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Maurice Nadeau : Éloge de la révolte

Article de Maurice Nadeau paru dans Gavroche, n° 76, 7 février 1946, p. 5

EN ces temps de confusion, de veulerie et de grande tolérance, où les frontières autrefois nettes s’estompent et deviennent fluctuantes dans la société comme chez les individus, où les adversaires se saluent du fleuret moucheté avant d’entreprendre un combat qui se marque surtout par un assourdissant battement de pieds sur les planches, où la résignation, l’atonie et le scepticisme ont délogé la vie et la volonté de lutte, il est urgent de restaurer la seule justification de l’homme ici-bas : la révolte. Avant de lui tracer des limites, à quoi s’emploient tous les gens « compréhensifs », il est indispensable d’en élucider le contenu et d’en marquer la nécessité.

On peut voir d’abord que c’est une valeur essentiellement propre de l’homme, que l’animal pas plus que le végétal n’ont le désir de briser les liens de leur condition, mais cherchent bien au contraire à s’adapter aux circonstances, à toutes les circonstances. C’est seulement par distraction ou ennui qu’un tigre bien nourri et suffisamment « en mains » causera quelque désagrément à son dompteur, et encore ne fait-il par là que suivre sa nature. L’homme au contraire est capable de dire non à la société, à la vie, à sa condition. Il peut, à la limite, préférer sa mort à l’acceptation, son anéantissement à lui-même.

Mais avant de parvenir a ce terme, suivons Albert Camus dans la reconnaissance des chemins de la révolte (1).

Qu’est-ce qu’un homme révolté ? C’est d’abord un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui, affirme Camus au début de son exposé. Comment cela ? On pourrait d’abord dire que refuser suppose quelqu’un qui refuse, c’est-à-dire, s’oppose en tant que refus, en définitive s’affirme. Dans cette démarche l’homme qui refuse déborde sa propre individualité, met en avant ce qui en lui ne peut être réduit sans qu’il soit douloureusement porté atteinte à ce qu’il prise davantage que sa position sociale, sa fonction, son nom et ses habitudes : sa condition même d’homme. Ce faisant, il fonde une valeur parce que son refus est en même temps prise de conscience et abandon de tout ce qui jusque là lui permettait de freiner sa vie : patience, tolérance, acceptation, adaptation.

Il se jette d’un coup, dit Camus, dans le Tout ou Rien. Il sera tout s’il s’identifie à cette valeur qu’il a soudain trouvée au dedans de lui-même et dont il veut par son refus qu’elle soit acceptée et reconnue, il ne sera rien s’il accepte une fois de plus de courber la tête devant la force qui le domine. En consentant à mourir pour cette valeur, il montre par là-même qu’il la place plus haut que sa destinée individuelle, qu’il l’estime plus générale que lui-même.

Quand en effet l’individu se dresse contre ce qui l’insulte et l’opprime, il fait plus que d’opposer sa personne à un ordre, des cadres et à des lois, il coagule à ce moment toute l’humanité dont il se proclame solidaire, il devient complice de toutes les autres victimes. C’est encore par là que la négation se fait affirmation.

Dans l’ordre de l’expérience humaine, ajoute Camus, la révolte est la première vérité et crée la première valeur.

A partir de là les choses se compliquent : tous les hommes sont-ils capables de se révolter ? N’y faut-il pas certaines conditions préalables ? Camus observe que dans de nombreuses sociétés le problème de la révolte ne se pose pas : sociétés fortement hiérarchisées et fondées sur des croyances, telles que leur ordonnance ne semble plus le fait de l’homme mais de forces surnaturelles : castes hindoues, sociétés primitives. L’homme n’interroge plus, parce que la réponse lui est toujours donnée d’avance. On pourrait en dire de même de celui qui dans nos sociétés s’abandonne aux religions révélées ou non. Ce n’est que hors des catégories du sacré que l’individu peut « repenser le monde et recréer l’homme ».

Nous ne suivons plus tout à fait Camus quand il tend à faire de la révolution une entité métaphysique et conteste qu’il y en ait jamais eu dans l’histoire : S’il y avait une fois révolution, il n’y aurait plus d’histoire, pensant qu’elle dépasse la protestation même collective, engage système et raisons, et vise à se boucler sur elle-même en vue d’un repos définitif qui stabiliserait tout au ciel et sur la terre.

C’est qu’il faut distinguer entre révolutions politiques et sociales et la révolution, telle que l’entend Camus pour qu’elle s’apparente au mouvement des astres et vise finalement l’immobile. C’est en cela qu’elle serait définitive, voulant être l’affirmation désormais achevée de l’homme par lui-même. Peut-être ne faut-il la considérer que comme un but idéal et nous contenter pour l’instant des révolutions qui transformeraient la condition sociale de l’humanité. Etant entendu que cette première transformation est le point de départ d’une révolution qui changerait la condition humaine tout entière. C’est pourquoi il n’existe pas tellement de différences entre cette conception de la révolution une fois pour toutes, et celle de la révolution permanente. Elles se rejoignent dans un infini idéal, le même terme désignant pour l’un le départ, pour l’autre l’arrivée.

Camus redescend sur la terre quand, partant de ce qui existe : les révolutions actuelles, il voit en elles un aliment nouveau pour la révolte. Si dans le progrès de celle-ci on peut déjà déceler un antagonisme entre les forces de justice et celles de liberté, toute révolution triomphante exprimant une certaine stabilité, les remet vigoureusement aux prises et suscite à nouveau la révolte : C’est le moment où la révolte humaine entame une nouvelle boucle.

Ces vues philosophiques sont confirmées d’une façon éclatante par le nouveau livre de Koestler : Le Zéro et l’Infini (2). On en connaît le sujet : Roubachof, « oppositionnel » rallié à la politique officielle de la révolution, par sa seule existence constitue une révolte que le pouvoir doit briser afin de poursuivre son chemin. Il y a beau temps qu’il a cessé de s’opposer, mais même muet et effacé il constitue le germe d’une révolte qui pourrait renaître : il doit disparaître. Sa disparition seule ne serait encore qu’une mesure de prévoyance, le pouvoir lui demande davantage : qu’avant de mourir il célèbre les mérites de la politique qui le condamne. Ainsi seront noyés non seulement la révolte latente, mais ses brandons mêmes, tant il est vrai qu’un seul support peut lui être donné : l’homme. En ruinant son honneur et sa dignité on porte atteinte à cette part irréductible que Camus décelait en l’individu, on le fait plus sûrement disparaître qu’en se bornant à le supprimer.

Encore conviendrait-il de ne pas considérer ces problèmes à l’aide de nos mentalités de libéraux occidentaux. Il existe une logique des sociétés qui, s’étant donné pour but de faire accéder l’homme à une plus haute humanité, doivent se subordonner momentanément les individus. Roubachof le comprend et c’est pourquoi il capitule, mais son sacrifice serait une duperie si cette société pour laquelle il accepte de se déshonorer, en même temps qu’elle ravit la liberté, se montre incapable de construire la justice. Koestler prend les hommes et la société dans un système clos, faisant de l’une le type de la société construisant le socialisme, de l’autre le type du révolutionnaire, et les fait se heurter à l’intérieur du système. Il se pourrait que la vérité passât à côté de l’une et de l’autre : d’une part que la société dont il s’agit s’éloignât de ses buts premiers, de l’autre, que le véritable révolutionnaire, au lieu de s’intégrer au système, préférât s’en évader. En termes plus clairs, celui qui fait accomplir des pas décisifs à l’avènement de la révolution n’est pas le « capitulard », mais « l’opposant », un opposant qui a su retrouver en lui cette « part irréductible », et qui, par son existence et son action, représente les intérêts de toute l’humanité.

Concluons toutefois que si toute révolte est bonne à l’intérieur d’un système antirévolutionnaire, elle devient manifestation désuète et nuisible à l’intérieur de l’autre, tant qu’elle n’est pas portée par une compréhension plus grande de la marche de tous vers plus d’humanité. Par ce détour nous voyons revenir l’histoire, dont il est vain de dire qu’il faut s’en passer, mais dont il est plus profitable de percevoir le cours. C’est au reste le seul moyen de s’en servir si nous ne voulons pas qu’elle nous asservisse.


(1) Albert Camus : Remarque sur la révolte, dans l’Existence, essais rassemblés par Jean Grenier (Gallimard).

2) Arthur Koestler : Le Zéro et l’Infini (Calmann-Lévy).

2 réponses sur « Maurice Nadeau : Éloge de la révolte »

Maurice Nadeau, tombé dans l’oubli il est bon de s’en souvenir. Merci pour votre travail d’éclaireur.

Merci à vous pour ce commentaire. Je suis certain que Maurice Nadeau n’a pas été oublié par les femmes et les hommes de culture mais son oeuvre, immense, mériterait d’être davantage connue des générations montantes.

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