Article de Jean-Paul Monteil paru dans Le Libertaire, n° 525, 4 décembre 1936, p. 4
Lorsqu’en 1933, André Gide vint au communisme et à la défense de l’U. R. S. S., la presse du P. C. et de ses filiales donnèrent à cette adhésion un retentissement extraordinaire. L’événement en valait la peine car A. Gide est incontestablement un des meilleurs écrivains de ce pays et sa venue parmi les amis de l’U. R. S. S. était pour celle-ci une caution morale prestigieuse. D’autant plus, qu’il faut reconnaître à cet homme, en plus de son talent, un grand courage et une grande probité.
Comme tant d’autres, illustres ou inconnus, Gide est allé visiter sa « patrie d’élection », pays où « l’utopie devient réalité ».
Apres trois mois de prospection le voici de retour et il nous offre ses impressions dans un petit livre de cent vingt pages, condensées, dépourvues de toute littérature inutile. Cela s’intitule « Retour de l’U. R. S. S. » et c’est triste !
Il faut bien avouer que même nous, anarchistes, adversaires de toujours de la révolution russe, dans sa forme, aurions difficilement osé porter contre elle des accusations aussi précises et aussi terribles tant il nous semble impossible que l’abrutissement, d’une part, et la folie dominatrice, d’autre part, pussent prendre de telles proportions.
Écoutons André Gide :
« En U. R. S. S. il est admis d’avance et une fois pour toutes que, sur tout et n’importe quoi, il ne saurait y avoir plus d’une opinion. »
Et c’est cet asservissement intellectuel absolu qui navre le penseur.
« Les fronts n’ont jamais été plus courbés », insiste-t-il plus loin.
Incontestablement, l’écrivain a été terriblement blessé par toute cette bassesse, toute cette platitude. L’écœurement que lui ont inspiré tous ces simili-intellectuels qui s’inquiètent constamment de savoir s’ils sont bien dans « la ligne » et dont le souci primordial est de plaire au maître.
… « Ce que l’on demande à l’artiste, à l’écrivain, c’est d’être conforme ; et tout le reste lui sera donné par-dessus. »
Malheur à l’homme indépendant.
« En U.R.S.S., pour belle que puisse être une oeuvre, si elle n’est pas dans la ligne, elle est honnie. La beauté est considérée comme une valeur bourgeoise. Pour génial que puisse être un artiste, s’il ne travaille pas dans la ligne, l’attention se détourne, est détournée de lui ! … »
Bien que se déclarant incompétent du point de vue social et matériel, Gide ne pouvait manquer d’être frappé par certains faits.
Il a vu de très belles choses et il le dit. Mais il a vu d’autres choses bien plus importantes et qui ne sont pas belles, et il le dit aussi.
Il a vu la classe bourgeoise de demain qui monte et a su deviner la classe ouvrière malheureuse dans sa majorité.
Il signale, à côté d’un effroyable bourrage de crâne, l’extrême servilité des « domestiques ».
Décrivant, par exemple, l’hôtel de Sinop, près de Soukhoum, il le déclare
« tel qu’il supporte la comparaison des meilleurs, des plus beaux, des plus confortables hôtels balnéaires étrangers ».
Tout y est intelligemment aménagé et son jardin est admirable.
Le sovkhose créé pour l’approvisionner est tout aussi admirable mais :
« Si l’on traverse un ruisseau qui délimite le sovkhose, un alignement de taudis. On y loge à quatre, dans une pièce de deux mètres cinquante sur deux mètres, louée à raison de deux roubles par personne et par mois. Le repas au restaurant du sovkhose, coûte deux roubles, luxe que ne peuvent se permettre ceux dont le salaire n’est que de soixante-quinze roubles par mois. Ils doivent se contenter, en plus du pain, d’un poisson sec, etc. »
« La loi récente contre l’avortement a consterné tous ceux que des salaires insuffisants rendaient incapables de fonder un foyer » écrit-il encore, et il ajoute, précision dont l’importance n’échappera pas :
« Une immense majorité s’est déclarée (plus ou moins ouvertement, il est vrai), contre cette loi. »
II faudrait tout citer, et la place fait défaut. Mais, puisqu’un texte est toujours propice aux meilleurs commentaires, que l’on me permette une dernière citation. Elle est longue, mais elle jette une clarté définitive sur l’avortement de la révolution en U.R.S.S.
« Cet état d’esprit petit-bourgeois qui, je le crains, tend à se développer là-bas, est, à mes yeux, profondément et foncièrement contre-révolutionnaire.
Mais, ce qu’on appelle « contre-révolutionnaire » en U.R.S.S. aujourd’hui, ce n’est pas du tout cela. C’est même à peu près le contraire.
L’esprit que l’on considère comme « contre-révolutionnaire », aujourd’hui, c’est ce même esprit révolutionnaire, ce ferment qui d’abord fit éclater les douves à demi-pourries du vieux monde tsariste. On aimerait pouvoir penser qu’un débordant amour des hommes, ou tout au moins un impérieux besoin de justice emplit les cœurs. Mais une fois la révolution accomplie, triomphante, stabilisée, il n’est plus question de cela, et de tels sentiments, qui d’abord animaient les premiers révolutionnaires deviennent encombrants, gênants, comme ce qui a cessé de servir. Je les compare, ces sentiments, à ces états grâce auxquels on élève une arche mais qu’on enlève après que la clef de voûte est posée. Maintenant que la révolution a triomphé, maintenant qu’elle se stabilise et s’apprivoise ; qu’elle pactise, et certains diront qu’elle s’assagit ceux que ce ferment révolutionnaire anime encore et qui considèrent comme compromission toutes ces concessions successives, ceux-là gênent et sont honnis, supprimés. Alors, ne vaudrait-il pas mieux, plutôt que de jouer sur les mots, reconnaître que l’esprit révolutionnaire (et même simplement l’esprit critique) n’est plus de mise, qu’il n’en faut plus ? Ce que l’on demande à présent, c’est l’acceptation, le conformisme. Ce que l’on veut et exige, c’est une approbation de tout ce qui se fait en U.R.S.S.; ce que l’on cherche à obtenir, c’est que cette approbation ne soit pas résignée, mais sincère, mais enthousiaste même. Le plus étonnant, c’est qu’on y parvient. D’autre part, la moindre protestation, la moindre critique est passible des pires peines, et du reste aussitôt étouffée.
Et je doute qu’en aucun autre pays aujourd’hui, fût-ce dans l’Allemagne de Hitler, l’esprit soit moins libre, plus courbé, plus craintif (terrorisé), plus vassalisé ! !
Je ne commenterai pas !
Cependant, il me semble utile d’insister sur ce fait particulier que ce livre, oeuvre d’un écrivain dont on n’osera pas suspecter la bonne foi, nous arrive au bon moment.
En France, il éclairera l’opinion et facilitera notre propagande.
Mais c’est surtout pour nos amis d’Espagne qu’il sera salutaire. Il leur montrera d’une façon précise le chemin que ne doit pas prendre leur révolution et sur lequel de bons apôtres s’offrent déjà de la guider.
J.-PAUL MONTEIL.