Article paru dans Pouvoir ouvrier, n° 85, juillet-août 1967, p. 7-13
La crise du Proche-Orient, dont on pouvait redouter les prolongements les plus graves sur le plan international, a provoqué dans la population française une extraordinaire poussée passionnelle. Deux guerres mondiales n’ont, à coup sûr, rien appris aux habitants de ce pays : le bourrage de crâne, à peine moins sot qu’en 1914, conserve la plus large efficacité ; les informations truquées et tronquées sont avalées sans discussion par un bon peuple qui se pique pourtant d’être le moins conformiste de la terre, et il n’a même pas manqué un petit contingent de « révolutionnaires » prêts à découvrir les meilleures raisons de faire l’union sacrée avant même que le premier coup de feu ne soit parti. Mais il est vrai, que face aux bénisseurs des armées de l’Etat sioniste et de ses alliés anglo-américains, les défenseurs du « socialisme arabe » et de ses fournisseurs russes, se portaient au secours de régimes qui n’ont certainement rien à voir avec la libération des travailleurs ou même le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Nasser n’est pas Hitler et Israël n’est pas une tendre colombe entourée de vautours. Mais Nasser et ses alliés arabes, y compris ceux d’Alger, quel que soit le rôle positif qu’ils ont joué naguère dans la lutte contre les impérialismes, ne sont plus maintenant que des exploiteurs aussi féroces qu’incompétents des travailleurs arabes – que les Russes ou demain les Chinois leur accordent leur soutien, ne change rien à l’affaire.
L’IMPÉRIALISME, LA QUESTION JUIVE ET LE SIONISME.
Le nationalisme juif n’est, en lui même, ni meilleur ni pire que n’importe quel nationalisme, encore que, en raison des particularités historiques de sa formation, il ait une forte coloration religieuse et mythique. Comme n’importe quel nationalisme, il exprime une communauté en travestissant le caractère de classe de sa société, et comme tel, il est d’essence bourgeoise, même s’il a profondément pénétré la classe ouvrière et les cultivateurs israéliens. Les classes laborieuses d’Israël sont de formation trop récente, tout comme l’Etat auquel elles se trouvent intégrées, pour être parvenues à la conscience de se trouver séparées des couches dominantes du pays et opposées à leur politique. A vrai dire, il y a peu de pays où la population soit aussi fortement adhérente à l’idéologie de la classe dominante, aussi dépourvue de sens critique envers les objectifs de cette classe et finalement aussi mystifiée sur l’avenir qu’on lui prépare. On peut trouver de nombreuses explications au caractère soldatique de la nation israélienne, élucider les mécanismes psychologiques au terme desquels ce peuple, sur lequel pèse le poids de plus de quinze siècles d’impuissance politique, d’humiliation et de persécution, se sent lavé par la victoire militaire. Mais ces rayons de gloire qui viennent nimber le front de Dayan et de ses soldats et dans lesquels tous les rabbins du monde voient le témoignage que le Dieu des armées n’a point abandonné son peuple, jettent enfin un jour cru sur la nature de l’Etat sioniste et de ses entreprises. Car enfin, qui ne voit maintenant que les rescapés des ghettos et des camps nazis, les émigrants des mellahs, les travailleurs des Kibboutzim ont peiné et combattu pour mettre en place un Etat bourgeois militariste et clérical ?
Dès son origine et tout au long de son histoire, le sionisme fut un pur produit de la période impérialiste du capitalisme. Il fut conçu, prit son essor et remporta ses premiers succès dans un univers mental au sein duquel les peuples colonisés étaient tout simplement rejetés dans les ténèbres de l’inexistence historique. Le destin du monde se tranchait en Europe ; Asiatiques et Africains pouvaient être l’objet de décisions prises par les puissances, il n’était pas concevable qu’ils aient la prétention de participer à ces décisions et encore moins de les prendre eux-mêmes. Bien qu’ils aient eux-mêmes voulu être les représentants d’un groupe, qui dans la plupart des pays d’Europe n’était pas assimilé aux autres catégories de citoyens et était seulement l’objet d’un statut, les sionistes participaient à la représentation impérialiste du monde. Lorsqu’ils jetèrent leur dévolu sur la Palestine et voulurent en faire la base territoriale d’une nationalité israélienne, ils raisonnèrent comme si le pays n’était peuplé que de sous-hommes dont il n’y avait pas lieu de se préoccuper. En laissant de côté le problème des droits historiques des juifs sur la Palestine – car si on entre dans de pareilles vues n’importe qui peut réclamer n’importe quoi et par exemple les Arabes l’Espagne, les Normands la Scandinavie et les Bretons la Grande-Bretagne etc… – les sionistes ont reproduit vis à vis des Palestiniens, le comportement des Anglo-saxons vis à vis des autochtones d’Amérique, d’Australie ou de Nouvelle-Zélande – bien que d’une manière beaucoup moins cruelle -. Cette comparaison d’ailleurs n’est pas pour déplaire aux sionistes comme les Anglo-Saxons, les sionistes sont devenus plus nombreux que les anciens habitants et ils comptent bien tirer argument de leur nombre comme aussi de leur supériorité culturelle, économique et technique, pour faire d’Israël un fait aussi irréversible que le sont devenus les établissements anglo-saxons d’outre-mer.
Produit de l’Europe, le sionisme l’est encore parce que ses succès relatifs ont été au plus haut point le résultat de la tragédie juive à l’époque de la crise du capitalisme. Pour Marx, la conservation des juifs en tant que groupe social et culturel spécifique ne devait pas survivre au développement du capitalisme. Comme tous les autres groupes sociaux que l’Europe héritait de son passé médiéval, les juifs subiraient le processus fondamental de polarisation sociale que détermine la généralisation du mode de production capitaliste : ils seraient en majorité rejetés vers le prolétariat, une minorité s’intégrerait à la classe capitaliste ou aux couches bourgeoises moyennes et, de toute manière, ils perdraient leur spécificité culturelle en même temps que les activités économiques pré-capitalistes qui lui servaient de base. Ce processus était indiscutablement en voie de réalisation dans les pays capitalistes avancés – y compris l’Allemagne – avant la crise de 1930 et il a repris son cours lorsque le capitalisme a recommencé, après la guerre, son expansion. Mais dans les pays de l’Est européen, où le développement du capitalisme, tardif, lent et difficile ne désagrégeait qu’avec lenteur les structures et les mentalités féodales-religieuses et où la culture sécularisée et les idéaux universalistes des sociétés bourgeoises avancées n’avaient qu’une diffusion limitée et superficielle, la question juive fut posée en de tout autres termes. Les masses paysannes restées sous la domination des propriétaires fonciers, et la petite bourgeoisie des villes durement éprouvée par la concurrence des grandes fabriques nationales et par celle des marchandises étrangères, développèrent un anti-capitalisme réactionnaire et nostalgique. Au lieu d’être lessivée, la crasse théologique s’épaissit et le malaise de la société engendra une animosité aveugle et parfois meurtrière contre les juifs qui, de leur côté, se replièrent sur leur particularité au lieu d’avoir tendance à s’assimiler comme dans les pays avancés. C’est cette situation qui fut à la base de l’implantation de l’idéologie sioniste dans les Communautés juives de l’Est européen. La crise de 1930, la défaite du mouvement ouvrier et, avec l’hitlérisme, la remontée des bas-fonds de la conscience petite bourgeoise allemande, que les convulsions du capitalisme avait perturbée jusqu’au pathologique d’un antisémitisme qui devint doctrine d’Etat, l’immense massacre perpétré dans toute l’Europe, souvent, dans les pays de l’Est notamment, avec la complicité active d’une partie de la population, fit apparaître à des centaines de milliers de juifs le sionisme comme une solution possible. L’hitlérisme transforma les données de la question juive en Europe. Contestés jusque dans leur droit de vivre, les juifs ont réagi, y compris une partie de ceux qui sont assimilés, en assumant leur singularité culturelle et parfois même en la cultivant. Le fond d’anxiété qui, 25 ans après l’effondrement de l’hitlérisme, subsiste parmi eux, et que d’ailleurs les organisations sionistes s’emploient sournoisement à entretenir, a permis à celles-ci d’acquérir un crédit qu’elles ne pouvaient pas espérer avant les années trente. Bien qu’il soit certainement incapable d’empêcher à long terme l’assimilation, le sionisme tend à y faire obstacle et à la freiner. Mais il n’est en définitive qu’un rejeton de la crise du capitalisme auquel l’antisémitisme fasciste a donné sa principale vigueur et qui finira par s’étioler.
Car il faut enfin souligner que ses prétentions à être une solution à la question juive sont parfaitement illusoires. D’abord il n’est pas vrai que de nouveaux massacres de juifs se profilent inexorablement sur les horizons futurs du capitalisme. Sauf pour les rabbins et autres curés, il n’y a pas de malédiction divine pesant sur les juifs et leur histoire douloureuse n’est pas un perpétuel recommencement. Elle est tissée à celle de l’Europe qui, précisément, n’est pas une répétition des mêmes situations mais une continuelle ouverture sur un avenir sans cesse en changement. Si donc, comme nous le pensons fermement, le capitalisme aboutit à la longue à de nouveaux déséquilibres structuraux, il ne s’agira certainement pas d’une répétition de la crise de 1930. Ni les problèmes à résoudre, ni les solutions, ni les rapports de force entre les classes et les courants idéologiques, ni le contexte émotionnel ne seront identiques. Mais, à supposer même – en faisant une hypothèse complètement absurde parce que anti-historique – que le capitalisme des années 70 ou 80, dont les bases économiques, les structures sociales et les idéologies seront complètement différentes de ce qu’elles étaient dans les années 30, rende vie aux fantômes de l’hitlérisme, comment les sionistes peuvent-ils prétendre que leur Etat serait de quelque secours pour les juifs persécutés ? Il y a quelque quinze millions de juifs dans le monde. S’ils devaient être un jour menacés, l’Etat israélien, qui contient péniblement sa population actuelle, ne serait même pas capable d’absorber le quart ou le cinquième d’entre eux. Ce n’est pas avec l’aide de l’Etat israélien que les juifs se sauveraient, mais en liant leur résistance et leur lutte à celle des forces ouvrières et révolutionnaires qui combattraient pour détruire toutes les formes d’oppression et d’aliénation que le capitalisme fait peser sur les hommes.
En réalité, ce n’est pas l’Etat israélien qui est utile aux juifs établis dans les différents pays du monde, c’est, tout à l’inverse, les juifs du monde entier, leur malheur passé et leur anxiété sur l’avenir qui sont utilisés par la bourgeoisie d’Israël et son Etat. Car la bourgeoisie israélienne ne s’est pas seulement mise en place en capitalisant la plus-value produite par les travailleurs établis en Israël. Elle a réussi à se faire payer par l’Allemagne des sommes fort importantes en réparation des meurtres des juifs. Elle a organisé des collectes de fonds auprès des juifs du monde entier, encaissant aussi bien les modestes sommes versées par l’artisan juif ou l’employé, que les dons des industriels et des banquiers. Comme les dons enfin n’auraient pas suffi, elle a utilisé le réseau des banques juives et toutes les influences possibles pour se faire consentir toutes sortes de crédits à long et à moyen terme. A cet égard encore, l’Etat sioniste est un produit du capitalisme occidental : l’indiscutable compétence des travailleurs et des cadres israéliens n’aurait pas suffi à faire surgir une économie de type avancée dans cette vieille terre de misère. C’est le Capital qui a fait le miracle israélien.
LE NATIONALISME ARABE FACE AU SIONISME.
Le malheur du sionisme, ce qui en fait dès ses origines une solution ratée, c’est que sa tentative de résoudre la question juive en créant un Etat national au Proche-Orient, s’est produite juste au moment où le monde arabe commençait à secouer sa longue léthargie historique et entrait dans la phase de la lutte contre l’impérialisme. L’Etat sioniste a été conçu dans l’optique « européocentrique » d’une domination coloniale perpétuelle juste vers le moment où toute l’humanité colonisée entrait en mouvement pour arracher à l’Europe le monopole de régir à son gré les destinées du monde. En ce sens, l’entreprise sioniste s’est développée à contre-courant parce qu’elle a pris corps dans un monde où il n’existe plus aucun peuple résigné à subir le sort des indiens d’Amérique, et pas davantage les Palestiniens que les autres. Car enfin, si misérable soit-elle, la Palestine n’était pas un terrain vague, il y avait, luttant contre les Anglais, une nation en formation que la constitution de l’Etat Israélien a proprement étouffée et disloquée. Et il y a aujourd’hui encore sensiblement autant de palestiniens en Orient que de juifs établis en Israël. Les gouvernements Israélien et Arabe peuvent se rejeter mutuellement à la face la responsabilité de l’invraisemblable misère où se trouvent les réfugiés, mais en admettant même qu’on trouve le moyen de leur donner un jour des conditions de vie acceptables, il restera que, pour les Palestiniens et pour l’ensemble des Arabes, l’entreprise sioniste est comprise et vécue comme une entreprise de colonisation.
La passion qui dresse les Arabes contre l’Etat Israélien ne peut pas être assimilée au simple produit d’une propagande gouvernementale astucieusement démagogique, et elle n’est pas non plus la simple expression d’un antisémitisme de type européen. Que les pays musulmans soient vierges de tout antisémitisme, comme le prétendent les nationalistes arabes, n’est certes qu’un mensonge assez effronté ; que l’orchestration des campagnes anti-israéliennes par divers gouvernements – et celui d’Alger en particulier – serve à canaliser les passions vers l’ennemi extérieur pour faire oublier les plaies béantes de l’incurie des couches gouvernementales, du chômage et de la misère, ne fait pas davantage de doute. Mais aucune ruse gouvernementale n’aurait pu faire naître ce flamboiement de haine contre l’Etat Israélien qui brûle dans tout l’Orient Arabe, si la constitution de l’Etat Israélien n’était apparue aux nationalistes comme la dernière en date des conquêtes coloniales, sauvegardée avec l’aide de l’impérialisme.
En fait, la passion anti-israélienne qui anime les Arabes est une des composantes de leur passion anti-impérialiste.
Plus que tout autre peuple peut-être, les Arabes, qui avaient la conscience aiguë de la grandeur de leur passé historique ont été humiliés par la domination impérialiste. Conquérants déchus et à leur tour vassalisés, ils ont réagi en se repliant sur ce que leur culture avait de plus spécifique en le valorisant à l’extrême. La conservation de l’Islam en particulier leur a paru un des éléments essentiels de la sauvegarde de leur identité nationale et ils ont refusé la culture occidentale parce qu’elle faisait partie, à leurs yeux, des moyens que l’impérialisme employait pour les dépersonnaliser, les désarmer et les intégrer à son hégémonie. Que cette volonté de maintenir leur identité en refusant les modèles occidentaux comme universellement valables ait contribué à épaissir les obstacles à la modernisation, qu’elle ait retardé l’éclosion de l’esprit scientifique et rationaliste nécessaire au démarrage économique et entretenu, dans les pays arabes, un esprit clérical et théologique étouffant, n’est pas niable. Mais, c’est un fait, aucune idéologie occidentale n’a pu mordre sur les pays arabes. Le rejet global et passionnel de tout ce qui portait la marque de l’Occident a été un moment de la prise de conscience nationale des Arabes et, comme tel, il impliquait, inextricablement mélangés, autant d’éléments positifs que réactionnaires. C’est dans ce milieu, que la domination impérialiste avait déjà chargé d’un énorme potentiel de haine contre l’Occident, que les sionistes sont venus insérer leur Etat de type occidental.
Sans doute l’Etat israélien n’est pas un Etat colonial de la même manière que l’était par exemple l’Algérie. Les Palestiniens tombés sous la domination des sionistes n’ont pas été directement assujettis à l’exploitation économique des Israéliens. Ceux-ci ne constituent pas une classe dominante vivant de l’extraction de la plus-value produite principalement par le travail des autochtones. Ce sont des juifs qui fournissent la presque totalité du surtravail et les Palestiniens employés comme ouvriers dans les usines ou comme salariés dans les kibboutzim, sont très peu nombreux. Dans l’ensemble, les Palestiniens subsistent en marge de l’économie israélienne et ne sont que très faiblement intégrés à son fonctionnement. Mais dans un certain sens c’est là la pire forme du colonialisme : celle qui laisse croupir les autochtones dans un état de stagnation qui en fait un reliquat de peuple.
L’antagonisme entre les Arabes et Israël dépasse cependant largement le problème palestinien. Mme si, dans les années à venir, le problème est résolu par la création d’un Etat Palestinien juxtaposé à celui d’Israël et si les Israéliens sont assez habiles pour ne pas en faire ouvertement une sorte de protectorat, le conflit entre Arabes et Israéliens ne sera vraisemblablement pas éteint. Car, sous-jacent à l’antagonisme des peuples et des cultures, il y a, entre Israël et les Arabes, une rivalité de classes dirigeantes et d’Etats pour l’hégémonie économique sur le Proche-Orient.
Comme bien d’autres nationalismes, celui des Arabes se nourrit d’une nostalgie des splendeurs d’autrefois et d’une transfiguration du passé historique. Mais cette réanimation et cette réappropriation du passé est aussi une volonté de modeler l’avenir à l’image de ce que furent les empires d’autrefois. L’exaltation passionnée de l’arabisme, comme le fut à la fin du XIXème siècle celle du germanisme pour les peuples allemands, est l’affirmation de l’unité idéale d’une nation tronçonnée, anticipant sur la réalisation de son unité effective. Car, de la même façon que les peuples allemands à la fin du XIXème siècle, les peuples arabes du Proche-Orient aspirent à l’unité nationale par la suppression du découpage que leur a fait subir la domination étrangère ; et cette unification suppose la destruction de toutes les monarchies réactionnaires – Arabie Séoudite, Jordanie, Koweït, etc … – qui incarnent la domination des couches les plus rétrogrades liées à l’impérialisme par le système des royalties pétrolières. L’unité du Proche-Orient arabe, l’extirpation du féodalisme, des réformes agraires sérieuses capables de créer un marché suffisant et la nationalisation du pétrole qui fournirait un important élément d’accumulation, seraient saules de nature à assurer les conditions d’un démarrage effectif de l’économie. Tel est bien du reste le programme des nationalistes arabes les plus radicalisés.
Mais cette perspective est aussi inquiétante pour l’impérialisme que pour la bourgeoisie israélienne qui, par tous les moyens en leur pouvoir tacheront d’y faire obstacle. Les raisons de l’impérialisme sont évidentes : avec l’émiettement impuissant de l’Orient disparaîtrait la possibilité qu’il a d’exploiter à son profit 60 % du pétrole mondial. Quant à la bourgeoisie israélienne, elle aurait certainement à redouter qu’un Orient unifié et en voie d’industrialisation ne continue à exaspérer les passions anti-israéliennes pour se donner le prétexte d’annexer l’appareil industriel créé par Israël, dont l’importance est loin d’être négligeable, et qui serait un appoint précieux pour un Etat Arabe en train d’attaquer les rudes tâches de l’accumulation primitive. D’un autre côté, il y a dans les tentatives que fait la bourgeoisie israélienne pour se consolider depuis 20 ans, une logique expansionniste qui commence à transparaître. Après avoir connu, sous l’effet de l’afflux des capitaux étrangers et des immigrants, une croissance d’une rapidité assez peu ordinaire, l’économie israélienne est entrée dans une phase de demi-stagnation : le marché intérieur se révèle en fin de compte trop étroit pour que les rythmes du développement puissent se maintenir et le processus de consolidation d’une bourgeoisie israélienne qui est en cours depuis deux décennies se trouve compromis. Il n’en résulte pas que l’Etat d’Israël, fort de de la puissance de ses armes, va entreprendre de submerger le Proche-Orient par la force pour se subordonner des dizaines de millions d’Arabes et leur vendre ses marchandises. Mais il y a d’autres moyens, et entre autres cette politique dont rêve Israël qui consisterait à se faire admettre par les états arabes pour coopérer à leur développement, c’est-à-dire, en termes clairs, tisser sur le Proche-Orient, sous prétexte d’assistance, les réseaux d’un néo-colonialisme qui ferait, en quelque sorte, de l’Etat Israélien l’usine du Proche-Orient.
C’est probablement une expérience de ce genre que va tenter de mettre sur pied le gouvernement israélien s’il ressuscite finalement une Palestine satellite et attire dans son orbite une Jordanie qui est au bord de l’abîme.
De toute manière, la bourgeoisie et le capitalisme israélien ne peuvent achever leur consolidation qu’en barrant la route à l’unité et à l’industrialisation des états arabes. Par la force des choses, l’état israélien se situe du même côté que l’impérialisme et de toutes les forces réactionnaires arabes qui tendent à maintenir le Proche-Orient dans le morcellement et la stagnation. Ce n’est pas par hasard si, malgré les réticences que leur impose la pression de l’opinion, les monarchies les plus réactionnaires de l’Orient se sont toujours montrées moine intransigeantes envers Israël que les pays arabes qui affirment leur nationalisme. Ce n’est pas non plus sans quelque raison qu’en 1956 les Israéliens s’alliaient, en pleine guerre d’Algérie, aux gouvernements colonialistes de Londres et de Paris dans le but avoué de renverser Nasser.
LES CLASSES DIRIGEANTES ARABES ONT FAIT FAILLITE.
Cependant, depuis qu’ils ont échappé à la domination directe des impérialismes, les pays arabes ont surtout manifesté leur éclatante impuissance à organiser un démarrage économique effectif et à faire le moindre pas réel sur la voie de l’unité. Cette constatation n’a, bien entendu, rien à voir avec les insinuations racistes : ce sont les structures économiques et sociales spécifiques du Proche-Orient qui rendent compte des lenteurs de sa modernisation et non pas une incapacité congénitale des peuples arabes à produire autre chose que des phrases lyriques et des déclarations grandiloquentes.
Le drame du nationalisme arabe c’est qu’il n’y a eu jusqu’ici, dans le Proche-Orient, aucune force sociale capable de balayer les obstacles sociaux, politiques et culturels auxquels se heurte l’entreprise de réaliser l’unité nationale et la modernisation du pays.
Derrière l’affirmation du germanisme, il y avait un puissant développement du capitalisme allemand et, à défaut d’un nationalisme révolutionnaire et démocratique, la force et l’efficacité, de l’armée prussienne qui exécuta l’essentiel des tâches historiques d’une révolution bourgeoise. Derrière l’affirmation de l’arabisme il n’y a rien de comparable.
En laissant de côté les régions arides où le nomadisme se poursuit dans des conditions qui ont à peine changé depuis des millénaires, l’agriculture reste partout extrêmement archaïque et les terres, souvent surpeuplées, sont en grande partie entre les mains de propriétaires résidant d&ns les villes et qui se bornent à arrenter leurs domaines, généralement situés dans les plaines fertiles. La petite et moyenne propriété, directement exploitée par les paysans, a presque toujours été reléguée dans les régions montagneuses ou semi-arides et d’une génération à l’autre ne cesse de s’amenuiser par suite des partages successoraux. Comme dans tous les pays sous-développés, la misère des paysans constitue un énorme obstacle à l’industrialisation dans la mesure même où elle empêche le développement d’un marché intérieur. Dans les villes, la bourgeoisie, en dépit de son ancienneté et de son savoir faire commercial et financier, n’a pas réussi à prendre la physionomie d’une bourgeoisie moderne. Elle s’enrichit par le commerce, la banque, l’exploitation agraire mais elle a toujours montré plus de goût pour les placements fonciers et immobiliers que pour les investissements industriels. Presque partout, ce sont des sociétés étrangères ou bien encore les appareils d’Etat qui ont ouvert la voie à un début d’industrialisation, et les bourgeoisies locales se sont bornées à prendre des participations aux compagnies qu’elles n’avaient pas crées. Liée au capital étranger et à l’exploitation foncière, la bourgeoisie arabe a, comme toutes les bourgeoisies du Tiers-Monde, fait rapidement apparaître son incapacité à donner une impulsion réelle au développement national.
C’est de cette impossibilité d’une modernisation s’opérant sur des bases bourgeoises qu’est né le « socialisme arabe ». Quelles que soient, de l’Egypte à la Syrie ou à l’Algérie, les variantes de l’habillage théorique qu’il se donne, le « socialisme arabe », consiste à substituer à la bourgeoisie impotente, un appareil politico-militaire qui prétend organiser le développement national en adaptant les méthodes russes ou chinoises à la réalité arabe. Mais cette adaptation n’a été jusqu’ici qu’une bouffonnerie odieuse. Les communistes chinois ont bouleversé de fond en comble les campagnes et entraîné les paysans dans une formidable transformation. Les « socialistes arabes » se sont bornés, en Egypte notamment, à créer quelques coopératives agricoles à l’aide des terres enlevées à une infime minorité de magnats et, dans pas mal de cas, les domaines confisqués ont été accaparés par les dignitaires militaires du régime. La paysannerie égyptienne a, dans son ensemble, continué à croupir dans une misère sans fond et la masse des inoccupés n’a cessé de grossir. Les communistes chinois ont, des cadres au manœuvre et au simple paysan, déployé des efforts forcenés pour essayer de mettre en place un appareil industriel dans les pires conditions internationales. Les « socialistes arabes » mendient des capitaux de tous les côtés et la moitié de la population active est sans emploi en Algérie, l’Egypte est au bord de l’effondrement économique et de la faillite financière et les plans de construction économique n’ont que très rarement dépassé le stade des projets. La « bureaucratie arabe » est par rapport aux bureaucraties soviétique ou chinoise, ce qu’a été la bourgeoisie arabe par rapport aux bourgeoisies britannique ou allemande. Routinière, incompétente, irresponsable, corrompue, pétrie de vanités grotesques et d’une suffisance qui en fait la risée du monde, elle a fait faillite dans tous les domaines.
Il appartient aux Palestiniens, contraints à nouveau de fuir devant l’avance israélienne ou de subir la domination paternaliste de Dayan, aux paysans, aux ouvriers, aux intellectuels de tout l’Orient arabe humilié de lui régler son compte. Même épurés, replâtrés et soutenus à bout de bras par les Russes, ces régimes continueront à pourrir sur place. De l’autre côté de la frontière, il appartient aux paysans et aux ouvriers israéliens de demander aussi des comptes à leur bourgeoisie, d’imposer silence aux rabbins en délire et de dire à Dayan qu’il est trop tard pour être Lyautey, même à l’échelle minuscule de la Cisjordanie. Les pays arabes ne deviendront certainement jamais les satellites d’un état bourgeois israélien relié à l’impérialisme. De leur côté, les paysans et les ouvriers israéliens n’ont pas à se soumettre à des despotes corrompus qui, avec l’aide de la propagande russe, se maquillent en socialistes et qui ne savent promettre aux juifs, toutes classes confondues, que la guerre à perpétuité. La bourgeoisie israélienne et les couches dominantes arabes luttent pour établir leur hégémonie sur le Proche-Orient et elles ne parviendront pas à régler leur conflit sanglant. C’est seulement au delà des horizons des sociétés d’exploitation israéliennes et arabes que se trouve la solution. A l’étape présente, il n’y a pas de tâche plus nécessaire que de procéder à une critique impitoyable des classes exploiteuses du Proche-Orient, de leurs mensonges et de leurs mythes, dans les deux camps.
(NOUS PUBLIERONS DANS LE PROCHAIN NUMERO UN ARTICLE SUR LES ASPECTS INTERNATIONAUX DE CETTE CRISE).