Article de Victor Serge paru dans Masses, n° 4-5, novembre 1946, p. 29-32
JE ne veux considérer ici ce problème que sous les aspects les plus redoutables de la réalité immédiate. Ces notes sont d’un écrivain qui a le sentiment d’avoir combattu depuis une vingtaine d’années au milieu d’événements de plus en plus étouffants où sans cesse il voyait périr diversement des hommes (et des œuvres) dont la vocation essentielle était d’exprimer la conscience.
J’ai reçu récemment de très loin, par de multiples détours, deux messages simultanés qui se complètent par leur signification tragique. La littérature de notre temps d’après-guerre sans paix, c’est-à-dire sans réconciliation des victimes, sans élan vers une reconstruction du monde, sans renouvellement de notre confiance en l’homme, reflète surtout l’angoisse. Elle montre ainsi quelle marge étroite de liberté créatrice est laissée par la réalité sociale à l’intellectuel, même quand celui-ci, pour se donner à une illusion vivifiante et sans doute se hausser à la hauteur du cauchemar, se plaît à affirmer, comme certains auteurs français, une « liberté vertigineuse ». S’il y avait toutefois aujourd’hui des échanges assez sincères, si nous ne vivions pas isolés par d’immenses cloisonnements de prisons, on constaterait l’apparition singulière, dans la littérature russe-soviétique, d’une bienfaisante clarté. Parmi la foule des œuvres de guerre, quelquefois écrites, avec un indéniable talent mais dont toutes les données générales, fournies par les Bureaux compétents, sont connues d’avance, quelques poèmes ont surgi, qui ne portent l’estampille officielle que comme le soldat son uniforme. Il arrive que l’on aperçoive tout à coup l’homme sous l’uniforme et que cet homme ait un visage d’intensité, une silhouette personnelle. Le Régime de la Pensée dirigée a raisonnablement considéré qu’au temps des plus noires souffrances il fallait accorder quelque soulagement à l’âme humaine : et il a autorisé d’une part une renaissance religieuse convenablement surveillée, de l’autre une poésie lyrique strictement limitée au grand thème de l’amour. L’amour est certes plus dangereux pour les tyrannies qu’on ne le croirait à première vue. Elles le savent. Il ne faut pas que l’homme et la femme trouvent dans l’exaltation du couple des évasions absorbantes, susceptibles d’amoindrir leur zèle au travail, leur obéissance aux consignes suprêmes de l’État, leur dévouement au Chef… Je me souviens d’un jeune ouvrier « fatigué d’idéologie » qui écrivait au vieux Maxime Gorki :
« Je voudrais que le paysan, au lieu d’embrasser son tracteur, embrassât la paysanne, je voudrais des champs où ne pousseraient pas des clous mais des herbes, » je voudrais « me distraire ! »
Et le grand écrivain, devenu officiel, répondait sur un ton indigné :
« Se distraire, mais c’est le plus ancien mot d’ordre des parasites. Que d’autres travaillent, distrayons-nous ! » (Pravda, 20 décembre 1931.)
Le plus remarquable poète lyrique de la Russie, Serge Essénine, vécut précisément pour cette raison, sous une réprobation harcelante qui le conduisit finalement au suicide, en 1925. Quelques années plus tard, le même conflit intérieur amenait au suicide le poète de l’espoir en la dictature, Vladimir Mayakovski… Mais en temps de guerre, des périls moins psychologiques que le lyrisme menacent l’État absolu. Il devient alors sage, puisque la jeunesse entière est frustrée du droit à la vie, de lui permettre le chant de l’amour qui, s’il aide à vivre, peut aussi aider à combattre et mourir. Le fait est qu’à côté d’une prose patriotique accablante de monotonie, la littérature russe-soviétique vient de produire quelques poèmes d’amour d’une noble vigueur et d’une fraîcheur de sentiment et de pensée qui suffiraient à démontrer que l’homme russe continue de vivre profondément sous les plus lourdes contraintes. J’ai sous les yeux le neuvième cahier de la revue Znamia (L’Etendard) pour 1945, qui contient le poème de Margarita Aligner, Ta Victoire, en 6.700 vers. L’auteur n’était hier qu’une jeune inconnue. L’œuvre est simple, écrite dans la langue classique des poètes russes du XIXe siècle, et elle atteint par moments les sommets d’un lyrisme dense d’expérience vécue, de passion lucide, d’intelligence affective, propre au plus vaste rayonnement émotionnel.
… Que celui qui tombe sur la poussière rougie,
le casque transpercé d’un éclat,
que celui qui tombe pardonne à deux vivants
leur saint droit à la caresse terrestre !
Dans son ensemble, en dépit de concessions inévitables et probablement sincères à la phraséologie idéologie du moment, cette œuvre me paraît de tout premier ordre ; et je ne vois rien à lui comparer dans les quatre langues européennes dont je m’efforce de suivre la production littéraire.
Résistance du Poète
Au moment même où je recevais le cahier de littérature officielle contenant ce poème, j’apprenais avec plusieurs années de retard, car la règle est de secret, la mort (il faudrait dire l’assassinat) de l’un des poètes russes les plus significatifs des trente dernières années : Ossip Emiliévitch Mandelstam. Il dépasserait de peu la cinquantaine, s’il vivait. Il avait fondé vers 1913 avec Nicolas Stépariovitch Goumilev, l’école de l’Akméisme qui exerça une large et féconde influence. L’Akméisme se donnait pour objet d’exprimer la « vérité immédiate » sous des formes parfaitement adéquates. (N. S. Goumilev, un des quatre ou cinq poètes russes de première grandeur au début de la révolution, professa ouvertement des opinions contre-révolutionnaires et fut fusillé en 1921.) Je me souviens d’une soirée, à Léningrad, chez les Mandelstam, en 1932. Le poète réunissait quelques amis écrivains pour nous lire une œuvre en prose qu’il rapportait d’un voyage en Arménie. Je ne nommerai ici aucun des assistants, mes camarades et amis, afin de ne point compromettre les survivants. Juif, plutôt petit, avec un visage de tristesse concentrée et des yeux bruns inquiets et méditatifs, Mandelstam, hautement apprécié des lettrés, vivait pauvrement, difficilement. On ne le publiait guère, il produisait peu, n’osant lutter contre le blâme des censures et les diatribes des orateurs des Associations d’Écrivains prolétariens. Le texte ciselé qu’il nous lut me fit penser à du bon Giraudoux, mais il n’y était pas question du vaste rêve de Suzanne devant le Pacifique ; il y était secrètement question de la résistance du poète au lacet de l’étrangleur. Les visions du lac d’Érivan et des neiges de l’Ararat élevaient en murmure de brise une revendication de liberté, un éloge subversif de l’imagination, une affirmation de la pensée ingouvernable… Mandelstam, sa lecture finie, nous interrogea : « Croyez-vous que ce soit publiable ? » Il n’était pas défendu d’admirer les paysages. Mais les censeurs pénétraient-ils le langage protestataire des paysages ? J’ignore si ces pages virent le jour car je fus à peu de temps de là enfermé à la Prison Intérieure (et secrète) de Moscou (pour délit d’opinion). J’apprends que Mandelstam tenta par la suite de se suicider ; qu’il écrivit pendant la terreur un quatrain épigrammatique dans lequel on pouvait voir une allusion au Chef et commit l’imprudence de le laisser connaître à quelques personnes ; qu’il fut arrêté ; qu’à partir de 1942 ses rares amis le considérèrent comme décédé en captivité, dans des circonstances inconnues… Il est permis de publier un grand poème d’amour. Il est mortellement interdit de demander à l’État ce que sont devenus les poètes et les prosateurs disparus. L’amour même doit se taire sur le seuil des oubliettes.
Sous menace de mort
L’histoire du massacre des écrivains soviétiques en 1936-1939, n’est pas faite. Aucun récit n’en a été publié. Quel éditeur, quelle revue eût accueilli ce récit ? Tout s’étant passé dans les ténèbres, il ne pourrait du reste qu’être fragmentaire. Mais publié ou non, ce drame constitue une des données fondamentales de la culture du temps présent. Un ami, qui était un des écrivains les plus remarquables de la génération révolutionnaire, me disait à Moscou :
« Notre conscience d’écrivains soviétiques est bien différentes de celle des hommes de lettres d’Occident. Pas un de nous n’échappe à l’angoisse de l’exécution possible… Pas un de nous qui ne s’exclame amèrement dans sa solitude : Ah, si je pouvais créer librement ! »
L’angoisse de ce créateur extraordinaire a été pleinement justifiée : nul ne sait ce qu’il est devenu. Ses quinze livres puissamment valables ont été retirés des bibliothèques. Ses collègues n’osent plus prononcer son nom. Tel a été le sort de plusieurs maîtres-écrivains de premier ordre, en lesquels il faudrait reconnaître les véritables fondateurs de la littérature soviétique. Ainsi Boris Pilniak, l’auteur d’Ivan-da-Maria, de L’Année nue, de Bois-des-Iles, de la Volga se jette dans la Mer Caspienne. Ainsi Babel, l’auteur de Cavalerie rouge (Konarmia) et des Contes odéssites. Ainsi Voronski, ancien forçat révolutionnaire, qui fut l’animateur de la littérature soviétique à partir de 1918 (l’Art et la Vie, Au delà des Eaux mortes et vives, L’Œil de l’Ouragan), certainement fusillé puisqu’il fut de l’Opposition de gauche. Ainsi le vieil Ivanov-Razoumik, philosophe et historien, un des guides intellectuels de la génération de 1917… Ivanov-Razoumik venait de publier une biographie de Chtchédrine quand il disparut. J’eus de ses nouvelles en prison, par un jeune poète, mon compagnon d’une nuit de cellule, qui ne savait pas bien pourquoi il était lui-même enfermé ; je crus discerner que l’on reprochait au maître et à ses élèves de maintenir un attachement caché à la philosophie idéaliste de Mikhailovski et de Pierre Lavrov… Ainsi le metteur en scène Meyerhold dont les audaces renouvelèrent le théâtre russe entre 1902 et 1936. Ainsi l’historien du marxisme, Riazanov, décédé en déportation au début de la guerre… Je ne saurais naturellement dresser la liste des écrivains moins connus, des jeunes, des auteurs de mémoires sur la révolution, disparus par centaines. Cette liste, personne ne la connaît, si ce n’est – peut-être – les dirigeants des Services Secrets de la Police Politique. Et le peut-être que je place ici est opaque car les chefs de police qui firent les épurations ont eux-mêmes disparu. La règle est que l’homme supprimé, ses œuvres sont éliminées, son nom n’est plus prononcé, il est rayé du passé et même de l’histoire. Je viens de lire les très beaux souvenirs de Constantin Fédine sur Maxime Gorki. Ils se rapportent à une époque pendant laquelle je connus assez bien Maxime Gorki qui maintenait une courageuse indépendance morale, ne se privait pas de critiquer le pouvoir révolutionnaire et finit par recevoir de Lénine une amicale invitation à s’exiler à l’étranger… Il m’est possible de vérifier l’étonnante exactitude des notes de Constantin Fedine, la probité qu’il met à rapporter les propos coutumiers de Gorki dont je crois retrouver le geste et la voix. A chaque page cependant, je constate l’omission des idées maintes fois exprimées, des faits historiques, des noms… J’admire avec crispation l’habileté, la ténacité, l’honnêteté paralysée de l’écrivain qui réussit à tracer un portrait véridique puissamment vivant tout en se conformant sans défaut (mais non sans détresse, j’imagine) à la règle d’obéissance.
Aucun des écrivains disparus que je viens de nommer, sauf Riazanov, n’a fait l’objet d’une accusation formulée à haute voix. (Et Riazanov fut accusé dans la presse d’avoir conspiré avec l’Internationale Socialiste à préparer la guerre contre l’U.R.S.S., ce qui tenait du délire ; il fut condamné en secret, par mesure administrative. En vérité, il avait eu quelques éclats d’indignation et quelques mouvements de générosité envers des marxistes persécutés). Aucun n’a fait l’objet d’une condamnation motivée tant soit peu publique. Plusieurs, comme Pilniak, Babel, Meyerhold, Riazanov, étaient personnellement connus dans les deux hémisphères. Ils ont des œuvres traduites en anglais, français, allemand, espagnol, catalan, tchèque, yiddish, chinois… Aucun Pen-club, même de ceux qui leur avaient offert des dîners, n’a posé la moindre question à leur sujet. Aucune revue littéraire n’a commenté, que je sache, leur fin mystérieuse. Des livres sur la littérature soviétique ont été publiés à l’étranger, qui les passent sous silence ou ne les mentionnent qu’incidemment et évasivement… Une complicité universelle entoure leur supplice.
L’universelle lâcheté
Sur l’attitude des revues, c’est-à-dire des intellectuels qui font les revues, devant ces mystères et ces crimes, je me permettrai de citer un trait comme j’en pourrais puiser beaucoup dans mon expérience personnelle. Quand le vieux marxiste allemand Otto Rühle, biographe de Karl Marx, auteur de maints ouvrages d’une importance reconnue, militant de la révolution allemande de 1918, mourut à Mexico en 1943, j’offris à une importante revue sud-américaine où il avait de nombreux amis de lui consacrer un essai. Ma proposition fut d’abord accueillie avec intérêt, bien que mon nom d’hérétique suscitât une certaine inquiétude. Sitôt que j’eus exprimé l’intention de mentionner, parmi les combats soutenus par Otto Rühle, sa participation à la Commission John Dewey qui proclama, après les Procès de Moscou, l’innocence de Trotsky, il me fut catégoriquement répondu : « Non, impossible. » Du point de vue rationnel, je n’ai jamais bien compris pourquoi c’était impossible, à moins que ce ne fût parce qu’une peur injustifiable faussait la conscience des rédacteurs de la revue. Le même mal s’est aujourd’hui répandu aux deux bouts de la mappemonde. Une nouvelle revue parisienne, populaire et sympathique, Maintenant, publiait en janvier dernier une étude sur le poète Marcel Martinet, mort sous l’occupation (Les Temps Maudits, 1918, La Nuit, 1920, Une Feuille de Hêtre, 1935). L’auteur de ces pages affectueuses passe entièrement sous silence les luttes que le poète soutint pendant vingt années pour l’intégrité de la pensée révolutionnaire. Omission touchant à l’impiété : Marcel Martinet, dont le courage moral ne fléchit jamais, l’eût repoussée comme une trahison. Je pressens toutefois qu’il est pratiquement impossible de publier aujourd’hui à Paris cent lignes claires sur les problèmes que je traite ici. Et je comprends que les amis du poète, ayant à choisir entre le silence total sur sa mort et son œuvre et cet in memoriam mutilé aient quand même préféré lui dresser un monument provisoire où la vraie grandeur fait défaut…
Le civilisé qui voit se commettre un crime sous ses fenêtres, en plein jour, sans que personne et lui-même se permette d’intervenir ou même de pousser un cri audible, garde-t-il ensuite la pleine estime de lui-même, la clarté de jugement, l’esprit critique, la capacité de créer s’il est artiste ? L’écrivain informé de ce qui se passe dans le monde – et je tiens que c’est un devoir de l’écrivain que d’être informé – est souvent dans l’inconfortable situation de ce civilisé. La conscience blessée, il n’échappe à l’oppressante contamination de la pensée dirigée, dirigée au surplus par la terreur et par la perversion psychologique que s’il affronte l’inhumanité entière du problème avec une ferme décision de non-consentement. Ici se posent, il est vrai, les questions complexes de la foi, inséparable de l’ambiance sociale et de l’intérêt… Encore devrions-nous exiger de la foi religieuse ou politique qu’elle n’oblitère point la conscience. La foi de l’homme moderne devrait être compatible avec la connaissance claire, la loyauté, cette simple hygiène mentale, le sens de la dignité de soi-même et d autrui ; ou elle devient une régression à des mentalités antérieures à celles de notre culture considérée sous ses formes supérieures. Il arrive trop fréquemment, sous nos yeux que l’écrivain (en termes plus généraux, l’intellectuel) fasse preuve d’un aveuglement qui confine tantôt à l’imbécillité, tantôt à la fourberie. Nous assistons alors à la désagrégation des valeurs universelles par l’insincérité obligée du double jeu envers soi-même et autrui. Que cette insincérité puisse être refoulée jusque dans le subconscient et que l’écrivain se croie, en s’y abandonnant, parfaitement sincère ou dévoué à une suprême raison d’Etat, n’en est que plus inquiétant.
Le chant du faux-témoin
Je ne songe pas à méconnaître l’importance de l’œuvre littéraire de la Résistance française à laquelle tant de mes camarades ont donné tant de morts et tant de souffrances. Cette œuvre, évidemment, atteste une vitalité précieuse. Et c’est pourquoi j’éprouve en lisant certains de ses textes un malaise d’asphyxie. Que la poésie se lève pour flageller les bourreaux, exalter l’héroïsme des torturés, garder la fière mémoire des fusillés, c’est sans nul doute l’une de ses missions les plus humaines au temps présent. Mais que cette poésie soit souvent signée de poètes qui, par ailleurs louent le bourreau, louent le tortionnaire, insultent les fusillés, mentent sur les tombes d’une autre Résistance mue par les mêmes mobiles – la défense de l’homme contre la tyrannie – cela nous amène, par une effrayante alchimie, à la négation de toutes les valeurs affirmées. L’or pur n’est plus que vase trouble. La conscience de l’écrivain se révèle pleine de noires coulisses. La voix passionnée du chant n’est plus que celle du faux-témoin. La qualité poétique de l’œuvre d’Aragon m’a quelquefois paru émouvante et même excellente ; mais combien d’hommes dont il rechercha l’enseignement, qu’il
aima ou feignit d’aimer en U.R.S.S. et dans la IIIe Internationale ont subi la torture et la mort des fusillés sans qu’il s’en émût ? Sans qu’il se soit posé à leur endroit la question élémentaire de l’innocence ou de la culpabilité ? Sans qu’il se soit interrogé sur la sinistre gravité des répressions paradoxalement justifiées par « l’humanisme révolutionnaire ? » Aragon écrivit autrefois, en 1937, je crois, dans Commune des pages incroyables sur les accusés des procès de Moscou. Qu’ils eussent ou non conspiré, ces vieux socialistes méritaient au moins le respect humain qu’un tribunal de vainqueurs accorde à Nüremberg aux chefs du Nazisme. (Que le respect de la vérité eût sauvé ces hommes, il est devenu difficile d’en douter, maintenant que les archives du Nazisme sont entre les mains des Alliés. La vérification de certaines accusations délirantes est devenue aisée. J’ose écrire qu’elle est faite.) Le poète de la Résistance communiste fut entre autres l’ami de Bruno Jaszinski, cet écrivain communiste polonais dont L’Humanité publiait les romans ( Je brûle Paris, un titre réussi…), que je connus à Moscou si craintivement fidèle à la « ligne générale du parti » et qui serait mort dans un camp de concentration de l’Extrême-Orient… Aragon fut l’ami du Secrétaire Général de l’Association des Écrivains Prolétariens le plus officiel des dirigeants de la littérature soviétique. Léopold Averbach, fusillé où, quand, comment ? Fusillé certainement, puisqu’il était le neveu du Commissaire du Peuple à l’Intérieur et Chef de la Police Politique, Iagoda, lui-même fusillé.
L’allégeance de l’écrivain au parti d’une grande puissance accoutumée à fusiller beaucoup, est dans ce cas précis une explication suffisante. Mais dès lors comment comprendre ce vers sur les traîtres, écrits par un autre poète du même parti (Paul Eluard).
Ils nous ont vanté nos bourreaux
Ils nous ont détaillé le mal
Ils n’ont rien dit innocemment.
Oui, comment les comprendre ? Constatons la désintégration psychologique. Constatons que le poème, si parfait qu’il puisse être dans sa coulée, rend un son faux. Le lecteur croit entendre la voix d’un défenseur de la liberté, d’un ennemi des fusilleurs d’innocents, et le lecteur est trompé. Et l’on s’inquiète. Mais que se passe-t-il donc dans l’âme de ces poètes ? Le poète est tout à coup dépouillé de sa clarté. « Qu’est-ce que la vérité ? » demandait Ponce-Pilate au Condamné. Des milliers d’hommes formés par les disciplines intellectuelles de la pensée scientifique – semble-t-il – répondent en fait : « C’est le commandement du Chef de mon parti… » Mort de l’intelligence. Mort de l’éthique.
Pensée engagée ou dirigée
A de moindres degrés, nombre d’autres écrivains de la Résistance, moins nettement classés, subissant une intoxication par l’ambiance, encourent la même critique. Ils semblent n’avoir découvert l’annihilation de l’homme par les machineries totalitaires que pour l’avoir subie pendant plusieurs années. Ne la voyaient-ils pas auparavant, ailleurs ? Ignorent-ils que ce drame n’est point national, que l’Europe, que notre civilisation entière en sont poignardés ? Il est abondamment question, sous de bonnes plumes, de « pensée engagée », d’« engagement dans l’action », de « parti-pris de l’homme », de « littérature responsable » et même de consentir à périr pour les justes causes de notre temps… Mais que signifient au juste ces formules ? Ne les veut-on appliquer que dans le cercle étroit d’un patriotisme de mouvement, déjà dépassé ? Entend-on conférer à ces mots un sens ésotérique au détriment de leur sens universel ? La « pensée engagée » est-elle permise ici, et là s’efface-t-elle humblement devant la pensée dirigée ? L’« engagement dans l’action » est-il légitime contre une oppression et condamnable contre une autre ? Ce ne serait qu’un retour à la mentalité tribale de millénaires passés : « Tu ne tueras point » l’homme de ta tribu, mais il est louable de tuer l’homme de la tribu voisine… La « littérature responsable » préconisée avec raison par J. P. Sartre, limite-t-elle elle-même sa responsabilité à tels cas historiques déterminés pour y renoncer devant tels autres ? Il conviendrait de le dire. La conscience de l’écrivain ne peut sans se trahir éluder ces questions. Et ces questions intéressent aujourd’hui la conscience tout court, je veux dire celle de tous les hommes pour lesquels la vieille magie des mots et des œuvres vivantes créées avec des mots reste un moyen d’éclaircir et d’ennoblir la vie.
Victor SERGE