir un semblant de légitimité extérieure qui autorise le verrouillage intérieur. Dans cette perspective les exécutions sommaires se sont accentuées pour calmer les gens et les tétaniser.
Les signataires de la plate-forme de Rome ne se sont pas encore prononcés directement sur ces élections : le FLN n’exclut pas de participer à ces élections et laisse planer une ambiguïté, le FFS ne se présentera sans doute pas sauf si cette fameuse coalition parvient à présenter un « candidat de la paix » (Aït Ahmed se verrait bien briguer l’investiture dans ce cas), le Parti des travailleurs a déclaré qu’il ne se présentera pas aux élections, etc. Tous les partis ont été convoqués par la présidence qui cherche ainsi une légitimation, et tous, sauf le PST, ont accepté l’invitation présidentielle. Les intégristes qu’on rencontre sur le terrain ne sont pas prêts à accepter un compromis s’ils n’ont pas un rapport de forces en leur faveur.
Comment les femmes ont réagi par rapport à cette situation le 8 mars ?
Ce qui était admirable c’est que les femmes sont sorties, elles ont occupé la rue, les restaurants et les cafés. Cette action était spontanée. Ce qui est nouveau, c’est que les jeunes n’étaient pas agressifs vis-à-vis des femmes.
Une autre manifestation importante avait lieu ce même jour sur Alger, organisée par les femmes de RAFD (Rassemblement algérien des femmes démocrates). Le RAFD a organisé un tribunal pour juger les crimes islamistes, en condamnant symboliquement à mort Belhadj et Madani, les deux dirigeants du FIS. Cette action, qui a été largement médiatisée à l’étranger, reflète la conviction (que nous ne partageons pas) que la violence sociale n’existe pas et que le FIS n’est que le produit d’un phénomène religieux obscurantiste. Une rencontre avec une délégation de femmes françaises, organisée à l’hôtel Aurassi à l’initiative des femmes du Conseil national de transition, a été également très médiatisée. A cette occasion des témoignages sur le terrorisme intégriste ont été présentés et une plateforme qui appelle à l’« égalité des droits de toutes les citoyennes et de tous les citoyens devant la loi, en particulier par l’abrogation du Code de la famille » et au « renforcement de la lutte contre l’intégrisme » a été adoptée.
Où en est le PST aujourd’hui ?
Il faut rappeler que la majorité des partis politiques ne parviennent plus à fonctionner à Alger, ou n’ apparaissent qu’au travers des médias. Il en est de même des associations de femmes. Le PST a réussi à maintenir un local ouvert à Alger, à faire ses réunions et à intervenir tant au niveau syndical que dans le comité pour l’annulation de la dette. On continue également à intervenir dans le Mouvement culturel berbère (MCB) en Kabylie, où, après la grève, des enseignants ont été menacés et où une défense syndicale s’organise. On essaie donc de mobiliser pour construire cette troisième force qui permette de poser le problème de la lutte contre l’intégrisme d’une façon politique, en tenant compte de la question sociale, qui est une dimension centrale, car on peut en aucun cas lutter contre l’intégrisme en fermant les yeux sur les causes profondes qui ont généré ce phénomène. Le FIS a été capable de capitaliser le profond mécontentement social, parce que les autres forces lui ont laissé ce terrain. Nous avons été à l’initiative de la création de l’Association de l’initiative pour la résistance sociale (AIRS), qui est un comité regroupant plusieurs fédérations syndicales et aussi des individus sur la question cruciale de l’annulation de la dette et, au delà, des choix économiques et sociaux.
Même si on passe par une période très difficile, même si plusieurs de nos camarades sont en danger de mort parce qu’ils sont exposés dans les mouvements de masse, on maintient cette intervention.
Heureusement, le PST ne représente pas l’unique cadre de résistance aujourd’hui. Le mouvement syndical continue à se réunir et à organiser des grèves. Il y a eu des grèves contre la privatisation comme au port d’Alger, les travailleurs des entreprises publiques, telle la TVC (transports), commencent à bouger autour des revendications salariales, etc. Cela prouve que leur combativité n’a pas été anéantie, même si l’UGTA (Union générale de travailleurs algériens) a souffert des assassinats et des fermetures de locaux.
Qu’en est-il du MCB aujourd’hui ?
Le MCB a réussi à arracher certains acquis, notamment le droit d’être cité : la question de l’identité berbère n’est plus un tabou en Algérie, etc. Le MCB reste une force démocratique importante dans le pays et ce malgré les divisions qui le traversent entre éradicateurs et militants proches du FFS (à titre d’exemple suite à la rencontre de Rome les militants du FFS voulaient que le MCB soutienne officiellement l’initiative, ce qui constitue à mon sens une erreur fatale susceptible de mettre la cohésion du mouvement en danger). Mais ces divisions paralysent sa direction et l’empêchent de définir des revendications aptes à faire progresser le mouvement social. Malgré les faiblesses du MCB ce mouvement continue à être un mythe et les gens continuent le boycott des écoles.
L’association de jeunes « Raj » a récemment fait parler d’elle, peux-tu nous préciser la nature de cette association ?
C’est une association indépendante, qui regroupe des jeunes, notamment à Bougie, sur des positions démocratiques. Elle a essayé d’organiser des activités à Alger, mais sans succès et est aussi apparue à Oran. Il s’agit de jeunes qui se posent des problèmes de la démocratie et de la transparence. Ils n’hésitent pas à critiquer publiquement les ministres et ils ont fait une campagne contre les exécutions sommaires et la torture. Le PST soutient les initiatives de « Raj », car il s’agit de jeunes qui tentent d’occuper le terrain et qui sont l’expression d’une nouvelle expérience.
Propos recueillis le 18 mars 1995 par Sonia Leith
EL KHATWA
Journal d’information et d’analyse édité par le Parti socialiste des travailleurs (PST, organisation en solidarité avec la Quatrième internationale en Algérie), 27, Boulevard Zirout Youcef Alger.