Article paru dans Le Prolétaire, n° 435, février-mars-avril 1996, p. 1-8-9
Les élections présidentielles de novembre ont été sans conteste une grande victoire pour les autorités algériennes. Le FLN et le FFS, signataires des accords de Rome (accords signés aussi par le FIS et qui appelaient le pouvoir à la négociation avec les islamistes), avaient décidé de boycotter ces élections, ce qui risquait de les vider de leur sens : ces deux partis étaient en effet, avec le FIS dissous, les formations politiques qui avaient obtenu le plus de suffrages lors des élections de 91 annulées par le coup d’Etat militaire. Les islamistes appelaient également au boycott, avec menaces de représailles pour ceux qui participeraient au vote.
Malgré tout le pouvoir a réussi son pari ; même si les chiffres officiels de la participation et du nombre de suffrages obtenus par le candidat militaire (Zéroual) sont peu crédibles (75% de participation, plus de 60% des voix pour Zéroual), il est indéniable que les électeurs en Algérie, après ceux en France, se sont déplacés nombreux pour aller voter. Les autorités avaient bien préparé leur affaire. Des candidats d’opposition avaient été autorisés pour donner de la crédibilité au scrutin en attirant les électeurs des partis boycottants : le parti berbère RCD de Said Sadi (qui a toujours été proche des cercles militaires) rêvait ainsi de récupérer le poids électoral du FFS, tandis que les « islamistes modérés » de Nahnah (le Hamas) avait le même objectif par rapport au FIS. La candidature de l’ancien premier ministre Redha Malek qui aurait pu attirer les caciques du FLN et certains clans de l’armée avait par contré été écartée. La censure et les menaces sur la presse s’étaient renforcées tandis qu’une impressionnante mobilisation militaire (le chiffre de 300.000 hommes a même été avancé !) avait pour but de donner un sentiment de sécurité aux électeurs. Ce sentiment de sécurité a été renforcé par une trêve des attentats, sans que l’on puisse connaître les raisons de celle-ci.
Appelés à s’exprimer directement et « librement » pour la première fois depuis le coup d’Etat, les électeurs algériens ont répondu positivement, légitimant le pouvoir en place qui a pu ainsi effacer en quelque sorte les élections avortées de 91 remportées par le FIS. Il est probable que les promesses d’une amélioration de la situation, tant pour ce qui est des conditions matérielles de vie que pour ce qui est de la guerre civile larvée et de la répression, ont compté pour beaucoup dans ce vote. La télévision et les journaux n’ont pas cessé de faire état de succès militaires dans la chasse aux maquis islamistes et de redditions continuelles aux autorités de repentis, tandis que les rivalités entre groupes islamistes se sont soldées par de nombreux assassinats. Les promesses d’organiser rapidement des élections législatives et d’aller vers une politique de réconciliation ont aussi sans aucun doute séduit une partie non négligeable de l’électorat en faisant miroiter une issue sans douleurs au blocage politique actuel. Les promesses d’amélioration de la situation des masses, que ce soit par le retour de la manne pétrolière ou par de futurs résultats positifs d’une nouvelle politique économique, ont probablement joué aussi. Enfin n’oublions pas le réflexe nationaliste anti-français que le pouvoir – pourtant soutenu par l’impérialisme tricolore ! – a su habilement faire jouer en sa faveur en refusant sèchement de rencontrer Chirac à l’occasion des cérémonies d’anniversaire de l’ONU à New-York. Mais une fois passées les élections, le rideau de fumée s’est inévitablement peu à peu dissipé pour laisser place à une réalité bien différente.
Le « bon » déroulement des élections a ébranlé les forces de l’opposition bourgeoise et petite-bourgeoise, inquiètes de se voir marginalisées et écartées d’une éventuelle recomposition politique. Les premiers signes sont venus du… FIS dont les représentants à l’étranger ont reconnu la légitimité acquise par Zéroual et ont appelé à des négociations. Le FLN ensuite a entamé un processus de rapprochement avec le pouvoir dans le but de redevenir le parti gouvernemental. Le FFS, de son côté, semble avoir les plus grandes difficultés pour définir son attitude.
Le pouvoir, possédant donc pratiquement toutes les cartes en main, a
choisi de ne rien faire. Un nouveau gouvernement a été formé, constitué de proches de Zéroual avec quelques strapontins accordés à des islamistes. Les élections législatives ont été renvoyées à plus tard. Les pressions sur la presse se sont encore renforcées avec l’institution de comités de lecture dans les imprimeries et les punitions contre les journaux publiant des informations qui déplaisent aux autorités. Le cycle infernal des attentats et de la répression bestiale a repris de plus belle, même si seuls les attentats les plus spectaculaires et les plus meurtriers arrivent à percer la chape de plomb de la censure.
Sur le plan économique les accords avec le FMI et la finance internationale ont permis à l’Etat algérien de recevoir des crédits importants en contrepartie de l’ouverture des gisements pétroliers aux investisseurs occidentaux, pour l’instant dans le cadre d’accords de « joint-venture », c’est-à-dire en association avec la société algérienne d’Etat Sonatrach. Les firmes pétrolières occidentales ne semblent en effet pas effrayées par la situation intérieure algérienne: la société italienne AGIP, l’espagnole CEPSA, l’américaine Mobil extraient d’ores et déjà du pétrole ; la britannique BP vient de signer un très gros contrat de 3,5 milliards de dollars pour la production de gaz, tandis que de futurs accords seraient en négociation avec des firmes américaines et françaises : il est vrai que d’une part l’armée algérienne a jusqu’à présent pratiquement réussi à empêcher des actions islamistes dans les gisements pétroliers sahariens et que d’autre part les islamistes ont pour l’instant évité de s’attaquer aux intérêts anglo-américains à la grande fureur des impérialistes français qui y voient la preuve d’une « collusion » de ceux-ci avec les islamistes dans le but de les éjecter d’Algérie !
Selon les « recommandations » des experts du FMI la « libéralisation » de l’économie devrait s’accélérer sous le nouveau gouvernement avec tout ce que cela signifie d’attaques contre la classe ouvrière et les masses déshéritées : suppression de subventions aux produits de première nécessité, liquidation d’entreprises d’Etat insuffisamment rentables, ventes au privé de celles qui peuvent intéresser des investisseurs lorsqu’il y en a, et de toutes façons une amélioration de la productivité de toutes par réduction du personnel et augmentation de l’exploitation, dévaluation de la monnaie qui provoque une hausse des prix de nombreux produits et marchandises de consommation courante. Bon nombre des entreprises algériennes seraient incapables de résister à la concurrence internationale provoquée par l’ouverture des frontières qui est l’objectif classique du FMI et par ailleurs une ouverture rapide porterait un coup sévère aux réseaux d’importations liés aux cercles dirigeants : c’est pourquoi le FMI semble avoir transigé sur ce point qui touche trop aux intérêts de la nomenklatura au pouvoir. Les masses algériennes continueront donc à connaître encore longtemps des prix absurdement élevés et des biens de consommation rares pour engraisser des couches purement parasitaires d’intermédiaires d’Etat ou de trafiquants du marché noir.
Bourgeois algériens et financiers internationaux sont donc tombés d’accord pour pressurer davantage encore les prolétaires. L’inflation aurait été de 31,7% en 1992, 20,5% en 1993 et 32,8% en 1994, après la dévaluation de 40% du dinar (chiffres du FMI) ; mais cette même année, les prix des produits alimentaires avaient augmenté de 46% en moyenne et de 110% pour les laitages. L’inflation qui s’était encore accélérée pendant les premiers mois de 95, serait finalement de 28% – seulement, si on peut dire ! – pour l’année, mais elle est sans aucun doute supérieure pour des produits essentiels comme le pain ou le lait : en 5 ans le prix du pain a bondi de 1 à 7 dinars et celui du litre de lait de 1,5 à 18 dinars ! Le taux de chômage est estimé à 22 % par le FMI, mais des estimations plus réalistes parlent de 30% et chez les jeunes citadins le chômage est endémique. Pourtant les mesures d’assainissement et de libéralisation économique préconisées par les autorités devraient se traduire par le licenciement de dizaines de milliers de travailleurs (le chiffre de 200.000 est cité). D’autre part, en dépit de l’inflation galopante dont nous venons de parler, le salaire de centaines de milliers de travailleurs n’est payé par leurs entreprises qu’avec des retards pouvant atteindre plusieurs mois : les autorités ont reconnu que plus de 160.000 travailleurs du bâtiment (sur un total de 700.000) ne sont plus payés depuis plusieurs mois (par exemple les travailleurs de l’ECTA sont en grève depuis le mois de décembre pour toucher leurs salaires, impayés depuis juin).
GRÈVE GÉNÉRALE DE LA FONCTION PUBLIQUE
Devant le mécontentement et les grèves des travailleurs de ces entreprises, le gouvernement crut trouver une manœuvre habile : il décida, au nom de la « solidarité nationale » une réduction de tous les salaires des employés des entreprises d’Etat dans le but de payer avec les sommes économisées les arriérés de salaire. Il pensait faire passer de cette façon la réduction de la masse salariale demandée par les milieux financiers internationaux dans le cadre des plans d’« assainissement » et d’« ajustement » du capitalisme algérien, en en faisant porter la responsabilité sur une partie de la classe ouvrière ! La mesure gouvernementale prévoyait de diminuer de 4% en moyenne le salaire de deux millions et demi de travailleurs à partir d’un plancher de 6000 dinars (environ 700 FF) par mois: une journée de retenue de salaire pour les salaires compris entre 6000 et 10.000 dinars, deux jours de retenue pour les salaires supérieurs à 10.000 dinars, etc. On peut juger ce que vaut l’affirmation gouvernementale de ne pas toucher les bas salaires (le salaire minimum légal est de 4000 dinars) en rappelant qu’il y a trois ans le seuil de pauvreté avait été fixé à un revenu de 7000 dinars…
La mesure gouvernementale a provoqué une vague d’indignation parmi
les prolétaires. L’argument de la solidarité nationale a été particulièrement mal ressenti car les journaux venaient de révéler qu’alors que les arriérés de salaire se montent à un total de 21 milliards, la fraude fiscale et l’évasion de capitaux commis par les bourgeois était évaluée à 400 milliards de dinars : voilà ce que signifie « solidarité nationale » pour les bourgeois…
Parmi les protestations, les journaux ont parlé de celles des dockers d’Alger qui avaient déjà connu une baisse de salaire 500 dinars en 95, et celle des travailleurs de l’usine d’automobile de Rouiba (zone industrielle d’Alger) qui se mettaient spontanément en grève. Selon un quotidien algérois : « il a fallu l’intervention de l’organisation syndicale pour calmer les choses et fixer un délai d’une semaine à la centrale syndicale pour décider d’une action commune » (1). Cela fait des mois que les dirigeants de I’UGTA parlaient de déclencher une grève générale (ou des grèves sectorielles comme chez les cheminots), mais ils en parlaient d’autant plus qu’ils voulaient à tout prix l’éviter après avoir signé avec le gouvernement un accord de gel des salaire. Face au mécontentement des travailleurs ils avaient déjà été contraints, après de longs atermoiements, d’appeler au mois de juin à une grève des travailleurs du pétrole, en l’orientant dans le sens de la défense de l’entreprise (la Sonatrach, filialisée, et qui sera peut-être partiellement privatisée pour satisfaire les appétits du capitalisme étranger). Ils n’avaient plus maintenant de possibilité de reculer et ils durent lancer le mot d’ordre de grève générale de la Fonction Publique (dont font partie la très grande majorité des prolétaires algériens), d’autant plus que les syndicats autonomes venaient de lancer un appel à la grève.
Pendant 48 heures le pays a été profondément affecté par ce qui a été la plus grande grève de l’histoire de l’Algérie. Le mouvement a été très largement suivi, aussi bien dans les grands centres industriels d’Alger, Arzew, Skikda, Constantine ou Annaba, dans les transports (trains, bus, avions), que dans les administrations (et même à la télévision) ou dans le secteur pétrolier et l’électricité. Le succès de la grève a été certainement facilité par le sentiment d’unanimité né de la condamnation par tous les partis et les journaux des diminutions de salaire. Mais en dépit de cette ambiguïté, la capacité des prolétaires à entrer en grève en dépit du climat de terreur provoqué par la répression sauvage des forces militaires et para-militaires gouvernementales ainsi que par les terribles attentats islamistes, est cependant de bon augure pour l’avenir. C’est la démonstration en pratique qu’il existe une autre voie que la résignation devant l’ordre établi ou l’impasse sanglante de l’intégrisme réactionnaire, la voie de la reprise de la lutte prolétarienne.
Cette voie n’est cependant pas facile et les travailleurs ne peuvent avoir aucune illusion dans l’UGTA. La direction du syndicat n’a pas changé de nature après son appel à la grève ; si elle affirme avoir décidé d’une nouvelle grève, elle s’est bien gardé d’en fixer la date. Il ne s’agit pour elle que de faire retomber la pression et laisser au gouvernement le temps de trouver une solution plus commode pour continuer ses attaques anti-prolétariennes. En outre l’arrestation de certains militants syndicaux correspond aux avertissements plusieurs fois répétés de la bonzerie contre les militants coupables d’accorder une oreille attentive aux revendications des prolétaires : « Il ne suffit pas de refuser pour refuser. Il est impératif que le refus soit soutenu par une culture économique qui arme le militant syndicaliste et lui permet d’affronter la situation de crise, de présenter l’alternative et de mobiliser les travailleurs, sur la base d’un programme et d’une ligne claire loin de l’aventurisme et du tapage ». Pour ceux qui qui sont en désaccord, il restera à « assainir nos rangs (…). Ainsi l’organisation syndicale peut lever la couverture syndicale sur quiconque, parmi nous, qui instrumente l’action syndicale dans le but de provoquer le mécontentement et la colère pour les retourner contre l’UGTA (…) » (2). Ce genre de déclarations vise à mettre au pas les quelques responsables syndicaux intermédiaires (comme à Alger ou Tizi Ouzou) qui, parce qu’ils ressentent directement la colère prolétarienne, poussent la direction à prendre une attitude plus indépendante par rapport au pouvoir et à refuser de signer le pacte social proposé par le gouvernement sans avoir quelques contreparties à présenter aux travailleurs. Ce n’est pas cette voie que peut prendre l’UGTA. Après avoir discuté avec le gouvernement, elle vient d’annoncer le retrait de sa « décision » d’organiser une nouvelle grève : en effet le gouvernement a consenti à relever à 10.000 dinars le plancher pour les retenues de salaire ; en outre ces retenues sont transformées… en « emprunts » obligatoires souscrits par les travailleurs !
Les prolétaires algériens sont sans aucun doute dans une situation difficile ; les baisses de salaire et les augmentations du chômage subies ces dernières années ne sont qu’un avant-goût de ce que leur réservent les capitalistes locaux et internationaux. La voie réactionnaire du terrorisme islamiste, qui a de nombreux partisans parmi la masse énorme des chômeurs et des déshérités désespérés, est encore un obstacle sérieux pour que la volonté de lutter contre une situation intolérable et la haine envers les privilégiés, nourries par l’acuité des contradictions sociales, se traduisent dans le développement de l’action revendicative et de la lutte prolétarienne. La sauvagerie de la répression étatique a pour fonction d’intimider les prolétaires en leur montrant ce qu’ils risquent s’ils s’avisent de s’attaquer à la classe dirigeante et à ses institutions. Mais la solution bourgeoise de conciliation des intérêts divers dans le mécanisme démocratique électoral s’est révélée être une pure illusion. Les élections ont été un succès, Zéroual a été élu et le pouvoir a aussitôt redoublé les coups contre les prolétaires. Le rideau de fumée électoral une fois dissipé, il ne reste plus que l’alternative réelle : ou reprise de la lutte prolétarienne, ou résignation permanente à la misère croissante et à l’horreur grandissante de l’exploitation capitaliste. La grève des 13 et 14 février est le premier signe que les prolétaires algériens commencent à en être conscients.
( 1) D’après « Le Matin », cité par « Lutte Ouvrière » n° 1441 (16/2/96).
(2) Déclaration de Benhamouda à la commission nationale exécutive de l’UGTA, « La Nation », 6/6/95.