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Albert Camus : L’embarras du choix

Article d’Albert Camus paru dans Franc-Tireur, 7 décembre 1948, p. 1 et 3

LA paix a les inconvénients de l’amour. On croit savoir ce qu’elle est et puis l’épreuve arrive, la voici menacée, et personne ne s’entend sur le sens de ce mot. Les premiers venus, dont je suis, pensent que la paix est l’absence de guerre et qu’une politique pacifiste est une politique qui ne multiplie pas les chances de guerre. Ils pensent, en outre, qu’on a d’autant moins le droit de courir ces chances que la guerre à venir menace d’être plus générale et plus destructive. Autrement dit, s’il faut être prudent quand il s’agit de risquer une guerre de canons et d’avions entre la France et l’Allemagne, il faut l’être d’autant plus quand il s’agit d’une catastrophe où les continents seront atomisés.

Mais que vous énonciez ces évidences, et de tous les côtés de l’horizon politique, au nom de la paix elle-même, on vous accuse de faire déjà la guerre sans le savoir. Les communistes interprètent tout désir de paix, exprimé de cette manière, comme une aide objective apportée aux Américains. Le « Rassemblement » (et, ma foi, « Le Populaire » aussi) vous explique, sans délai que, objectivement encore, cette prudence naïve sert l’impérialisme russe. Tous ensemble dénoncent en même temps l’aveuglement ou la stupidité qu’il y a à vouloir lutter sur deux fronts.


Bien entendu, le malheureux qui avançait cette opinion n’a jamais dit qu’il voulait lutter sur deux fronts. Il posait le problème autrement, croyait-il. Mais comme il est immédiatement attaqué des deux côtés, à son corps défendant, on a beau jeu de lui démontrer qu’objectivement, toujours, cela revient à lutter sur deux fronts et que cela est utopique. C’est ainsi qu’aujourd’hui on démontre que l’histoire a une logique, en y introduisant la logique de force. Par exemple, la logique historique veut que tout anticommuniste devienne fasciste de droite. Ce n’est naturellement pas prouvé et il y a des exemples du contraire. Mais alors on insultera tous les jours, pendant des années, l’anticommuniste, pour que, éperdu de rage et d’indignation, il aille se fourrer dans la première phalange venue, au milieu des cris de joie de l’autre clan, qui acclame ce beau triomphe de la dialectique. De même, l’amateur de paix se verra, au nom de la logique ou au nom des réalités, bousculé par les deux fronts jusqu’à ce qu’il se décide à choisir le bon. Et quand tout le monde aura ainsi fait son choix, il n’y aura plus en présence que deux groupes adversaires, bien décidés à s’imposer l’un à l’autre l’idée qu’ils se font de la paix. C’est ainsi que les affaires du monde avancent.

APRES tout, n’étant pas sûr de tout savoir et de tout comprendre, je me sens tout prêt à réfléchir aux arguments de nos contradicteurs. Mais une chose me frappe. Que leur position soit vraie ou fausse, elle est toujours agressive, elle exige le choix immédiat entre l’un ou l’autre camp. Si la position naïve, comme ils disent, était seulement utopique, il me semble qu’il n’y aurait pas d’inconvénient à la laisser s’exprimer. Mais des deux côtés on lui reproche de stériliser des énergies qui devraient être mobilisées au service de la bonne cause. D’où il devient clair qu’on se trouve en présence d’idéologies conquérantes qui se proposent de faire triompher définitivement un camp sur l’autre.

Là, encore, je puis essayer de comprendre. Mais avant de faire cet effort, je voudrais qu’on cessât au moins de nous mystifier. Car il faut dire alors et ouvertement que la seule paix concevable est, pour les uns, la paix américaine et, pour les autres, la paix soviétique. Et, l’ayant dit, il faut admettre ouvertement qu’unie telle conception a plus de chances d’accroître les chances de guerre que de les diminuer. Le langage clair serait de dire publiquement que les U.S.A. étant le seul obstacle à l’établissement du système russe dans le monde, ou l’U.R.S.S. étant la seule menace à la liberté du monde, il faudra tôt ou tard que cette menace ou cet obstacle soient abattus. On sera tout à fait libre ensuite de déclarer que ce langage-là est pacifique. L’opinion publique pourra toujours en juger.


JE ne pense pas, pour ma part, que le problème se pose de cette façon. Il me parait au contraire probable que les problèmes de la paix et de la guerre seront réglés au-dessus de nos têtes et qu’il se peut qu’un arrangement, provisoire ou définitif, entre les impérialismes en lutte vienne mettre dans une fâcheuse position ceux qui donnent tant d’éclat à leur choix d’aujourd’hui. Ils connaîtront alors la lutte sur les deux fronts, eux aussi. Mais enfin, puisque le choix est fait, il vaut mieux lui donner une forme claire et dire ce qu’on est décide à accepter. Pour ma part, et puisque je ne parle ici qu’en mon nom, il me semble que, dans l’incertitude où nous sommes, il est préférable de s’engager sur la voie la plus lente de la démocratie internationale et de donner une voix à tout ce qui peut nous en rapprocher. J’ai naturellement des passions politiques qu’il m’est arrivé d’exprimer.

Je veux, comme tout le monde, la liberté et la justice sociale et je crois que, si ces notions contradictoires peuvent se rejoindre dans un compromis plus souple, c’est en Europe que cela se fera. Mais si même l’Europe était aujourd’hui une force égale en puissance aux empires qui se menacent, je ne voudrais pas que, pour triompher, elle passât par le chemin d’une troisième guerre. La somme des destructions et des souffrances qui s’abattraient alors sur le monde rendraient tout avenir historique imprévisible.

Et je ne donnerais pas cher de la liberté ni du socialisme dans un monde exsangue, où la douleur elle-même serait sans voix.

Quelles que soient nos espérances et nos rages, malgré l’affreuse amertume et la honte qui peut nous prendre à la pensée des bagnes où d’immenses troupeaux d’hommes se survivent encore, nous ne devons pas perdre de vue que la paix nous laisse encore une chance de voir ces injustices réparées, tandis que la guerre ne nous permit d’en imaginer aucune. La condition qui nous est ainsi faite est dure, humiliante, parfois insupportable. Mais à moins de céder au vertige des apocalypses ou à l’orgueil d’une raison aveugle, il n’en est point d’autre que nous puissions choisir, si nous voulons rester fidèles, dans ce monde impitoyable, à ce qu’il y a de plus fragile dans l’homme. Et pourquoi, dira-t-on, faire quelque chose pour la faiblesse de l’homme ? C’est qu’il faut bien faire quelque chose pour sa grandeur.

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